Covid-19 : Cuba défend l’internationalisme médical

article d’Ed Augustin publié par Médiapart le 7 août 2020

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Selon Médiapart, l’administration Trump décrit les équipes d’intervention médicale de Cuba comme des « esclaves ». Un journaliste de son partenaire The Nation, au sein du site L’Internationale Progressiste, a demandé aux médecins cubains leur avis.

La Havane (Cuba) de Ed Augustin [1] .

Alors que le nouveau coronavirus s’est répandu dans le monde entier, détruisant des systèmes de santé, les pays fortement touchés ont lancé des appels aux médecins.

Une petite île opprimée a répondu à l’appel.

Cuba a envoyé plus de 2 000 médecins et infirmier·ère·s dans 23 pays depuis le début de la crise.
Les équipes d’intervention médicale d’urgence de l’île se sont rendues en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient et, pour la première fois, en Europe. En mars, le premier groupe de 51 médecins et infirmier·ère·s cubains est arrivé en Lombardie, en Italie, l’épicentre de la pandémie à ce moment-là, accueillis par des foules enthousiastes [la France en a accueilli en Martinique – ndlr Médiapart].
Ils rejoignent les 28 000 professionnels de la santé cubains qui travaillaient dans 59 pays avant la pandémie de Covid-19.
Aucun autre pays n’a envoyé un aussi grand nombre de médecins à l’étranger pendant la pandémie. Le mois dernier, l’intellectuel radical Noam Chomsky [2] a décrit l’île comme le seul pays à avoir fait preuve d’un « véritable internationalisme » pendant la crise, et l’organisation anti-guerre dirigée par des femmes, Code Pink, mène actuellement des appels pour que les équipes d’intervention médicale d’urgence de l’île reçoivent le prix Nobel de la paix [3]

Délégation en partance pour l’Andorre : Photo Ministère des relations extérieures Cuba. Illustration Cuba Coop

Mais ces brigades médicales n’ont guère retenu l’attention des médias aux États-Unis. Lorsqu’elles font l’objet de commentaires, la couverture médiatique est généralement négative.

En fait, ces trois dernières années, l’administration Trump a qualifié les médecins participant à ces missions d’« esclaves » et a accusé le gouvernement cubain de « trafic d’êtres humains ». En même temps, les responsables du gouvernement Trump ont laissé entendre que des dizaines de milliers de ceux qui sont « en mission » ne sont pas du tout des médecins mais des sbires du régime déployés pour « semer le désaccord politique » et propager le virus du communisme. Vu de cette perspective, les médecins cubains sont à la fois des victimes et des oppresseurs.
Les articles des grands médias présentent un tableau similaire. La collaboration médicale cubaine est décrite comme machiavélique, réduite à une ruse de relations publiques pour détourner l’attention des violations internes des droits de la personne, un moyen de projeter une puissance douce ou une manière de se mêler des affaires des autres pays.
Et s’il est parfois admis que le personnel médical lui-même améliore les résultats du secteur de la santé dans les pays pauvres, le gouvernement cubain est accusé d’exploiter ces médecins en « empochant » la plupart de leurs revenus [4]

Ces représentations n’incluent jamais les voix des médecins cubains qui travaillent au sein de ces missions. Au cours des deux derniers mois, j’ai parlé à des dizaines d’entre eux avant leur départ. Leurs paroles contrastent fortement avec cette image.

