Cuba et la question des droits de l’homme (1)

De la représentation médiatique à la réalité factuelle

Partager cet article facebook linkedin email

Un article complet de Salim Lamrani paru le 10 aout 2021 sur le site INVESTIG’ATION que nous publions en 3 parties.
Source originale : article a été publié par la revue "Etudes caribéennes"
Basé sur un rapport d’Amnesty International
Cette première partie du travail décrit "La situation des droits de l’homme à Cuba"

Depuis 1959 et l’avènement de la Révolution cubaine, et tout particulièrement depuis 1991 et la chute de l’Union soviétique, Cuba est invariablement mise en accusation sur la question des droits de l’homme. Il existe un consensus largement répandu au sein de l’opinion publique, notamment en Occident, pour associer l’île à des violations des droits de l’homme.
Sans chercher à nier les éventuelles atteintes aux droits fondamentaux qui peuvent survenir au sein de la société cubaine, il convient de se demander s’il y a une corrélation entre l’importance des violations des droits de l’homme recensés par les institutions internationales dans tel pays et l’exposition médiatique qui lui est accordée. Pour répondre à cette interrogation, ce travail se propose de réaliser une étude comparative, basée sur le dernier rapport annuel d’Amnesty International, entre quatre pays : Cuba, les États-Unis, la France et l’Espagne.

 

Depuis 1959 et l’avènement de la Révolution cubaine, et en particulier depuis 1991 et la chute de l’Union soviétique, Cuba est invariablement associée à la question des droits de l’homme. En effet, suite à l’effondrement du bloc de l’Est, les États-Unis ont ajusté leur rhétorique diplomatique pour justifier le maintien des sanctions économiques contre l’île de la Caraïbe. Le Président Eisenhower avait d’abord avancé l’argument des nationalisations et des expropriations lorsqu’il a imposé les premières mesures de rétorsion économique en1960 [1].
Par la suite, lorsque son successeur, John F. Kennedy, a décrété des sanctions totales en 1962, il a justifié cette mesure en raison de l’alliance entre La Havane et Moscou [2]
Les administrations postérieures ont maintenu cette politique d’hostilité en adaptant leur communication aux circonstances de l’époque. Ainsi, le Président Gerald Ford a évoqué le soutien apporté par Fidel Castro aux mouvements révolutionnaires et indépendantistes à travers le Tiers-monde pour expliquer le statu quo vis-à-vis de l’île [3]

Le Président Ronald Reagan a même placé Cuba sur la liste des pays soutenant le terrorisme en 1982 pour consolider l’état de siège imposé à la population cubaine [4]

Mais depuis 1992 et l’adoption de la loi Torricelli, les États-Unis évoquent exclusivement la question de la démocratie et des droits de l’homme pour maintenir les mesures coercitives contre Cuba. [5]

Il existe un consensus largement répandu au sein de l’opinion publique, notamment en Occident, pour associer Cuba aux violations des droits de l’homme. À l’évidence, il ne s’agit pas de nier les éventuelles atteintes aux droits fondamentaux qui peuvent survenir au sein de la société cubaine. Les organisations internationales et la presse en font régulièrement état dans des rapports et articles. En revanche, il convient de se questionner sur le fait de savoir s’il y a une corrélation entre le nombre et la gravité des manquements relevés par les institutions internationales et leur exposition médiatique ainsi que la place qu’occupe l’île sur ce sujet dans l’imaginaire collectif. En d’autres termes, y a-t-il davantage de violations des droits de l’homme à Cuba que dans le reste du monde ?

Pour répondre à cette interrogation, ce travail se propose de réaliser une étude comparative, basée sur le dernier rapport annuel d’Amnesty International, entre quatre pays : Cuba, les États-Unis, la France et l’Espagne. Après un constat sur l’opinion générale au sujet des droits de l’homme à Cuba, ce regard croisé permettra de découvrir s’il existe une spécificité cubaine tangible en matière de droits de l’homme ou si la représentation de cette problématique est motivée par d’autres considérations qui primeraient sur la réalité factuelle.

Constat sur l’opinion générale

Selon le Département d’État des États-Unis, Cuba est un « État autoritaire  » responsable de « violations de droits de l’homme significatives » : abus contre les dissidents politiques, arrestations arbitraires et détentions, prisonniers politiques, censure, restriction du droit de réunion et de mouvements, trafic d’êtres humains, travail forcé et même « restrictions sévères de la liberté religieuse [6] ».

La presse étasunienne partage un regard similaire sur la question des droits de l’homme à Cuba. Le New York Times évoque pour sa part le « sombre bilan du gouvernement [cubain] sur les droits de l’homme [7] ». Pour le Washington Post, « les droits humains élémentaires » ne sont pas respectés à Cuba [8]. Selon le Los Angeles Times, « les violations des droits de l’homme et les politiques antidémocratiques » caractérisent l’île de Cuba [9]. De son côté, le Boston Globe a critiqué le voyage historique de Barack Obama à Cuba en 2016 en publiant un article intitulé « Les droits de l’homme sont bafoués à Cuba, mais Obama est impatient d’y effectuer une visite [10] ». Pour USA Today, « les violations des droits de l’homme » sont courantes dans l’île [11].
D’après le Wall Street Journal, Condentialité - Conditions

« les violations flagrantes des droits de l’homme » sont une réalité à Cuba [12]. Newsday souligne que « les accusations de violations

des droits de l’homme ont poursuivi le gouvernement cubain dès le départ avec les jugements et exécutions sommaires après la Révolution de 1959 [13] ». Pour le Chicago Tribune, « le bilan de Cuba sur les droits de l’homme est effarant depuis des décennies [14] ».

