A la chaleur des années froides

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Certains réalisateurs de cinéma européens ont une approche manipulatrice de la réalité cubaine. Ce fut le cas d’Hubert Sauper avec son film « Epicentro » et c’est maintenant le cas avec Darius Kaufmann et Eytan Jan qui viennent de présenter leur film « A la chaleur des années froides » dans le cadre du festival du cinéma français de La Havane.

Sous couvert de présenter une page de l’histoire du cinéma cubain, les auteurs se livrent à un véritable réquisitoire contre la révolution cubaine mené avec une totale mauvaise foi.

La présentation du film faite en France (Canal +) est sans équivoque : « Le Cuba post révolutionnaire des années soixante est l’époque de tous les possibles pour les cinéastes cubains. Pendant 10 ans le cinéma connait un véritable âge d’or… Suite à un durcissement du régime au tournant des années 70, les moyens alloués à la production et à l’importation de films sont extrêmement limités et les salles de cinéma sont laissées à l’abandon. Aujourd’hui, l’île traverse une nouvelle crise économique et une nouvelle cohorte de jeunes cinéastes se bat pour obtenir des permis, des financements, contourner la censure et ainsi permettre le renouvellement du cinéma cubain ».

Le film prétend que l’échec de la zafra des 10 millions de tonnes de sucre de 1970 a déclenché une crise économique dont le pays ne s’est jamais remis. C’est ignorer que le PIB du pays a augmenté de 22 % entre 1970 et 1971, puis de 18 % entre 1971 et 1972 et de 23 % entre 1972 et 1973. Curieuse crise économique qui permet aux auteurs du film de ne pas dire un mot sur la chute de l’Union soviétique dont les conséquences ont été réellement catastrophiques pour l’économie cubaine et pas grand-chose du blocus subi par l’île depuis plus de 60 ans.

Le film revient sur la répression subie par les homosexuels pendant les années soixante mais omet de parler du retour critique effectué par Fidel Castro sur le sujet ni de la sortie, en 1993, d’un film clé de l’histoire du cinéma cubain, « Fraises et chocolat » ou de « Fatima ou le Parc de la Fraternité » en 2015. Bien entendu, pas un mot sur le fait que les relations homosexuelles ont été dépénalisées en 1979 à Cuba et seulement en 1982 en France.

L’utilisation des images est souvent malhonnête. Par exemple le film évoque l’œuvre du cinéaste soviétique Kalatozof, « Soy Cuba » (1964). Il reprend un plan séquence où l’on voit la bourgeoisie aisée se divertir en compagnie de touristes fortunés. Dans « Soy Cuba » on trouve un contre point avec le quartier misérable où vit la jeune femme qui se prostitue avec ces fameux touristes. Nos auteurs ont interrompu les images du plan séquence pour les remplacer par celle des maisons en mauvais état du quartier de Centro Habana d’aujourd’hui. Le spectateur qui ne connaît pas le film « Soy Cuba » en déduira qu’à cette époque on s’amusait bien et qu’aujourd’hui il n’y a plus que des ruines…

Ils prennent un raccourci quand ils abordent le film d’Humberto Solas, « Lucia » (1968), en oubliant la trame générale qui est l’évolution de la condition féminine à Cuba en suivant trois femmes, aux prénoms identiques dans des époques différentes, pour ne s’intéresser qu’à la troisième incarnée par Adela Legrá qu’ils présentent comme la première star du cinéma cubain. Une star qui selon eux n’aurait tourné que dans ce film pour effectuer ensuite différent petites métiers dans l’industrie cinématographique avant de terminer sur une chaise roulante à Santiago de Cuba. Les spectateurs ne sauront donc pas qu’Adela Legrá avait tourné auparavant dans « Manuela » (1965) et qu’elle a joué ensuite dans de nombreux films pour le cinéma et aussi la télévision jusqu’en 2008 et que son apport au cinéma cubain a fait l’objet d’une reconnaissance spéciale.

