Cuba et la question des droits de l’homme (3)

De la représentation médiatique à la réalité factuelle

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Un article complet de Salim Lamrani paru le 10 aout 2021 sur le site INVESTIG’ATION que nous publions en 3 parties.
Source originale : article a été publié par la revue "Etudes caribéennes"
Basé sur un rapport d’Amnesty International
Cette troisième partie du travail décrit "La situation des droits de l’homme en France et en Espagne"

Depuis 1959 et l’avènement de la Révolution cubaine, et tout particulièrement depuis 1991 et la chute de l’Union soviétique, Cuba est invariablement mise en accusation sur la question des droits de l’homme. Il existe un consensus largement répandu au sein de l’opinion publique, notamment en Occident, pour associer l’île à des violations des droits de l’homme.
Sans chercher à nier les éventuelles atteintes aux droits fondamentaux qui peuvent survenir au sein de la société cubaine, il convient de se demander s’il y a une corrélation entre l’importance des violations des droits de l’homme recensés par les institutions internationales dans tel pays et l’exposition médiatique qui lui est accordée. Pour répondre à cette interrogation, ce travail se propose de réaliser une étude comparative, basée sur le dernier rapport annuel d’Amnesty International, entre quatre pays : Cuba, les États-Unis, la France et l’Espagne.

La situation des droits de l’homme en France

Selon Amnesty International, de nombreuses atteintes à la liberté de réunion ont eu lieu en France, notamment dans le cadre des manifestations des Gilets jaunes. AI souligne que « les forces de l’ordre ont très souvent fait un usage arbitraire ou disproportionné de la force, en particulier, mais pas seulement, dans le cadre de manifestations ». L’organisation mentionne l’utilisation d’« armes dangereuses et imprécises », telles que des balles en caoutchouc et des grenades lacrymogènes de type GLI-F4. Au moins 25 personnes ont perdu un œil et cinq ont eu une main arrachée. AI rapporte que deux personnes Steve Maia Caniço, âgé de 24 ans, et Zineb Redouane, une femme âgée de 80 ans, « ont tout deux perdu la vie lors d’opérations de maintien de l’ordre ». Elle regrette également l’impunité dont bénéficient les responsables de violences policières :

L’Inspection générale de la Police nationale (IGPN), unité de la police chargée d’enquêter sur les allégations de recours excessif à la force par des policiers, avait ouvert 313 enquêtes judiciaires depuis le début du mouvement social. À la fin de l’année, un policier seulement avait été déclaré coupable d’usage illégal de la force lors de ces manifestations [1].

Amnesty International souligne que 11 000 manifestants ont été placés en garde à vue et que plus de 3000 ont été condamnés, « la plupart du temps à l’issue de procédures expéditives ». L’organisation ajoute que « plusieurs centaines de manifestant.e.s ont été arrêtés et poursuivis en justice pour des faits pourtant protégés par le droit relatif aux droits humains [2] ».

AI ajoute que la répression policière ne s’est pas limitée aux manifestants : « Plusieurs centaines de journalistes ont signalé avoir été blessés alors qu’ils couvraient des manifestations […] Dans la plupart des cas, les blessures résultaient de l’utilisation arbitraire ou excessive de la force par la police [3] ».

L’organisation internationale dénonce par ailleurs la vente d’armes par la France à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis alors qu’il « existe un risque majeur qu’elles puissent être utilisées pour commettre des atteintes au droit international humanitaire et relatif aux droits humains », en référence à la guerre au Yémen. AI signale ainsi que la France ne respecte pas le Traité sur le commerce des armes, qu’elle a pourtant ratifié. La France a été en 2019, le troisième plus gros exportateur d’armes au monde, et « le gouvernement français a manqué à son obligation de fournir des informations détaillées, exhaustives et à jour sur les transferts d’armes [4] ».

AI pointe également du doigt la répression politique contre « des militant.e.s écologistes et des défenseur.e.s des droits de personnes réfugiées et migrantes ». Ces derniers ont été la cible « de mesures de harcèlement et d’intimidation ou de poursuites judiciaires ». L’organisation note que « ces poursuites étaient symptomatiques de la criminalisation des actes de solidarité constatée au niveau européen ». Elle signale également le renvoi de migrants dans des pays où ils « risquaient de subir des atteintes à leurs droits fondamentaux [5] ».

AI dénonce enfin la loi adoptée par le Sénat qui interdit aux parents de porter des symboles religieux lors des sorties scolaires. Elle souligne que ce texte viole « les droits à la liberté d’expression et à la liberté de religion et de conviction » et instaure « à l’égard des personnes musulmanes une discrimination fondée sur la religion et la conviction [6] ».

Il convient à présent d’analyser le regard que porte AI sur la situation des droits de l’homme en Espagne.