Il en va généralement de même pour la presse européenne. En France, Le Monde évoque dans un éditorial l’« impitoyable répression intérieure » et un pays où « les libertés publiques sont anéanties [15] ». Le Figaro parle pour sa part de « répression féroce contre toute opposition [16] ». Libération souligne de son côté que l’opposition « est interdite et réprimée » dans l’île [17] . Le Journal du Dimanche souligne que Cuba est une nation « où la violation des droits de l’homme est une constante [18] ». Au Royaume-Uni, l’image offerte par The Telegraph est celle d’un pays qui « met derrière les barreaux des milliers de prisonniers politiques [19] ».

En Espagne, El Mundo titre « À Cuba, les droits de l’homme sont quotidiennement bafoués » et évoque « la répression du régime [20] ». El País fait allusion à « la persécution contre des artistes et des intellectuels » et au « harcèlement contre les voix dissidentes [21] ».

De la même manière, mais plus rarement, certains travaux universitaires véhiculent une perspective similaire sur Cuba. Ainsi, un article publié dans la revue Nuevo Mundo/Mundos Nuevos souligne « la répression impitoyable frappant les “déviants” politiques » et parle même de « la société totalitaire cubaine [22] ». De manière plus inattendue, la recension d’un ouvrage portant sur les relations entre Cuba et les États-Unis rédigée par une universitaire française conclut par ce propos : « Rien n’est dit sur ce que Cuba devrait faire en termes de droits de l’homme, par exemple [23] ».

Il est temps à présent de jeter un œil sur les différents rapports d’Amnesty International et de voir si l’opinion générale est en adéquation avec la réalité. Il convient de préciser que l’organisation internationale ne peut pas être taxée de laxisme à l’égard des autorités cubaines. En effet, celles-ci, mécontentes des rapports de AI qu’elles considèrent comme étant partiaux et biaisés à l’égard de l’île, ont décidé de ne plus accepter de visite de l’entité basée à Londres depuis 1988.

La situation des droits de l’homme à Cuba

Le rapport d’Amnesty International recense plusieurs atteintes aux droits de l’homme à Cuba. Selon l’organisation, l’île emploie des « mécanismes de contrôle imposés de longue date pour réduire au silence les voix critiques ». AI les énumère : arrestations arbitraires, emprisonnement de journalistes et d’artistes indépendants, ainsi que de membres de l’opposition politique. AI dénombre « six prisonniers d’opinion » dans le pays, chiffre qui est passé à « cinq personnes ». Seuls deux sont nommément désignés : Roberto Quiñones Haces « journaliste pour le journal indépendant Cubanet », condamné à un an de prison pour résistance et désobéissance, et José Daniel Ferrer García [24].

De la même manière, au niveau juridique, AI souligne que Cuba « n’a pas ratifié les principaux traités internationaux relatifs aux droits humains et a refusé de renforcer l’indépendance du pouvoir judiciaire ou d’adapter le droit pénal cubain afin de le rendre conforme au droit international relatif aux droits humains », sans fournir davantage de précisions [25].

L’organisation note également que lors de l’adoption de la nouvelle constitution en 2019, un texte initial reconnaissant les unions entre les personnes du même sexe « a été retiré [...] suite à l’opposition de représentants religieux ». Elle avance par ailleurs que la traditionnelle marche annuelle contre l’homophobie a vu son édition 2019 annulée et que le gouvernement a procédé à l’arrestation de militants qui avaient participé à une marche alternative « selon les médias ». Par cette mention, AI prend la précaution de déléguer la responsabilité de l’information à la presse [26].

AI déclare que les autorités cubaines utilisent « divers mécanismes de contrôle pour réprimer les voix critiques et dissidentes » et les détaille. Ainsi, le gouvernement a « bloqué plusieurs sites Internet de médias indépendants » et a « commencé à utiliser des techniques de censure en ligne plus élaborées ». AI souligne également que le gouvernement cubain utilise « de faux comptes » et des « bots » pour contrôler les débats en ligne » sur Twitter. AI précise que « les médias indépendants continuaient de fonctionner » dans l’île, mais souligne que le « harcèlement » et la « détention arbitraire » sont utilisés contre certains journalistes et « artistes indépendants [27] ».

Enfin, AI signale que « le contexte du nouveau renforcement de l’embargo économique des États-Unis imposé par l’administration Trump » a accentué les difficultés à Cuba, entraînant « une pénurie de denrées alimentaires, de médicaments et de pétrole ». Selon l’organisation, « le gouvernement des États-Unis a poursuivi son retour à la rhétorique de la guerre froide et a renforcé l’embargo en vigueur depuis des décennies qui porte atteinte aux droits économiques et sociaux à Cuba [28] ».

