Comment l’inflation enfle-t-elle ?

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Les rapports officiels parlent d’un marché informel avec un taux d’inflation de 6 900 % et une augmentation des prix des entreprises étatiques de 222 %

Un article de Mailenys Oliva Ferrales et de Ronald Suárez Rivas
publié dans le quotidien Granma du 8 décembre.

Et, après cela, certains prétendront que les journalistes cubains ne sont pas libres ! Le débat, la critique, sont plus que jamais monnaie courante dans ce journal, qui est rappelons-le l’organe officiel du Parti Communiste Cubain...
RG

Le coût de la vie augmente à nouveau Photo : Ricardo López Hevia

Comme quelqu’un qui est sur le point de se séparer d’un objet très précieux, Rolando Diaz réfléchit encore et encore, revoit mentalement les comptes, tâte sa poche de retraité, jusqu’à ce que, finalement, il se présente devant le comptoir pour faire son achat. « Il faut dire que les prix se sont envolés », dit-il au vendeur.

Peu importe le lieu ou le produit. L’augmentation du coût de la vie est devenue un phénomène quotidien partout dans le pays. Les rapports officiels parlent d’un marché informel avec un taux d’inflation de 6 900 % et d’une croissance des prix des entités étatiques de 222 %.

Pour le Cubain moyen, qui ne comprend probablement pas ces termes dans toute leur ampleur, Rolando résume la situation de la manière la plus simple : « Presque tout a augmenté brutalement et le salaire est de moins en moins avantageux. »

Bien que le problème ne soit pas nouveau, il a atteint son point culminant cette année en cours, dans des circonstances très complexes.

LES COMPTES

Depuis l’annonce de la mise en œuvre de la Tâche de réorganisation, à partir du 1er janvier 2021, la hausse prévisible des prix a été l’une des préoccupations des Cubains.

Le pays connaissait déjà une inflation, dans un contexte de pénuries provoquées par le renforcement du blocus étasunien et la pandémie de COVID-19.

En décembre 2020, très près de ce qu’on appelle le jour zéro, faisant référence à cette question à l’émission La table ronde, Marino Murillo Jorge, alors responsable de la Commission pour la mise en œuvre et le développement des Orientations, reconnaissait que la réorganisation provoquerait trois phénomènes : le déficit de l’offre, la croissance des revenus et l’augmentation des coûts.

Toutefois, affirmait-il, si les prix dans le secteur étatique étaient multipliés par 1,5 et ceux du secteur non étatique par trois, l’augmentation de façon générale serait de 1,6 fois.

« Une variable où les salaires augmentent de 4,9 fois et les prix de 1,6 fois est parfaite pour l’augmentation des salaires que nous avons réalisée », avait-il déclaré.

Dans la pratique, cependant, les choses se sont passées différemment.

Le secteur étatique serait le premier à dépasser largement les limites prévues, déclenchant une réaction en chaîne qui semble ne pas avoir de fin.

Quelques semaines après le lancement de la Tâche de réorganisation, lors d’une série de réunions entre les hauts dirigeants du pays et les principaux dirigeants aux niveaux municipal et provincial, le gouverneur de Pinar del Rio, Rubén Ramos Moreno, signalait déjà que les prix de gros et de détail étaient parmi les thèmes qui préoccupaient le plus la population, et il ajoutait que dans certains cas, un manque d’objectivité et de cohérence avait été constaté dans la formation et l’approbation des prix.

Onze mois plus tard, la situation est encore plus difficile.

Lors de la dernière Période ordinaire de sessions de l’Assemblée nationale du Pouvoir populaire, Murillo a admis que l’inflation du secteur de la vente au détail a été la principale déviation de la Tâche de réorganisation, puisque les coûts du panier de biens et de services de référence ont presque doublé par rapport aux chiffres conçus, tandis que le pouvoir d’achat apporté par la réforme salariale a été fortement touché, fondamentalement dans les secteurs à faible revenu.

QUI VA METTRE LE HOLÀ SUR LES PRIX ?

Avec la charge de plus de 90 % du commerce de détail, le secteur étatique aurait dû jouer un rôle décisif dans ce processus.

Cependant, l’année 2021 s’est écoulée avec un profond déficit de l’offre, qui a empêché d’atteindre les chiffres prévus. Les près de 700 millions de dollars que l’économie cubaine n’a pas pu encaisser, ajoutés aux 2,4 milliards de dollars qui ne sont pas entrés non plus en 2020, ont laissé, entre autres séquelles, une profonde pénurie d’approvisionnement, à laquelle s’est ajoutée l’arrivée tardive de produits subventionnés comme le poulet ou le lait en poudre, des produits qui auparavant étaient garantis à temps.

« Quels que soient les efforts déployés, (...) il n’est pas possible que cela ne se ressente pas dans la vie quotidienne des Cubains  », a récemment admis devant le Parlement le vice-premier ministre et ministre de l’Économie et de la Planification, Alejandro Gil Fernandez.