« Comment puis-je être un esclave si je reçois une éducation gratuite de mon pays ? », a demandé le Dr Leonardo Fernández, qui a occupé des postes au Nicaragua, au Pakistan, au Timor oriental, au Liberia et au Mozambique. « Comment puis-je être un esclave si ma famille reçoit mon salaire complet pendant que je suis à l’étranger ? Comment puis-je être un esclave alors que j’ai des droits constitutionnels ? »
Le Dr Gracilliano Díaz, un vétéran de la campagne contre Ebola en Sierra Leone en 2014, a rejeté l’idée qu’il est une victime de la traite avec une nonchalance caractéristique de la Caraïbe. « Nous le faisons volontairement, a-t-il déclaré d’une voix enthousiaste. Peu importe que d’autres pays nous considèrent comme des esclaves. Ce qui compte pour nous, c’est que nous contribuons au monde. »
À côté d’un monument commémoratif dédié aux professionnels de santé cubains morts à l’étranger, j’ai demandé à l’infirmier Carlos Armanda pourquoi il risquait sa vie pour soigner des personnes en Italie. En me fixant dans les yeux, il m’a dit : « Si vous vivez ici, vous savez pourquoi. »
Je le sais.
Journaliste depuis 7 ans à La Havane, j’ai fait la connaissance de beaucoup de médecins. Il est difficile de les éviter. Cuba a de loin le ratio médecins/patients le plus élevé au monde. J’ai eu des examens médicaux chez des médecins de famille dans des cliniques locales et des scanographes par des neurochirurgiens.
J’ai bavardé avec des médecins en faisant la queue pour acheter du poulet, j’ai cuisiné pour eux, j’ai joué aux dominos et je me suis soûlé avec eux. L’année dernière, j’ai participé à la réalisation d’un documentaire sur un ami qui, fatigué de racler les fonds de tiroir avec son salaire de 55 dollars par mois, a quitté la médecine pour devenir chauffeur de taxi.
En partageant leurs histoires avec moi, les médecins m’ont fait comprendre pourquoi ils partent en mission. Alex Carreras a passé des années à travailler dans un centre de prise en charge des malades du sida au Botswana. Le traitement de maladies éradiquées à Cuba, dont il n’avait auparavant entendu parler que dans les manuels, était, selon lui, une motivation majeure pour y aller : « Les médecins veulent faire leurs preuves dans des environnements différents. »
En 2008, alors qu’elle se trouvait dans une région rurale du Venezuela, la généticienne Greicy Rodríguez a travaillé avec des populations qui n’avaient jamais vu de médecin auparavant. Une fois, elle a réanimé un bébé qui a failli mourir de déshydratation. « Sa famille a fini par lui donner mon prénom, dit-elle. C’était une belle expérience. »
Pendant son séjour dans le nord du Brésil, Javier López, spécialiste en médecine traditionnelle chinoise, a travaillé en étroite collaboration avec les communautés autochtones, les aidant à réhabiliter des remèdes à base de plantes qui avaient été supprimés. « J’ai toujours eu envie d’aider », a-t-il déclaré.
Certains y vont pour l’argent. Yanet Rosales, une médecin de famille de 36 ans, gagnait 900 dollars par mois dans la petite ville de Poços de Caldas au Brésil, beaucoup moins que ses collègues brésiliens, mais plus de dix fois son salaire chez elle. « Vous gagnez beaucoup plus que ce que vous obtenez à Cuba, m’a-t-elle dit après son retour de mission. J’ai toujours voulu voyager et rencontrer des gens dans d’autres pays. C’était mon opportunité. »
Yanet était payée environ 25 % des revenus que le gouvernement cubain recevait pour ses services. Elle pensait qu’une répartition 50/50 aurait été plus juste, mais a nié être une « esclave moderne », car les revenus des missions servent à payer les soins gratuits à Cuba. « Quand certains patients nous ont dit qu’on nous volait, nous leur avons dit que ce n’était pas le cas, a-t-elle déclaré. Ici à Cuba, personne ne doit payer pour une prothèse de la hanche ou une IRM, mais ces choses-là sont chères. »
Plus de 1 000 médecins et infirmier·ère·s cubains travaillant dans le cadre du programme Mais Médicos (Plus de médecins) au Brésil de 2013 à 2018 ont décidé de « déserter » Cuba ; certains pour des raisons économiques, d’autres parce qu’ils sont tombés amoureux. Yanet a décidé d’y retourner et d’utiliser ses économies pour acheter un appartement de quatre chambres à La Havane. Après l’avoir interviewée pour la première fois, elle m’a fait visiter sa maison, me montrant le moulin à café électrique et la télévision plasma géante qu’elle avait ramenés du Brésil.

