Cuba : Viñales, la vallée des bonnes feuilles

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Le jour se lève sur un paysage onirique. Les mogotes, trésor de l’humanité, émergent lentement des brumes, touchés par les premiers rayons du soleil. Nul se sait au juste d’où vient le mot désignant les étranges montagnes de cette vallée préhistorique. Ne subsistent d’un haut plateau calcaire miné par des cavernes géantes que les monticules les plus résistants à l’érosion, en forme de pains de sucre, uniques dans cette partie du monde. Ce pourrait être le Vietnam, le Laos. Une épure à l’encre de Chine.

Ici pousse l’un des meilleurs tabacs du monde, celui dont on fait les puros, les havanes. Un tabac cultivé par des guajiros poussant la charrue derrière une paire de boeufs attelés. Il est tôt encore, mais toute la vallée résonne de leurs cris d’encouragement aux bêtes. Nous sommes en période de repiquage des plants.

Un des meilleurs tabacs au monde

Ulysse | 14.04.2011 à 18h42 • Mis à jour le 15.04.2011 à 08h13
Par Patrick Bard et Marie-Berthe Ferrer

Images séculaires de l’ordre éternel des champs. L’apparence est pourtant trompeuse, car c’est bien de modernité qu’il s’agit ici. "La traction animale est un choix", explique Marcelo Montesino en essuyant la sueur sous son chapeau à larges bords. Représentant de la troisième génération de planteurs, ce quadragénaire qui préside aux destinées de la finca familiale connaît sa terre : "Il faut à la plante un sol souple, drainant. Le poids du tracteur tasse trop, le fragilise".

Et d’évoquer les qualités d’un terroir dont le tabac exprime toutes les subtilités, la maturation des feuilles qui fermentent en barriques jusqu’à cinq années de suite pour les meilleurs cigares. Son choix du bio, de la récolte manuelle. Un discours exigeant, bien proche d’une certaine philosophie du vin. Et pour cause : ici, à la Finca Montesino, les feuilles servent à l’élaboration du prestigieux Cohiba, cigare qui doit son nom à son lointain ancêtre. La cohiba désignait en effet les feuilles de tabac roulées que les Indiens taïnos utilisaient lors de cérémonies et qu’ils fumaient à la fois par le nez et par la bouche. Car à l’instar de la coca andine, le tabac était – et demeure dans nombre de communautés autochtones – une plante sacrée des Amériques.

Marcelo élabore aussi ses propres puros, qu’il commercialise à la ferme. Il a développé une recette personnelle pour dompter l’amertume du tabac : une macération qui marie le sucre de la canne à la feuille de la cape. Le résultat est si convaincant qu’il espère même lancer prochainement sa propre marque.

A Pinar del Río, à la fabrique de cigares Francisco Donatíen, un homme est occupé à la lecture à voix haute. Il parcourt les pages du quotidien national Granma, égrène les nouvelles du jour. Sans ralentir le rythme, les ouvriers et les ouvrières dressent l’oreille. Ici, pas de travail à la chaîne, chacun élabore son cigare de A à Z.

Il en est de même à la fabrique Partagás de La Havane, qui emploie 600 salariés. Le matin, Jesus Pereira Cavabellero lit également le journal. L’après-midi est consacré à un roman, qu’il choisit en fonction du suspens. À raison de dix pages par jour, il lui faut deux mois pour en venir à bout. "C’est comme une telenovela [un feuilleton télé]. Les gens sont impatients de connaître la suite, affirme-t-il. J’ai adoré leur lire Le Comte de Monte-Cristo, d’Alexandre Dumas". Justement. La lecture faite aux ouvriers remonte à la seconde moitié du XIXe siècle. Certains noms de marque sont ainsi nés du succès des romans populaires plébiscités par la maind’oeuvre d’alors : Montecristo, Romeo y Julieta...

Retour à Viñales. Francisco fait tourner ses boeufs au bout du sillon. Son visage tanné de fouine étique se fend d’un large sourire à l’évocation du paysage environnant, dont jamais les tâches ingrates du quotidien, assure-t-il, ne lui font oublier l’insolite beauté. Car lui et ses ancêtres ont peuplé ce monde-là de créatures étranges, évoquées à la veillée, ou durant le long processus qui mène de la plante au cigare, quand chaque feuille est prise en main des dizaines de fois sous le secadero, le séchoir couvert de palmes séchées.

