Conversations avec Michael E. Parmly

« Il y a encore des Américains qui pensent que Cuba doit se soumettre à la volonté américaine, mais ce n’est pas la volonté de la majorité des Cubains »

Partager cet article facebook linkedin email

Un entretien de Salim Lamrani, maître de conférences HDR à l’Université de La Réunion et spécialiste des relations entre Cuba et les États-Unis, avec Michael Parmly, ancien ambassadeur des États-Unis à Cuba.
Au cours de ces conversations survenues en février et mars 2021, le diplomate, désormais à la retraite, partage son point de vue sur les relations conflictuelles entre les deux pays.

Texte intégral

Diplomate de carrière, riche d’une expérience de plus de trois décennies, Michael E. Parmly a été en poste à La Havane, à la tête de la Section d’intérêts des Etats-Unis, de 2005 à 2008, durant l’administration Bush, à une période où les relations entre les deux pays étaient particulièrement tendues, en raison de l’approche hostile adoptée par la Maison-Blanche à l’encontre de Cuba.
En effet, durant les huit années des deux mandatures républicaines, Washington a accru les sanctions économiques contre l’île en adoptant en mai 2004 et en juillet 2006 toute une série de mesures – dont l’objectif déclaré était de renverser le gouvernement cubain – affectant principalement la population cubaine.
La mesure la plus emblématique, décriée des deux côtés du détroit de Floride, était celle qui limitait les voyages familiaux de la communauté cubano-américaine vers l’île à deux semaines tous les trois ans, dans le meilleur des cas.
En effet, pour pouvoir obtenir l’autorisation de visiter ses proches à Cuba, il fallait démontrer que l’on avait un membre « direct » de la famille présent dans l’île.
L’administration Bush avait redéfini de façon très restrictive le concept de « famille », en le limitant aux grands-parents, aux parents, aux frères et sœurs, aux époux et aux enfants.
Ainsi, un Cubain-américain de Miami qui avait une tante à La Havane ne pouvait plus se rendre dans l’île, pas même quatorze jours tous les trois ans.
De la même manière, les transferts d’argent aux membres de la famille – dans sa nouvelle définition étroite – se limitaient à 100 dollars par mois, alors qu’ils constituaient la deuxième principale source de revenus du pays.
À son arrivée à La Havane, en essayant de comprendre davantage l’idiosyncrasie cubaine, Michael Parmly s’est quelque peu distingué de son prédécesseur James Cason, dont l’attitude jugée provocatrice par les autorités cubaines était éloignée des exigences de la diplomatie traditionnelle et des principes de la Convention de Vienne.
Également professeur en études de sécurité nationale au National War College, Michael Parmly s’est prononcé en faveur d’une normalisation des relations entre Cuba et les États-Unis et a publié une étude sur Guantánamo, dans laquelle il invite Washington à restituer la base navale à Cuba.

Au cours de ces conversations survenues en février et mars 2021, le diplomate, désormais à la retraite, partage son point de vue sur les relations conflictuelles entre les deux pays.

Salim Lamrani : Monsieur l’Ambassadeur, vous êtes diplomate de carrière avec une longue expérience derrière vous. Pourriez-vous nous dire un mot sur votre parcours ?

Michael Parmly
 : Tout d’abord, je vous remercie pour cette promotion. Le fait est que je n’ai jamais eu le rang d’ambassadeur, mais seulement le niveau. En effet, le Sénat n’a jamais confirmé ma nomination car nous n’avions pas de relations diplomatiques avec Cuba. Même si tout le monde m’appelle Monsieur l’Ambassadeur, je n’en ai pas le titre.
Ma carrière en tant que diplomate a duré 34 ans. J’ai intégré le corps diplomatique le 29 juin 1977, pour être précis, et j’ai pris ma retraite le 30 novembre 2010. Durant cette période, j’ai occupé des postes en Europe occidentale, en Europe orientale – la Roumanie, dans les Balkans, la Bosnie et plus tard le Kosovo –, au Maroc et à Cuba pour couronner tout cela. J’ai également été en poste à Washington à cinq reprises durant ma carrière.
Je pourrais diviser ma carrière en trois étapes : avant la Bosnie, après la Bosnie et Cuba. Avant la Bosnie, j’ai eu un parcours traditionnel et j’ai occupé des postes classiques et j’y ai appris mon métier. Après la Bosnie, j’ai découvert un autre type de diplomatie et, à partir de là, j’ai occupé des postes de direction, comme ambassadeur ou directeur. Enfin, il y a le poste à Cuba, qui était tout simplement exceptionnel.

SL : Vous avez été en poste à La Havane en tant que Chef de la Section des Intérêts américains entre 2005 et 2008 sous l’administration Bush, à une époque où les relations entre les deux pays étaient quelque peu tendues. Quel était votre rapport à l’île avant votre départ pour Cuba et quelle connaissance aviez-vous de ce pays ?

