« Etoile, bananes et fausse monnaie »

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Un article de Maurice Lemoine (Le Monde diplomatique, février 2012)

Pour recueillir des fonds, Reporters sans frontières (RSF) a publié Cent photos de René Burri pour la liberté de la presse (1). Excellente idée. Burri fait partie des « grands » de la photographie.

« Là où ça devient plus insolite, s’amuse Daniel Cohn-Bendit dans son avant-propos, c’est quand la photo de couverture est celle d’une icône — Ernesto Che Guevara — dont la révolution a plutôt mal tourné ! »

« Etoile, bananes et fausse monnaie »

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(posté par Michel Porcheron)

Le qualificatif « insolite » paraît bien faible lorsqu’on connaît l’acharnement de RSF contre Cuba. Au nom de la défense des journalistes ? La réponse a été donnée lorsque ont été mis au jour les financements de l’organisation par des officines dépendant du Congrès américain et par le Center for a Free Cuba, une organisation d’extrême droite cubano-américaine de Miami dont le but affiché est de renverser « les frères Castro » (2).

L’organisation RSF est allée jusqu’à réclamer de la part de l’Union européenne « l’utilisation de sanctions poli¬tiques », ce qu’elle n’a jamais fait pour aucun autre pays, même lorsqu’on y assassine les journalistes, et parfois massi¬vement. Qu’en aurait pensé le Che ? La question a sans doute été rapidement évacuée, si tant est qu’elle ait été posée. Le rebelle au béret à l’étoile fait vendre. L’argent n’a pas d’odeur. La récupération non plus.
Il ne s’agit pas là d’une exception. Les éditions Robert Laffont ont fait aussi bien, sinon mieux. Nom de l’auteur sur la couverture (en caractères très gras) : Ernesto Che Guevara. Titre : Combats d’un révolutionnaire. Journaux de voyage et autres textes (3).

Une somme en 1 159 pages, les écrits du légendaire Argentin, de ses premières randonnées à motocyclette, en 1951, à son ultime voyage en Bolivie, le tout se terminant par le « Message à la Tricontinentale » de 1967 et agrémenté d’une très longue préface de... Jacobo Machover, « exilé » cubain (il a quitté l’île à l’âge de 9 ans), qui a pour fonds de commerce l’anticastrisme militant : le héros de la révolution cubaine y devient un despote convaincu, dangereux fanatique assoiffé de sang.

Professer une telle opinion dans un ouvrage publié sous sa propre signature est un droit. Utiliser la notoriété d’un mort relève banalement du racolage éditorial. S’en servir pour ensuite souiller sa mémoire dépasse la simple médiocrité marchande.
Sélectionné pour le prix Goncourt (qu’il n’a pas décroché), Charles Dantzig, lui, nous emmène Dans un avion pour Caracas (4). En dehors de la cabine de l’appareil, le décor est chic : Venise, la piscine du Sporting à Beyrouth, la terrasse de l’élégant café Le Nemours — ah ! Le Nemours, jouxtant la Comédie-Française... Le héros, Xabi, n’est pas n’importe qui : philologue exceptionnel, c’est un intel¬lectuel qui sait faire de la littérature. On le soupçonne d’ailleurs d’être le double de l’auteur-narrateur —

« Un de ses grands charmes est sa voix de baryton voilée. Il a fini par avoir l’habitude des maîtresses qui lui disent qu’elles se sont masturbées en l’écoutant à la radio. » Xabi est amoureux de Lucie, lesbienne, « partie avec une célèbre présentatrice de journal télévisé ». Or, après avoir rencontré un « ami vénézuélien », à la terrasse du Nemours naturel¬lement, Xabi part pour le Venezuela afin d’écrire un portrait de son président — « pour le désosser ».

Dans ce pays, pour qui l’ignorerait, « on affrète des autocars pour amener en ville des aborigènes payés pour voter Chavez », « on est dénoncé au parti par de plus malheureux que soi ». Mieux encore : à la fin de janvier 2008, le susdit Chavez « a proposé une force interaméricaine pour envahir les Etats-Unis ». Ce qui a le charme des prophéties d’Alexandre Adler, multi-éditorialiste toujours inspiré.
Mais Xabi disparaît. Le narrateur part donc à la recherche de son ami qui affronte à main nue « un gros régime avec ses bananes charnues de généraux factieux devenus l’ Etat ». Dans son avion, il réfléchit et trouve l’explication : « Un flic, un milicien, un zélé a voulu l’intimider et est allé trop loin. » On n’en saura pas plus, le roman s’arrête là. On s’interroge, non pas sur le fin mot de l’histoire, mais sur l’étonnante impression de vulgarité qui s’en dégage. Et pourtant, Dantzig n’emploie pas de gros mots. La vulgarité résiderait-elle dans la pensée ?
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(1)-Cent photos de René Burri pour la liberté de la presse, Reporters sans frontières, Paris, 2011, 144 pages, 9,90 euros.

(2)- Maxime Vivas, La Face cachée de Reporters sans frontières. De la CIA aux faucons du Pentagone, Aden, Bruxelles, 2008, 266 pages, 22,50 euros.

(3)- Ernesto Che Guevara, Combats d’un révolutionnaire. Journaux de voyage et autres textes, Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 2010, 1 159 pages, 30 euros.

(4)- Charles Dantzig, Dans un avion pour Caracas, Grasset, Paris, 2011, 304 pages, 19 euros.