La situation des droits de l’homme en Espagne

Dans son rapport sur l’Espagne, Amnesty International évoque le cas des 12 dirigeants catalans jugés et condamnés pour sept d’entre eux à des peines allant de neuf à 13 ans de prison pour avoir organisé en 2017 un référendum sur l’indépendance de la Catalogne. La position de l’organisation internationale est peu claire sur le sujet. D’un côté, AI souligne que « rien n’indique que le droit à un procès équitable de ces 12 dirigeants catalans ait été violé ». De l’autre, elle considère que « le crime de sédition est défini en termes vagues par la loi et qu’il a été interprété par les juges de façon large et d’une façon qui restreint de manière disproportionnée l’exercice des droits humains ». AI souligne également que les condamnations pour sédition « ont représenté une restriction excessive et disproportionnée de leurs droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique ». Pour ces raisons, AI demande « l’annulation de leur condamnation et leur libération immédiate ». Mais elle ne les qualifie pas pour autant de prisonniers politiques [7].

AI signale également les violences policières commises en Espagne, notamment lors des manifestations. Elle souligne que quatre personnes ont perdu l’usage d’un œil après avoir été touchées par des balles en caoutchouc tirées par la police. L’organisation dénonce l’impunité pour les responsables de violence et note qu’« aucune des enquêtes ouvertes sur des cas présumés de recours excessif à la force de part de la police […] n’avait donné lieu à des poursuites judiciaires [8] ».

AI dénonce les atteintes à la liberté d’expression et de réunion et souligne que les autorités ont infligé des sanctions administratives et de fortes amendes à des personnes ayant défendu les droits humains, y compris « à des journalistes, restreignant illégalement, dans certains cas, leurs droits », ainsi que l’accès aux informations [9].

L’organisation évoque par ailleurs des cas de « torture et autres mauvais traitements » en Espagne, notamment au Pays basque. AI souligne que le Comité des droits de l’homme des Nations unies « a demandé à l’Espagne de mettre fin à la pratique de la détention au secret au motif qu’elle facilite le recours à la torture et à d’autres formes de mauvais traitements [10] ».

Les violences faites aux femmes et aux filles sont également mentionnées dans le rapport d’AI qui souligne que « les victimes de violences sexuelles se heurtaient à des obstacles quand elles tentaient d’obtenir justice, et étaient en butte à l’absence de mesures de protection, d’aide et de soutien adéquates [11] ».

AI précise enfin dans son rapport que les droits en matière de logement sont violés en Espagne et souligne que plus de 40 000 personnes aux ressources limitées, ne pouvant rembourser leur emprunt ou payer leur loyer, ont été expulsées de leur lieu de résidence [12].

L’organisation ajoute également que les mesures d’austérité prises par le gouvernement affectent le droit à la santé des Espagnols les plus vulnérables : « Un grand nombre de ces réformes continuaient à avoir des effets disproportionnés sur les personnes ayant de faibles revenus, en particulier celles atteintes d’un handicap ou d’une maladie chronique, sur les personnes âgées et sur celles qui avaient besoin de soins de santé mentale ». AI souligne que le Comité des droits des personnes handicapées des Nations unies a demandé à l’Espagne de « garantir l’accessibilité et la disponibilité des services à toutes les personnes porteuses de handicaps ». Par ailleurs, l’organisation fait mention d’un cas particulier :

La Cour suprême a rendu un arrêt empêchant une femme cubaine qui avait en toute légalité rejoint sa fille en Espagne de recevoir des soins de santé, au motif que le permis de séjour temporaire délivré à un membre de la famille d’une personne ressortissante de l’UE n’entraînait pas automatiquement l’existence d’un tel droit. Cette décision était contraire aux recommandations adressées à l’Espagne par les Nations unies et le Conseil de l’Europe, qui lui avaient demandé de garantir un accès égal et sans discrimination aux soins de santé [13].

Amnesty International achève son rapport en mentionnant la persistance de l’impunité pour les crimes commis durant l’époque franquiste : « Aucune enquête n’a été ouverte sur les crimes de droit international, tels que les disparitions forcées et les actes de torture, commis pendant la guerre d’Espagne (1936-1939) et sous le régime de Franco ». L’organisation regrette que les victimes de violations de droits humains commises sous la dictature soient « privées de leur droit à la vérité, à la justice et à réparation [14] ».

Conclusion

L’analyse comparative des rapports d’Amnesty International sur la situation des droits humains à Cuba, aux États-Unis, en France et en Espagne, permet de tirer plusieurs enseignements. Tout d’abord, l’organisation fait état de sérieuses violations des droits humains dans les quatre pays à l’étude. Ainsi, pour Cuba, AI fait mention d’arrestations arbitraires, d’emprisonnement de journalistes et d’artistes indépendants, de six prisonniers d’opinion, de censure en ligne et d’une indépendance du pouvoir judiciaire pas assez renforcée.