MP : J’ai une confession à vous faire. Je suis arrivé à La Havane le 15 septembre 2005. Mais ce n’était pas la première fois que je visitais l’île. J’ai passé l’été 1959 à Cuba en famille, c’est-à-dire juste après le triomphe de la Révolution de Fidel Castro. J’ai passé l’été avec mes cousins, mes tantes et mes oncles, à La Havane, à Matanzas et à Varadero.
Je ne parlais pas un mot d’espagnol à l’époque, mais je voyais bien qu’il y avait quelque chose d’exceptionnel qui était en train de se passer. Ce n’était pas seulement parce que les hommes portaient des barbes et des uniformes, mais parce que le soir, j’écoutais les discussions de mes oncles et de mes tantes qui se demandaient ce qu’il fallait faire.
Quand je suis devenu ambassadeur, je parlais plutôt bien l’espagnol. J’avais été professeur d’espagnol pour payer mes études doctorales et j’avais donc une bonne connaissance technique de la langue de Cervantès. En revanche, ce n’était pas le cas de mon équipe et j’ai d’ailleurs reproché à mes collègues de ne pas parler suffisamment bien l’espagnol. Je les ai donc poussés à sortir de leurs bureaux et à aller à la rencontre des Cubains, afin d’apprendre la langue.
Avant d’arriver à Cuba, j’ai dirigé la Division des droits de l’homme au Département d’État. Partout où il y avait un problème des droits de l’homme dans le monde, ma division s’occupait du sujet. J’avais donc beaucoup de contacts avec la réalité cubaine.

SL : Avez-vous reçu des ordres durant votre mandat en tant qu’ambassadeur avec lesquels vous étiez en désaccord ?

MP  : Il est une chose qu’il faut savoir à propos des diplomates américains : nous sommes très disciplinés, tout autant que les militaires, même si l’on a beaucoup plus de flexibilité et de possibilités de dialogue. J’ai toujours eu la possibilité de dialoguer avec mes supérieurs.
Il y a deux chefs que j’ai beaucoup admirés : Hillary Clinton et Colin Powell. D’ailleurs, Colin Powell, qui était secrétaire d’État sous George W. Bush, m’a choisi pour le poste de La Havane.
Le premier jour où il est venu au Département d’État, il a tenu le propos suivant : « Il y a une chose qu’il faut savoir sur moi. Je me fâche très vite, mais je passe rapidement à autre chose ».
Ce qu’il voulait dire par là est que lors d’une discussion, en cas de désaccord, il ne fallait pas que son interlocuteur cède sur sa position, mais au contraire, expose ses arguments. Condoleeza Rice et Hillary Clinton avaient la même attitude et étaient ouvertes au dialogue. J’ai eu la chance dans ma carrière de diplomate d’avoir des chefs qui étaient favorables au dialogue. Je ne puis donc pas vraiment dire que j’ai reçu un ordre avec lequel je n’étais pas d’accord.
Lorsque j’ai été nommé à La Havane, je savais qu’il y avait au Département d’État l’idée d’installer le panneau lumineux, le letrero, à l’ambassade. Je savais que les Cubains n’allaient pas aimer cela.
J’avais le choix suivant : refuser d’installer le letrero ou choisir le contenu des messages.
Si j’avais écouté la ligne dure de la Maison-Blanche sous George W. Bush, j’aurais mis les slogans les plus insultants. Mais comme j’étais le chef de mission, il me revenait d’en décider le contenu.
On m’a sévèrement critiqué au Département d’État. Une fois, j’ai même été rappelé à Washington et on m’a dit : « Parmly, pourquoi ne mets-tu pas de slogans plus radicaux sur le letrero  ? ». J’ai répondu que je savais communiquer avec les Cubains et que je savais ce qui pouvait les blesser ou non.
J’ai donc donné l’ordre que ce soit uniquement les diplomates jeunes, en début de carrière, qui se chargent des messages. J’avais le droit de veto. S’ils avaient suggéré quelque chose de provocant, je n’aurais pas accepté.
Mais cela n’a jamais été le cas. Ils avaient compris ma manière de gérer les relations avec Cuba et n’ont jamais proposé de messages provocants.
Par exemple, on mettait toujours les résultats des matchs de base-ball américains car les Cubains adorent ce sport.
Lorsque j’ai été critiqué à Washington, je savais que j’avais le soutien de Condoleeza Rice.
Un jour, un député cubano-américain s’est rendu au Département d’État pour fustiger l’une de mes actions à La Havane. Condoleeza Rice lui avait alors répondu textuellement : « Si Michael l’a fait de cette manière, c’est que c’était la bonne manière de faire ».
Que la secrétaire d’État réponde en ces termes à un député américain, c’était tout le soutien dont j’avais besoin.
En un mot, je n’ai jamais reçu un ordre qui aurait pu m’amener à désobéir car j’ai toujours eu un dialogue avec mes supérieurs.