Le prochain article détaillera quel regard porte Amnesty International sur la situation des droits de l’homme aux États-Unis.

Source : https://journals.openedition.org/etudescaribeennes/21453

[1Don Paarlberg, “Memorandum of Discussion, White House”, 6 juillet 1960, Eisenhower Library, Project “Clean UP” Records, Cuba. Foreign Relations of the United States, 1958–1960, p. 979-80 ; Andrew Jackson Goodpaster, “Memorandum of a Conference With the President, White House, Washington”, 17 octobre 1960, Eisenhower Library, Whitman File, Miscellaneous Material. Secret. Foreign Relations of the United States, 1958–1960, p. 1089-90.

[2John F. Kennedy, “Proclamation 3447. Embargo on All Trade With Cuba”, The White House/U.S. Department of State, 3 février 1962. https://www.govinfo.gov/content/pkg/STATUTE-76/pdf/STATUTE-76-Pg1446.pdf (site consulté le 20 février 2021)

[3Thomas J. Noer, “International Credibility and Political Survival : The Ford Administration’s Intervention in Angola”, Presidential Studies Quaterly, Volume 23, n° 4, automne 1993, p.771-785.

[4Mark P. Sullivan, “Cuba and the State Sponsors of the Terrorism List”, U.S. Congress, 13 mai 2005, p. 2. https://fas.org/sgp/crs/row/RL32251.pdf (site consulté le 20 février 2021).

[5United States Congress, “Cuban Democracy Act”, 1992. https://www.congress.gov/bill/102nd-congress/house-bill/5323/text (site consulté le 16 février 2021).

[6U.S. Departement of State, “2019 Country Reports on Human Rights Practices : Cuba”, 2019. https://www.state.gov/reports/2019-country-reports-on-human-rights-practices/cuba/ (site consulté le 8 février 2021).

[7Michael R. Gordon, “Test for U.S. Shift on Cuba Is Whether Rights Improve”, The New York Times, 24 décembre 2014, section A, p. 4.

[8The Washington Post, “Obama Gives the Castro Regime in Cuba an Undeserved Bailout”, 17 décembre 2014.

[9The Los Angeles Times, “Obama’s Historic Shift on Cuba”, 17 décembre 2014.

[10Jeff Jaccoby, “Human Rights Are On the Ropes in Cuba, But Obama Is Eager to Visit”, The Boston Globe, 24 février 2016.

[11Tracey Eaton, “Cuban Rights Abuses, Jailings Up in New Repressive Wave”, USA Today, 6 janvier 2013.

[12Paula J. Dobriansky & Danvid R. Rivkin Jr., “How Trump or Biden Can Get Serious About Human Rights in Cuba”, The Wall Street Journal, 11 novembre 2020.

[13Newsday, « Cuba’s Human Rights Record in Spotlight after U.S. Opens Up Relations », 20 décembre 2014.

[14The Chicago Tribune, “Don’t Step Back on Cuba Relations”, 12 juin 2017.

[15Le Monde, « Cuba et Fidel Castro : une histoire d’espoir et de désespérance », 26 novembre 2016.

[16Mathilde Golla, « Les visages sombres de Fidel Castro », Le Figaro, 26 novembre 2016

[17François-Xavier Gomez, « Manuel Cuesta Morúa : “Cuba a accentué sa campagne de diabolisation des dissidents” », Libération, 29 décembre 2019.

[18François Clémenceau, « Fabius s’est-il compromis à Cuba ? », Le Journal du Dimanche, 13 avril 2014.

[19James Kirkup, « How Can Anyone Committed to Human Rights Mourn Fidel Castro – A Man Who Killed and Repressed His Own People”, The Telegraph, 26 novembre 2016.

[20Nuria López, « En Cuba se violan los derechos humanos a diario », El Mundo, 12 juillet 2016.

[21Carlos Salinas Maldonado, “Decenas de académicos exigen un diálogo nacional en Cuba y el cese del acoso a las voces disidentes”, El País, 7 décembre 2020.

[22Vincent Bloch, « Les rumeurs à Cuba », Nuevo Mundo/Mundos Nuevos, 9 mars 2007. https://journals.openedition.org/nuevomundo/3651 (site consulté le 8 février 2021).

[23Isabelle Vagnoux, « Une relation en attente d’évolution : les États-Unis et Cuba », IdeAs [En ligne], 12 | Automne/Hiver 2018, mis en ligne le 21 décembre 2018. http://journals.openedition.org/ideas/4787 (site consulté le 8 février 2021).

[24Amnesty International, « République de Cuba », rapport annuel 2019. https://www.amnesty.be/infos/rapports-annuels/rapport-annuel-2019/ameriques-rapport-annuel-2019/article/cuba-rapport-annuel-2019 (site consulté le 13 février 2021).

[25Ibid..

[26Ibid..

[27Ibid..

[28Ibid..