L’occasion de se mesurer, à coups de décimas, ces poèmes improvisés venus d’Espagne, véhiculés par la tradition orale, et qui se sont mêlés ici à la faconde africaine. "Des paysans illettrés, incultes, ont été et sont encore capables de s’affronter des heures durant lors de tournois de poésie improvisée", explique Miguel Angel Díaz Catala, poète, installé dans son fauteuil à bascule devant l’un de ces cafés cubains aromatiques et sucrés avec lesquels les habitants de l’île entretiennent une relation d’intimité absolue.

"Leur imaginaire est peuplé de créatures fantastiques, de femmes volantes. Pour eux, ces personnages ne sont pas des chimères, ils existent vraiment, les guajiros les voient. Regardez autour de vous, les mogotes, la brume, les rivières souterraines. On peut se perdre ici. Les esclaves en fuite se cachaient dans les grottes. Les fantômes des Indiens qui y étaient enterrés erraient dans le noir. Le paysage est fantastique, au vrai sens du terme. Le réalisme magique d’Alejo Carpentier trouve ses racines dans ces contes-là, ces poésies, cette mythologie à laquelle je m’abreuve aussi". Pour rédiger ses poèmes, Díaz Catala sillonne les campagnes à longueur de journées. Il collecte la tradition orale dont il s’inspire. Il conserve soigneusement ses enregistrements, pour les générations futures.

À une centaine de kilomètres de là, quelques heures plus tôt, nous avons déjeuné du plat traditionnel cubain cuit à la braise : poulet, riz, haricots noirs. Pedro, 67 ans, Bebo, 77 ans, et El Niño, 83 ans tout de même, les paysans qui exploitent la ferme du côté de Las Terrazas, se sont plantés devant notre table, vieillards chenus et hilares.

L’un grattant son tres – une guitare à trois doubles cordes – les deux autres ont entamé une diatribe improvisée en rimes, pour nous saluer : la fameuse décima. Les compères, inspirés par l’air du temps, se sont poussés du coude, se répondant. Le duel a duré dix bonnes minutes. " Pedro, Bebo et El Niño sont capables de broder sur n’importe quel thème, affirme Miguel Angel, et il est même assez probable qu’ils pensent en décima". Et de conclure : "Au fond, le guajiro a nourri la littérature et la poésie cubaines, à commencer par celle de Martí".

Bien sûr, tout le monde connaît la chanson : "Yo soy un hombre sincero, de donde crece la palma, Guantanamera, guajira, Guantanamera..." Les vers du poète indépendantiste José Martí, tué au combat, résonnent toujours aux quatre coins du globe. À Cuba, La Guantanamera est un hymne, une antienne au paysan, héros des romans populaires du XIXe siècle finissant, des poésies de Nicolás Guillén. Un homme modeste, un guajiro.

Patrick Bard et Marie-Berthe Ferrer

Le cigare, cinq siècles d’histoire

C’est en décembre 1492 qu’un certain Jerez, membre de l’expédition de Christophe Colomb, remarque un Indien taïno occupé à fumer un bâton de feuilles roulées. Le tabac, plante sacrée, comme la coca ou la vigne, venait de faire son entrée dans le monde occidental.

Si 100 millions de havanes sont fumés chaque année dans le monde, les Cubains eux-mêmes en consomment deux fois plus, certes, de marques et de fabrications locales et de qualité inférieure. Le cigare, ou puro, roulé à la main, est composé de la tripe, mélange intérieur lui-même produit de l’assemblage de trois types de feuilles (seco, ligero et volado). Puis la tripe est enveloppée par la sous-cape, qui forme le cigare, alors placé dans un moule avant d’être habillé par la cape, feuille souple et sans défaut.

Il est absolument déconseillé d’acheter des havanes au marché noir ou dans la rue. En revanche, les magasins d’État proposent des promotions et il est utile de comparer les prix, souvent avantageux dans les boutiques de la région de Pinar del Río. On peut aussi se risquer chez les cultivateurs comme Montesino, mais il est conseillé de déguster auparavant

Patrick Bard est "photojournaliste", romancier, écrivain voyageur, auteur de plusieurs ouvrages. Il a cosigné cet article avec son épouse Marie-Berthe Ferrer, également écrivaine.