Pour les États-Unis, AI évoque des crimes de guerres, des actes de torture, des détentions arbitraires de femmes, enfants, personnes âgées et handicapées demandeuses d’asile, ce qui constitue un traitement cruel, inhumain et dégradant, des atteintes aux droits sexuels et reproductifs, des violences faites aux femmes et aux filles issues des populations autochtones, des violations des droits des personnes issues de la diversité sexuelle, une répression à l’encontre de personnes en raison de leurs idées politiques, des atteintes au droit à la liberté d’expression, des emprisonnements arbitraires et pour une durée indéterminée de suspects, des homicides illégaux, des disparitions forcées et une impunité pour les responsables de crimes, des recours à la force meurtrière par des policiers ciblant de façon disproportionnée les jeunes hommes noirs et une application de la peine de mort, y compris contre des personnes porteuses de handicaps mental ou intellectuel.

Pour la France, AI recense des atteintes à la liberté de réunion, un usage disproportionné ou arbitraire de la force par la police, une utilisation d’armes dangereuses par la police ayant entraîné la mort de deux personnes et une mutilation permanente (œil ou main) pour au moins 30 personnes, une impunité pour les responsables de violences policières, de condamnations prononcées à l’issue de procédures expéditives, des arrestations et de poursuite en justice à l’encontre de manifestants pour des faits protégés par les droits humains, des centaines de journalistes blessés par l’utilisation arbitraire ou excessive de la force par la police, la vente d’armes à des pays impliqués dans des violations du droit international humanitaire, une répression politique contre des militants écologistes et des défenseurs des droits des migrants, des violations des droits à la liberté d’expression et à la liberté de religion et de conviction.

Pour ce qui concerne l’Espagne, AI exige la libération immédiate de sept dirigeants catalans condamnés à des peines allant de 9 à 12 ans de prison, dénonce des violences policières ayant entraîné, entre autres, des infirmités permanentes, les atteintes à la liberté d’expression et de réunion, des violations des droits des journalistes, des cas de torture et autres traitements dégradants, des cas de détentions au secret, de violences faites aux femmes et aux filles et une protection insuffisante des victimes, de cas de violations du droit au logement et du droit à la santé, et une impunité persistante sur les crimes commis durant la période franquiste.

Selon ces rapports d’Amnesty International, Cuba ne présente pas la situation la plus grave au sujet des droits humains. Quelles sont donc les raisons de ce courant d’opinion majoritaire au sujet de la situation des droits de l’homme à Cuba, alors qu’il n’est visiblement pas corroboré par la réalité factuelle ? Il semblerait qu’en réalité ce soit davantage le rejet suscité par le système politique à parti unique et le modèle socio-économique étatique présent à Cuba auprès des États-Unis et de la presse occidentale, plutôt que la situation des droits humains, qui explique cette matrice d’opinion dominante.

En 1960, en pleine guerre non déclarée contre la Révolution cubaine, face à la popularité de Fidel Castro à travers le monde et face à l’inefficacité des accusations portées à l’encontre de La Havane au sujet des accointances avec Moscou et le communisme international, l’administration Eisenhower avait décidé d’opter pour une nouvelle approche. Celle-ci fut élaborée par Roy R. Rubottom Jr., alors sous-secrétaire d’État aux Affaires interaméricaines, qui conseilla d’utiliser certains éléments de langage pour expliquer le différend avec Cuba. Les arguments jusqu’alors brandis devaient être remplacés par d’autres, à savoir : « 1. L’élimination de la liberté de la presse à Cuba, 2. Le non-respect des procédures judiciaires, 3. La violation des droits de l’homme [15] ». Theodore C. Achilles, ancien ambassadeur des Etats-Unis au Pérou de 1956 à 1960 et conseiller du Département d’État, avait élaboré une approche similaire : « Il serait plus efficace pour nous de nous concentrer sur les peuples d’Amérique du Sud en insistant sur le concept de Castro en tant que dictateur plutôt que Castro en tant que communiste [16] ».

Là se trouve sans doute une partie de la réponse.

Source : https://journals.openedition.org/etudescaribeennes/21453

[1Amnesty International, « France », rapport annuel 2019. https://www.amnesty.org/fr/countries/europe-and-central-asia/france/report-france/ (site consulté le 13 février 2021)

[2Ibid..

[3Ibid..

[4Ibid..

[5Ibid..

[6Ibid..

[7Amnesty International, « Espagne », rapport annuel 2019. https://www.amnesty.org/fr/countries/europe-and-central-asia/spain/report-spain/ (site consulté le 13 février 2021).

[8Ibid..

[9Ibid..

[10Ibid..

[11Ibid..

[12Ibid..

[13Ibid..

[14Ibid..

[15Roy R. Rubottom Jr., “Memorandum From the Assistant Secretary of State for Inter-American Affairs (Rubottom) to the Secretary of State”, 11 août 1960, Department of State, Central Files, 737.00/8–1160. Secret, No Distribution. Foreign Relations of the United States, 1958–1960, p. 1053-54.

[16Edward T. Long, “Memorandum of Discussion at the Department of State-Joint Chiefs of Staff Meeting, Pentagon, Washington”, 11 mars 1960, Department of State, State -JCS Meetings, Lot 70 D 328, March 1960. Top Secret. Foreign Relations of the United States, 1958–1960, p. 841-45.