SL : Avez-vous déjà craint pour votre sécurité en tant qu’ambassadeur à Cuba ?

MP  : Non, pas vraiment. Nous avions trois niveaux de protection. Il y avait les gardes cubains que l’on engageait et qui étaient nos employés. Il y avait les gardes du gouvernement cubain, qui étaient membres des brigades spéciales. Il y avait enfin douze marines qui protégeaient l’ambassade, non pas les diplomates, mais les équipements, les secrets, etc.
Il y a eu un incident un jour. Si ma mémoire est bonne, c’était le 11 août 2006.
Le 31 juillet 2006, Fidel Castro avait annoncé son retrait du pouvoir suite à sa maladie.
Le 11 août est la date d’anniversaire de Fidel et le gouvernement cubain a organisé une grande fête devant l’ambassade pour montrer sa loyauté à son chef.
Pour ma part, je voulais voir quel était le degré d’enthousiasme des Cubains envers Fidel et s’ils allaient fêter son anniversaire sur la Tribune anti-impérialiste située en face de l’ambassade, laquelle était une manière de répondre au letrero.

J’y suis donc allé, habillé de façon informelle, plus pour écouter les gens présents que pour écouter la musique.
Un quart d’heure après mon arrivée, une journaliste hollandaise m’a aperçu et elle a demandé à son caméraman de me filmer. Tout à coup, une horde de photographes m’a entouré et je ne me suis pas senti très sûr de moi-même.
Je savais néanmoins qu’il y avait des gardes cubains qui surveillaient ce que je faisais, me suivaient, savaient où je me trouvais, et avec qui je parlais. Tout le monde à Cuba les connait et sait qu’il ne faut pas plaisanter avec eux.
Ces gardes en civil, en guayabera, avec une oreillette, se sont approchés de moi, ont tranquillement écarté les gens et m’ont demandé avec une politesse extrême : « Monsieur, voulez-vous que nous vous accompagnions à votre voiture ? ».
Les gens ne m’auraient pas fait de mal, mais il y avait un phénomène de foule qui pouvait être dangereux, et j’ai accepté qu’ils me raccompagnent à mon véhicule.

Un jour, je me suis retrouvé à la Maison-Blanche, dans le bureau ovale, avec George W. Bush. Il m’a dit : « Cela doit être terrible pour toi là-bas ». Je lui ai répondu que non.
Il a rétorqué : « Mais enfin, tout le monde me dit que c’est hostile ! ». Je lui ai dit que les gens étaient hostiles si l’on était hostile envers eux. Si on les écoute, ce n’est pas le cas.
Il y avait des gens qui étaient fâchés contre moi à Cuba, mais jamais au point de me menacer physiquement.

J’ai été en Afghanistan, à Kandahar, pendant quatre mois, et là-bas, il y avait du danger car on ne contrôlait pas la situation.
À Cuba, le gouvernement contrôle la situation. C’est l’un des avantages d’un État totalitaire. Permettez-moi d’expliquer ce terme : cela veut dire quoi « totalitaire » ? Cela veut dire que la totalité de ce qui se passe sur l’île est contrôlé par l’État.
Mais ce que je peux vous dire, c’est que le peuple cubain se caractérise par sa spontanéité. Si les Cubains sont disciplinés, c’est parce qu’ils l’ont décidé, et non pas parce qu’il s’agit d’une demande du gouvernement. Ils sont trop spontanés pour cela.
Ils sont disciplinés parce qu’ils l’ont décidé eux-mêmes.

SL : Quel regard portez-vous sur la société cubaine que vous avez connue durant votre mission ? Selon vous, quels sont ses aspects positifs et ses points négatifs ?

MP  : Les Cubains sont très spontanés et c’est ce que j’adorais chez eux. Ils me disaient ce qu’ils pensaient.
On a beau dire que c’est un État totalitaire, mais les Cubains sont tellement spontanés qu’ils disent ce qu’ils pensent. Parfois, cela me blessait, mais je savais qu’ils étaient honnêtes avec moi.

Les Cubains sont très cultivés. Qu’ils soient jeunes ou plus âgés, qu’ils soient pauvres ou riches, ils disposent d’une culture extrêmement vaste, beaucoup plus que n’importe quel autre pays d’Amérique latine.
Le Mexique, qui a une grande culture et une grande histoire, s’en rapproche peut-être un peu.
Les Cubains sont conscients de cela. Ils sont fiers d’avoir ce niveau de connaissance en arts, en musique, en littérature.
À ce sujet, mon auteur favori, tous pays confondus, est Leonardo Padura. C’est un Cubain qui vit dans l’île et qui publie des livres formidables.
La culture cubaine est très riche. D’ailleurs, ma maison en Suisse, près de Genève, est décorée d’art cubain. Un de mes meilleurs amis est un pianiste cubain.
Parmi les meilleurs artistes, les meilleurs musiciens, les meilleurs danseurs, les meilleurs écrivains, beaucoup se trouvent à Cuba. Les Cubains sont donc naturellement fiers de cela.