Plus d’argent que le rhum, le sucre et les cigares conjugués

Au cours de la dernière décennie, la location de professionnels de santé est devenue l’activité d’exportation la plus lucrative de Cuba. Elle a généré 6,4 milliards de dollars en 2018, rapportant plus d’argent que le rhum, le sucre et les cigares conjugués.

Ces revenus servent à payer les services de santé et l’éducation gratuits jusqu’au niveau universitaire, et à soutenir l’art, la musique et la culture, et rien ne prouve que l’argent est détourné par une élite corrompue.
La corruption aux échelons supérieurs du gouvernement cubain est faible par rapport à d’autres pays de la région : l’ONG Transparency International classe Cuba parmi les pays les moins corrompus d’Amérique latine. Et comme les livraisons de pétrole du Venezuela, le principal allié de l’île, diminuent, cet argent est de plus en plus indispensable, rien que pour payer l’électricité.
Une partie des recettes sert à subventionner des missions dans des pays qui n’ont pas les moyens de les payer. Alors que Cuba facture des « services professionnels » à des États riches en pétrole comme l’Angola, l’île fournit gratuitement ou à prix coûtant des milliers de médecins et d’infirmiers à des pays d’Amérique latine et d’Afrique subsaharienne à faibles revenus.
Et bien que l’on ignore si Cuba fait payer les missions liées au coronavirus, dans le passé, le pays n’a jamais exigé le paiement des interventions médicales d’urgence en cas de tremblement de terre, d’ouragan ou d’épidémie.

L’argent soutient également l’école de médecine d’Amérique latine qui a formé 29 000 médecins dans plus de 100 pays au cours des vingt dernières années.

L’enseignement médical est gratuit pour les personnes issues de communautés ayant un accès limité aux services de santé, à condition qu’une fois diplômées, elles retournent servir leur communauté. Certains de ces médecins s’occupent actuellement du Covid-19 aux États-Unis.

En outre, les médecins qui partent en mission reviennent riches, par rapport à la plupart des Cubains. Ils vivent dans de plus belles maisons, possèdent des équipements clinquants et mangent davantage de viande.
Les « internacionalistas » d’aujourd’hui constituent la classe moyenne de Cuba. En sept ans de conversations avec des médecins à Cuba, je n’ai jamais rencontré un médecin ou un·e infirmier·ère qui m’ait dit qu’ils étaient obligés de travailler à l’étranger. Les listes d’attente sont très longues et certains médecins paient même pour ne pas faire la queue.
John Kirk, enseignant chercheur de l’université Dalhousie en Nouvelle-Écosse, qui a passé plus de dix ans à étudier l’internationalisme médical cubain, affirme que Cuba envoie du personnel médical à l’étranger pour de nombreuses raisons. « Il génère des fonds pour maintenir l’excellent système de santé cubain, qui se situe au même niveau que ceux du Nord global à bien des égards. Mais il y a aussi une puissante dimension d’altruisme, de la nécessité de collaborer et de partager l’impressionnant capital humain de Cuba, ce qui est clairement énoncé dans le préambule de la constitution nationale. »
« Dans le Nord global, nous ne sommes pas habitués à observer ce niveau d’altruisme, a-t-il ajouté. Mais il est dans l’ADN cubain. »

L’administration Trump a intensifié la guerre économique que le gouvernement américain mène depuis des décennies contre Cuba, en ciblant l’approvisionnement énergétique et l’industrie du tourisme de l’île.