Et d’ajouter qu’au cours des neuf premiers mois de l’année, il y a eu un déficit d’offre d’un montant de 16,5 milliards de pesos, ce qui s’est traduit par les énormes pénuries dans le réseau du commerce de détail.

Rien qu’à Pinar del Rio, le secteur du commerce et de la gastronomie n’a pas été en mesure de vendre pour 96 millions de pesos de bière, de rhum et de sodas, et 18 millions de pesos de pâtes, qui n’ont pas été livrés par les entreprises fournisseuses. Quant aux centres d’élaboration, il leur a manqué 224 tonnes de viande hachée et 150 tonnes de farine, pour ne citer que deux articles.

Face à cette réalité, Tamara Lopez Garcia, directrice générale du Groupe d’entreprises du commerce, explique qu’afin de maintenir le service, ses unités ont dû gérer elles-mêmes une partie importante des ressources, ce qui a eu un impact sur les prix.

LES GONFLEURS D’INFLATION

Anamay Hernandez Yera, directrice provinciale des Finances et des Prix de Vueltabajo, estime également que parmi les facteurs qui influent sur l’inflation figure l’augmentation des coûts de manière générale, en raison de la hausse des salaires et de l’augmentation du coût des matières premières dans tous les processus.

À cela s’ajoute le fait que l’État n’a pas été en mesure de vendre des devises au taux de change officiel, qui aurait permis à une grande partie de la population d’accéder aux boutiques en monnaie librement convertible (MLC), ce qui a donné lieu à la prolifération d’un marché informel avec des taux bien plus élevés que les taux officiels. « Nous voyons tous comment cela fonctionne au quotidien sur les réseaux sociaux », déclare Hernandez Yera.

Elle souligne qu’actuellement cette monnaie est devenue l’un des principaux moyens pour le secteur non étatique d’acquérir des matières premières, ce qui augmente évidemment les coûts et influe sur le prix de détail. Outre le fait qi’il s’insère dans le marché avec ces logiques de valeur.

Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle aujourd’hui les Cubains se heurtent constamment à des chiffres qui ne correspondent pas aux prévisions de la Tâche de réorganisation.

Par exemple, comment comprendre qu’à l’atelier La Opera, dans la ville de Pinar del Rio, un drap coûte 1 200 pesos, soit l’équivalent de 50 dollars étasuniens, selon le taux de change officiel (1 x 24), ou que dans le magasin Los buenos precios, de Bayamo, une serviette coûte 1 000 pesos ?

De l’Université Hermanos Saiz Montes de Oca, Annelise Paula Gil Guerra, docteure en sciences, et la master Amarilys de Jesus Pozo Contrera, s’accordent à dire que les méthodes de formation des prix les plus utilisées aujourd’hui ne sont pas axées sur la recherche d’un équilibre entre l’offre et la demande, mais sur les profits, à partir d’une pénurie qui ne laisse pas d’autre choix aux gens que d’acheter.

Or, cette tendance est associée aux secteurs non étatique et étatique. Selon l’économiste Leonardo Ojeda Mena, ce phénomène ne se limite pas à une forme particulière de gestion : « De nombreuses entreprises étatiques ont voulu résoudre le problème de l’efficience par les prix, en profitant du pouvoir qui leur a été donné de les fixer », explique Ojeda Mena.

Les calculs effectués par Granma avec l’aide des vendeurs de la boutique La Francia montrent que les 1 200 pesos demandés pour un drap à La Opera suffisent à fabriquer deux draps et il reste de l’argent.

Plus de production et plus d’offres... il ne fait aucun doute que dans ces deux facteurs se trouve la clé pour inverser le problème dans les conditions de Cuba.

Toutefois, cela n’est pas facile à réaliser dans le contexte actuel. Le retour progressif du pays à la normalité après de longs mois de pandémie est une étape importante, mais on sait déjà qu’il n’y a pas de formule magique pour une économie qui a été en récession durant les deux dernières années, avec l’asphyxie constante du blocus.

Ainsi, en attendant que les eaux se stabilisent, les spécialistes suggèrent la nécessité d’un rôle plus actif des gouvernements locaux.

Amarilys de Jesus Pozo Contrera, par exemple, estime qu’ « il est nécessaire d’exercer un plus grand contrôle sur les prix et de procéder à des audits des acteurs économiques pour examiner comment ils les déterminent, car tous veulent faire des bénéfices, mais ils ne les font pas toujours à partir de la production de nouveaux biens ou de la prestation de services de qualité ».

Même s’il est évident que cela n’éliminera pas le problème d’un seul coup, cela pourrait contribuer à le contenir et à réduire les brèches entre ceux qui tirent profit aujourd’hui des turbulences et ceux qui parviennent à peine à se maintenir à flot dans les eaux troubles de l’inflation.