SL : Que pensez-vous du niveau de vie des Cubains ?

MP : C’est dur d’être Cubain de nos jours. La Période spéciale n’a rien à envier à la période actuelle.
Nous sommes en partie responsables, nous les États-Unis, de cette situation. Mais nous ne sommes pas les seuls responsables.
Je pense que le gouvernement cubain va dans la bonne direction en laissant les gens développer l’économie à leur manière. Les Cubains sont de bons entrepreneurs. Raúl Castro avait ouvert la voie en autorisant au départ quatorze catégories à l’initiative privée. Aujourd’hui, presque toute l’économie et toutes les professions sont ouvertes à l’initiative privée.
Je pense néanmoins que le contrôle de l’économie par le gouvernement a étouffé l’initiative privée.
La situation à Cuba est compliquée – pour reprendre une nouvelle fois un terme cher aux Cubains. Ils ne se plaignent pas et ne vont pas pleurer sur le sort car ce n’est pas leur tempérament, mais ils vont vous dire que « c’est compliqué ».
Mais face à chaque situation compliquée, les Cubains ont la capacité de « resolver », un autre terme qu’ils utilisent beaucoup, c’est-à-dire de trouver une solution, se débrouiller. Chaque Cubain resuelve et ne se plaint pas.

SL : Quel regard portez-vous justement sur le peuple cubain ?

MP  : Je dois vous faire une nouvelle confession : je suis un quart cubain. Ma grand-mère maternelle était cubaine. Elle avait comme cousin l’un des héros de la Révolution cubaine de 1933.
D’après mes amis cubains, si j’ai pu faire ce que j’ai fait dans l’île, c’est parce que Fidel était au courant de mes racines cubaines. Je ne sais pas si cela est vrai ou non. Fidel Castro avait une grande admiration, qu’il a exprimée à plusieurs reprises, pour le cousin de ma grand-mère, Antonio Guiteras, qui était Président du syndicat des étudiants cubains de l’époque, et qui a joué un rôle important dans le renversement du dictateur sanguinaire Gerardo Machado.
Il a ensuite occupé le poste de Ministre de l’Intérieur – Ministro de Gobernación – au sein du gouvernement des 100 jours.
J’ai lu son histoire avant de prendre mon poste à Cuba. Antonio Guiteras a été assassiné par Fulgencio Batista, car Guiteras était la principale figure capable d’empêcher l’ascension de Batista vers le pouvoir. Guiteras était un révolutionnaire catholique.

SL : Pour une grande partie de l’opinion publique, la permanence du conflit entre Cuba et les États-Unis est difficilement compréhensible au XXIe siècle, plus de trente ans après la disparition de l’Union soviétique.
Quelles sont, selon vous, les véritables raisons de ce différend qui dure depuis plus de six décennies ?

MP : J’ai essayé de trouver une réponse à cela durant les trois années de mon séjour à Cuba et je dois vous avouer qu’encore aujourd’hui, cette question me laisse perplexe.
Permettez-moi de vous donner mon avis, à titre personnel et non pas en tant qu’ancien diplomate.
Depuis le début de notre histoire, c’est-à-dire depuis la fin du XVIIIe siècle, il y a eu aux États-Unis des Américains qui voulaient dominer l’île et faire de Cuba un État de l’Union.
Les gens du Sud souhaitaient que Cuba soit un État d’esclaves. Rappelons-nous qu’il y avait encore l’esclavage aux États-Unis, avant la guerre civile.
John Quincy Adams, qui deviendrait par la suite Président des États-Unis, avait élaboré la théorie du « fruit mûr » en 1823 et avait prédit que Cuba tomberait dans l’escarcelle américaine. Peut-on dire à un autre que son pays ne vaut rien et qu’il va être absorbé ?

Les Cubains, conscients de cela et fiers d’eux-mêmes, ont refusé de se soumettre.
Il y a encore des Américains qui pensent que Cuba doit se soumettre à la volonté américaine, mais ce n’est pas la volonté de la majorité des Cubains.
Il y a quelques Cubains qui sont disposés à se soumettre à la volonté américaine, mais ils sont très rares. Les Cubains sont très fiers de ce qu’ils sont.
Ce qui caractérise les Cubains, c’est leur fierté et leur caractère.
Malheureusement, il y a encore cette mentalité qui est présente chez certains Américains.

Pour lire la suite : https://journals.openedition.org/amerika/13498