« En réalité, les Etats-Unis espèrent une reddition totale et définitive du peuple cubain »

Conversations de Salim Lamrani avec Max Lesnik, directeur de Radio Miami.

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"Conversations" publiées le 7 juillet 2021 sur le site Etudes Caribéennes.
Salim Lamrani, est Maitre de Conférences HDR, à l’Université de la Réunion.
Il est spécialiste de Cuba et de ses relations avec les Etats-Unis.
La première partie de cet article, donne à connaître la personnalité de Max Lesnik et son parcours. Dans la seconde il répond aux nombreuses questions de Salim Lamrani, sur sa vision des relations de Cuba avec les Etats-Unis et sur son action personnelle.
RG

1 Né en 1930 à Cuba, dans le petit village de Vueltas, d’un père juif polonais ayant fui la persécution et d’une mère cubaine, Max Lesnik s’est impliqué dès l’âge de 15 ans dans le militantisme politique. Il a fréquenté les files du Parti orthodoxe fondé par Eduardo Chibás, symbole de la lutte contre la corruption gouvernementale, et est rapidement devenu secrétaire national de la Jeunesse orthodoxe dans les années 1950.

2Max Lesnik acquiert une renommée à travers le pays et se lie d’amitié avec Fidel Castro, dont il fait la connaissance à l’Université de La Havane. Ce dernier milite également au sein du Parti orthodoxe et présente même sa candidature aux élections de 1952 pour le Congrès de la République, avant que le coup d’Etat de Fulgencio Batista ne mette un terme à la légalité constitutionnelle.

3 Lesnik, comme beaucoup de jeunes Cubains, se soulève contre la dictature militaire de Batista, soutenue par les Etats-Unis, et intègre la direction du Second Front de l’Escambray dirigé par Eloy Gutiérrez Menoyo. Il est chargé du travail idéologique, politique et de propagande. 

4 Au triomphe de la Révolution le 1er janvier 1959, Lesnik est le premier dirigeant révolutionnaire à apparaître à la télévision cubaine, dans une interview avec le journaliste Carlos Lechuga. Avec l’installation du nouveau pouvoir, Max Lesnik reprend ses activités de journaliste. Il publie des chroniques dans la revue Bohemia et anime également un programme de radio quotidien.

5 Mais Lesnik ne tarde pas à se montrer critique de l’hégémonie des communistes au sein du pouvoir. Il s’oppose à l’alliance avec l’Union soviétique. Selon lui, Cuba devait être indépendante des Etats-Unis mais également de Moscou. En un mot, une souveraineté totale.

6 En 1961, sa situation n’est plus tenable et Max Lesnik est contraint de s’exiler aux Etats-Unis. Il ne rallie pas pour autant les files des partisans de l’ancien régime et n’accepte pas non plus les prébendes de la CIA, qui cherche à recruter les figures politiques de l’exil afin d’organiser un mouvement destiné à renverser la Révolution cubaine. Lorsqu’il apprend la nouvelle, Fidel Castro tente de convaincre Max Lesnik de rentrer à Cuba à travers de leur ami commun Alfredo Guevara, en vain. 

7 A Miami, Lesnik crée son programme de radio dans lequel il dénonce l’invasion de la Baie des Cochons du 17 avril 1961 et accuse les participants d’être des mercenaires à la solde d’une puissance étrangère. Dès le lendemain de son intervention, il reçoit la visite de plusieurs individus armés qui lui intiment l’ordre, un pistolet sur la tempe, de présenter en direct ses excuses devant les auditeurs. Refusant de revenir sur sa parole, Max Lesnik doit sa vie à une hésitation de la part des assaillants qui choisissent d’abandonner le studio sans mettre leur menace à exécution.

8 Au milieu des années soixante, Max Lesnik décide de fonder le journal Réplica qui deviendra une revue quelques années plus tard avec des tirages hebdomadaires pouvant atteindre les 100 000 exemplaires. Cette aventure professionnelle lui permet d’acquérir une grande notoriété au sein de la communauté cubaine et latino des Etats-Unis, ainsi qu’une certaine aisance économique. 

9 A la fin des années 1970, Max Lesnik joue un rôle essentiel dans l’établissement d’un dialogue entre la communauté cubaine des Etats-Unis et les autorités de La Havane. Il se rend à Cuba et retrouve son ami Fidel Castro pour la première fois depuis 17 ans. Le rapprochement avec La Havane n’est pas du goût des extrémistes de Miami. Max Lesnik est victime d’un premier attentat à la bombe en 1979. Au total, il sera la cible de onze attaques similaires. Sa revue ne survivra pas à l’intolérance et le dernier numéro paraîtra en 1990, suite au retrait des principaux sponsors, également menacés par les exilés violents de Floride.

10 Max Lesnik est aussi impliqué dans le rapprochement entre l’Eglise catholique et la Révolution cubaine. Il est d’ailleurs à l’origine de la visite historique du Pape Jean-Paul II à La Havane en 1998. L’homme des deux Havanes, en référence à la capitale cubaine et à « Little Havana » de Miami où il réside, est aujourd’hui directeur de Radio Miami. 

11 Au cours de ces conversations, Max Lesnik revient sur l’histoire de Cuba, son parcours personnel, ses liens avec Fidel Castro et la Cuba d’aujourd’hui.

