À l’ombre d’un livre

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Par Kaloian Santos Publié dans On CubaNews le 23 juillet 2023

Une très belle histoire ; un homme cabossé, quasi SDF dans la Vieille Havane qui trouve un livre qui va l’aider à vivre : « Les Misérables" de Victor Hugo. La réalité dépasse la fiction...
PHM

Dans une file d’attente à La Havane, tandis que des personnes étaient absorbées par leurs téléphones portables ou discutaient, Jorge était absent, absorbé lui par la lecture de "Les Misérables", sa dernière trouvaille.

Si Victor Hugo avait croisé dans le temps et dans l’espace Jorge Alberto, un Cubain ordinaire parmi ceux qui se battent chaque jour, peut-être que le père de la littérature française l’aurait inclus dans son roman le plus célèbre.

Jorge Alberto
Photo Kaloian - ON CUBA

C’est ce que j’ai pensé après avoir partagé une brève conversation avec Jorge. Cela a attiré mon attention car, au milieu de cette petite file d’attente à La Havane, alors que les gens regardaient leurs téléphones portables ou discutaient en attendant, Jorge était à quelques mètres, assis sur le trottoir à l’ombre d’un arbre absorbé par la lecture de "Les Misérables".

Impossible de ne pas s’arrêter. Jorge n’était pas un simple lecteur. Sa peau était bronzée et ses mains qui tenaient délicatement l’exemplaire des pages jaunies des éditions Huracán, révélaient la carte des cicatrices auxquelles la vie n’a pas souri. À ses pieds, un sac noir rempli de vielles canettes, avec le livre, constituaient apparemment ses seules affaires.

Le dossier pour lequel Jorge était dans cette file d’attente concerne les démarches et les réclamations auprès de la Direction Provinciale du Travail et de la Sécurité Sociale de La Havane. Jorge, selon ce qu’il m’a dit, en raison de problèmes de santé et étant "un cas social", reçoit une pension de 1 543 pesos. En raison d’un revers dont il ignorait l’existence, ce mois-ci, il n’avait pas encore reçu de paiement. Il était dans la file, attendant l’ouverture du bureau, en lisant.

Jorge cherche au quotidien des moyens pour sa survie, travaille sur ce qui se présente. Il parcourt surtout les rues, ramassant des canettes vides pour les renvoyer ensuite comme matière première. Il rénove des patios, peint des maisons et fait même de la maçonnerie. C’est ce qu’il me raconte.

Il y a quelques jours, en fouillant une montagne d’ordures dans un coin d’El Vedado à La Havane, il a trouvé le livre. "Il m’a piégé" dit-il, ajoutant que c’était un jour de chance pour lui et pas précisément parce qu’il avait trouvé beaucoup de canettes à vendre...

« Depuis que je suis petit, j’aime beaucoup lire. J’aime la littérature. Parfois, je trouve des livres qui traînent dans les rues ou dans les poubelles, je les emporte toujours avec moi. Je les lis et ensuite je les distribue », avoue-t-il avec un doux demi-sourire.

Ce sont ces trésors qu’il trouve parmi les poubelles. « L’autre jour, j’en ai « chopé » un sur les poètes lyriques. La poésie m’intéresse beaucoup. Il y avait des choses de José Martí dans ce petit livre. J’ai adoré. Hé, c’était un sacré bonhomme ! Il a lancé ce qu’il a lancé. Il savait vraiment comment bien lancer...".

Jorge est sur le point d’avoir 59 ans. À ce moment de sa vie, il a fait face à des attaques dont il préfère ne pas parler. "Les choses sont difficiles ; à cause de tout ce que j’ai vécu, je suis prêt à me battre".

Publié en 1862, "Les Misérables" raconte l’histoire de Jean Valjean, un ex-détenu qui a subi de longues années de prison et toutes sortes de harcèlements pour avoir volé un morceau de pain pour nourrir sa famille. Le roman se concentre sur les victimes de l’injustice sociale. C’est aussi un hymne profond à la ténacité.

Victor Hugo qualifie ses personnages de misérables, non pas sur un ton péjoratif mais en faisant allusion à une situation de manque et de besoins. Ce sont les pauvres, les opprimés et les stigmatisés d’une société. Voici comment l’auteur l’explique dans une partie du roman :

« L’être humain soumis à un besoin extrême est poussé à la limite de ses ressources et au malheur pour tous ceux qui parcourent ce chemin (...) Travail et salaire, nourriture et logement, courage et volonté, pour eux tout est perdu. »

J’ai beaucoup parlé avec Jorge, qui m’a fait une place à côté de lui, sur la bûche sur laquelle il était assis. Alors que nous nous disions au revoir, ses yeux bleus se sont tournés vers la casquette que je portais. Il a remarqué le dessin et m’a lâché : "C’est Maradona, n’est-ce pas ? C’était un artiste lui aussi, mais issu du sport".

"Je vais te la donner", lui dis-je en enlevant ma casquette.

Jorge ne l’accepte pas :
“— Non, non, mon ami, je te remercie, j’en ai déjà une. D’ailleurs, si vous n’en n’avez pas, qu’est-ce que vous risquez ? Regardez le soleil et comme il fait chaud.”

Si Victor Hugo fait des Misérables un instantané d’une période convulsive de la société française de la première moitié du XIXe siècle, Jorge, son lecteur cubain, deux cents ans plus tard, est aussi une photo de son pays. De la dureté de ces temps. Jorge, qui ne porte presque rien et porte le poids de la survie, s’accroche à la possibilité de trouver une histoire.