Mais plus récemment, à la fois en paroles et en actes, elle a militarisé les services de santé, faisant pression sur les alliés pour qu’ils annulent leurs accords avec Cuba.
En Équateur, l’année dernière, le président Lenin Moreno a expulsé 382 médecins cubains, mettant ainsi fin à près de trois décennies de coopération médicale. L’annonce est intervenue peu après que l’Équateur s’était vu accorder un prêt de 4,2 milliards de dollars par le Fonds monétaire international (FMI). Les États-Unis sont le principal actionnaire du FMI et contrôlent en grande partie sa bureaucratie.
Mauricio Claver-Carone, l’homme de main de l’administration Trump pour Cuba, était directeur exécutif par intérim du FMI, représentant les intérêts américains sur place, lorsque les négociations pour le prêt ont commencé.
Après un coup d’État civil-militaire orchestré par les États-Unis il y a six mois, l’un des premiers actes du nouveau régime en Bolivie a été de chasser 725 professionnels de santé cubains. Un véhicule portant des plaques diplomatiques américaines a été photographié devant l’un des lieux où les médecins cubains ont été interrogés avant leur expulsion.
Le gouvernement brésilien n’a pas eu besoin d’être convaincu. Tout au long de la campagne présidentielle de 2018, le démagogue de droite Jair Bolsonaro a menacé d’annuler la collaboration médicale avec Cuba, décrivant les médecins cubains comme « esclaves » et « terroristes ». Après son investiture à la présidence, Cuba a retiré ses 8 517 médecins.
Avec l’arrêt du tourisme engendré par le Covid-19, Cuba dépend plus que jamais de son programme médical international pour subsister. Les partisans de la ligne dure cubano-américaine qui dirigent la politique de Trump en Amérique latine ont senti le vent tourner et multiplié leurs attaques.
Étouffer les revenus des programmes médicaux pourrait paralyser l’économie cubaine, ouvrant ainsi la voie à un changement de régime. Alors que la crise du coronavirus a poussé davantage de pays à demander l’assistance médicale cubaine, les sénateurs de Floride Marco Rubio et du New Jersey Bob Menendez ont commencé ce mois-ci à faire pression pour que les ambassades américaines dans le monde « informent » les gouvernements qui accueillent des médecins cubains sur les « pratiques de travail forcé du régime cubain ».

Bien que les sanctions américaines aient empêché un envoi de masques, de gants et de ventilateurs d’atteindre l’île en avril, elles n’ont pas sensiblement sapé la réponse intérieure de Cuba au Covid-19.

Grâce à un traçage rigoureux des contacts et à l’isolement forcé des cas suspects, Cuba a réussi à contenir le virus, enregistrant moins de 2 000 cas, soit au-delà de 50 fois moins par habitant qu’aux États-Unis.
Ceux qui paient le plus lourd tribut lorsque l’administration Trump l’emporte sont les habitants des petites villes, des villages autochtones et des bidonvilles urbains. Le retrait des médecins cubains du Brésil, par exemple, a fortement réduit l’accès aux soins pour 28 millions de personnes. En conséquence, selon l’Organisation panaméricaine de la santé (qui est liée à l’Organisation mondiale de la santé), 37 000 jeunes enfants brésiliens pourraient mourir au cours de la prochaine décennie.
Pour Kirk, les régimes de droite comme l’administration Trump, le Brésil de Bolsonaro et le gouvernement bolivien de l’après-coup d’État ont une arrière-pensée. « Les médecins cubains représentaient la menace d’un parfait exemple de ce que la santé publique peut être – et c’est pourquoi il fallait les arrêter. »
« Alors que les Cubains se retirent, les personnes qui vont en pâtir sont celles qui ont eu des soins de santé pour la première fois et qui n’en auront plus. C’est criminel de faire de la politique avec la vie des gens. »

[2Note de Cuba Coop : voir l’article publié sur ce site : Chomsky : « Cuba est le seul pays à avoir fait preuve d’un véritable internationalisme » à l’adresse http://cubacoop.org/spip.php?page=article&id_article=4704

[3Note de Cuba Coop : L’association Cuba Coop s’est associée à cette démarche voir également les articles :

[4Note Cuba Coop : Vous pourrez noter à la lecture des commentaires publiés sur le site de Médiapart suite à l’article d’Ed Augustin que Cuba suscite toujours des avis très tranchés. Manifestement certains lecteurs ignorent les commentaires publiés par l’OMS ou l’ONU sur la qualité du système de santé cubain.

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