Les deux compères ont été reçus au domicile du directeur de la cinémathèque de Cuba, Luciano Castillo. Au mépris du respect de la vie privée, ils le filment avec son compagnon sans que cela apporte quoi que ce soit à l’histoire du cinéma cubain.

C’est peut-être Luciano Castillo qui leur a montré un court métrage tourné en 1967, « Por Primera Vez », qui raconte comment un village isolé a pu assister à une séance de cinéma pour la première fois. Nos deux acolytes sont donc partis dans la Sierra Maestra pour suivre une équipe qui allait projeter le court métrage dans un coin supposément perdu de la montagne appelé Buey Arriba. On assiste au chargement du matériel sur des mulets et à la longue marche sur des chemins pierreux jusqu’au village. Le soir venu on filme les spectateurs et on mélange les images du documentaire avec les réactions des villageois. Cela serait très émouvant si seulement on ne savait pas qu’on arrive très facilement par la route à Buey Arriba et qu’on n’avait pas besoin des mulets pour y aller. Il convient d’ajouter qu’il existe un projet de télévision communautaire dans cette petite ville, TV Serrana, dont les auteurs ne disent pas un mot. C’est certainement plus vendeur de présenter les paysans comme des arriérés…

Le vrai Buey Arriba

Au mépris de la vérité historique et avec une totale mauvaise foi, les auteurs du film estiment que le cinéma cubain est soumis à une censure tellement féroce qu’aucun film intéressant ne mérite d’être cité entre 1970 et 2023.
Ils prétendent alors nous montrer, de façon totalement improbable, une nouvelle génération de six ou sept cinéastes qui se réuniraient clandestinement dans les ruines en plein air du cinéma Lux afin de regarder les courts métrages qu’ils réalisent. C’est absurde, mais plus c’est gros, plus ça passe. Les auteurs, qui ont pourtant auditionné plusieurs responsables du cinéma cubain, ne disent rien du travail fait par l’Institut Cubain de l’Art et de l’Industrie Cinématographique (ICAIC) pour aider à l’émergence d’une nouvelle génération de réalisateurs indépendants comme ce fut le cas avec le film « Cuentos de un Dia Mas » (2022). Ils préfèrent montrer une jeune femme qui se prépare pour aller étudier le cinéma en Espagne et visiblement y rester.

Le film se termine d’une façon lamentable avec une projection supposée d’un cinéma mobile de leur invention, dans la cour d’un immeuble de Centro Habana. Quelques habitants ont bien voulu jouer le rôle de spectateurs et on a ajouté Eddy, un personnage un peu dérangé, déguisé en Charlie Chaplin, afin de montrer toute la distance entre le Charlot joyeux des affiches du ciné cubain des débuts et cette personne vieillissante et triste censée représenter le cinéma cubain d’aujourd’hui.

Comment jouer sur les oppositions

Il flotte dans cette histoire comme un parfum d’abus de confiance. Je ne sais pas comment ont réagi les Cubains et les Cubaines qui ont été interviewés pour ce film, mais je suppose que certains et certaines ont dû se sentir trahis.

Les Cubains sont des gens généreux et hospitaliers. La salle a applaudi poliment malgré l’affront subi en pensant, peut-être, que seules la bêtise et l’ignorance de Messieurs Kaufmann et Jan pouvaient expliquer les faiblesses de ce film.
L’ignorance ne pourra être retenue comme circonstance atténuante puisque avec leur dernier plan (les chiens sur la plage) qui se réfère au livre de Leonardo Padura, « L’homme qui aimait les chiens », les auteurs nous montrent volontairement qu’ils connaissent bien leur sujet.

Il fallait bien sûr que ces messieurs soient assez bêtes et arrogants pour oser venir montrer cette « œuvre » à un public de connaisseurs du cinéma cubain et de son histoire. Mais il leur fallait surtout une bonne dose de malhonnêteté pour présenter une réalité tronquée, des mensonges historiques, des images manipulées et cela n’est pas pardonnable.