12 SL : Quand avez-vous connu Fidel Castro ?

ML : J’ai connu Fidel Castro à l’Université de La Havane, sur la Place Cadenas, en face de la Faculté de Droit. Nous nous sommes connus sur un banc où avaient l’habitude de se retrouver les étudiants pour parler de l’actualité politique et pour organiser les manifestations de protestation contre les gouvernements de l’époque, que ce soit contre l’augmentation des prix pour les articles de première nécessité, du prix de l’électricité, ou du prix des transports en commun.

Je suis entré à l’Université en 1948. Fidel était déjà à la Faculté et était impliqué politiquement dans la vie estudiantine. Je souhaitais connaître les différents leaders de la jeunesse qui maintenaient une position politique verticale face à la corruption et le gangstérisme de l’époque. 

Fidel était un jeune politisé et rebelle. J’ai compris dès le premier instant que je me trouvais en face de quelqu’un qui serait soit le futur leader d’une Cuba différente, soit un martyr. Je crois que je ne me suis pas trompé. Fidel est entré de son vivant dans le Panthéon des libérateurs latino-américains.

13SL : Quelles étaient les principales caractéristiques de Fidel Castro ?

ML : Fidel était à la fois un homme politique de première importance, un penseur et un visionnaire très lucide. Il a réussi à édifier une Cuba différente et une Amérique latine différente. Nous, les Cubains, avons du mal à nous rendre compte que nous sommes les moteurs d’un processus d’émancipation, avec nos succès et nos erreurs. Mais il y a une constance dans le chemin tracé par José Martí depuis la fin du XIXe siècle. Fidel Castro a su catalyser l’enthousiasme et les frustrations de plusieurs générations pour construire une Cuba révolutionnaire.

14SL : Pourriez-vous nous raconter une anecdote illustrative de la personnalité de Fidel Castro ?

ML : Je me souviens qu’à l’Université, sur ce fameux banc en face de la Faculté de droit, nous avons fraternisé dans la fondation d’un comité qui s’appelait le « Comité 30 septembre contre le gangstérisme ». 

Nous sommes en 1949, sous la présidence de Carlos Prío Socarrás, marquée par les affrontements entre bandes violentes qui se disputaient dans les rues de La Havane l’hégémonie au sein de la bureaucratie de l’Etat. Ces groupes étaient issus des éléments révolutionnaires qui avaient participé à la lutte contre Machado et Batista. Par la suite, ils ont commencé à s’affronter pour obtenir le pouvoir. 

Pour obtenir la paix sociale, le gouvernement avait mis en place le « Pacte des bandes » en octroyant des postes bien rémunérés au sein de l’administration aux leaders de ces groupes, qui se sont laissé corrompre. Ces groupes menaçaient donc les étudiants de l’Université et les membres de la jeunesse orthodoxe qui étaient les seuls à dénoncer la gabegie et la corruption gouvernementale. 

L’Université était l’étendard des valeurs de la République, héritées de Julio Antonio Mella, fondateur du Parti communiste cubain, et d’Antonio Guiteras, l’âme de la Révolution de 1933. Le gouvernement souhaitait écraser cette résistance universitaire, en utilisant les gangsters contre les étudiants. Il y avait même certains leaders étudiants qui s’étaient laissé corrompre.

15SL : Quel était donc le rôle de ce comité ?

ML : Son rôle était de dénoncer publiquement le gangstérisme et les menaces contre l’Université. On a réuni une Assemblée où tous les Présidents étudiants des facultés étaient présents. Ce Comité avait une direction collective intégrée par les dirigeants de la jeunesse orthodoxe – dont je faisais partie – et des dirigeants socialistes.

Fidel Castro était membre du Comité 30 septembre et il s’était chargé de débusquer ceux qui étaient à la solde du gouvernement. Fidel Castro a toujours été très habile pour découvrir ce qui se cachait derrière les apparences. Dans ce cas précis, Fidel Castro a pris la parole au nom du Comité 30 septembre et a dénoncé un par un tous les corrompus et les gangsters stipendiés par le gouvernement, révélant même la nature de chaque emploi fictif. Les gangsters se trouvaient près de l’Université et ils ont appris la nouvelle. C’était une dénonciation courageuse de la part de Fidel, qui énumérait les noms et brandissait les documents prouvant ses affirmations. Les bandits étaient furieux et informèrent les membres du Comité qu’ils allaient payer de leur vie la dénonciation. Fidel en a été informé alors qu’il parlait. Mais au lieu de se taire face à la menace, il a repris de plus belle son discours, insistant sur le nom de chaque personne corrompue.

16 SL : Que s’est-il passé ensuite ?

17 ML : Cela a engendré un immense scandale car les bandits étaient démasqués. A la fin de l’assemblée, nous nous sommes réunis pour savoir comment nous allions sortir de l’Université. J’étais dirigeant de la jeunesse orthodoxe et j’avais un certain prestige car j’étais lié à Eduardo Chibás. Il fallait sauver Fidel Castro qui était en danger de mort. Je savais qu’ils ne prendraient pas le risque d’assassiner Fidel s’il se trouvait en ma compagnie. Eduardo Chibás, qui était le leader du Parti orthodoxe, était vivant à l’époque et avait un programme de radio tous les dimanches, suivi par tous les Cubains. Assassiner Fidel Castro au risque de tuer le leader de la jeunesse orthodoxe était trop dangereux pour le gouvernement. Finalement, nous avions pu sortir de l’Université sans trop de problèmes, même si Fidel a dû rester caché chez moi pendant plusieurs semaines.

18 SL : Où vous trouviez-vous lors de l’attaque de la caserne Moncada le 26 juillet 1953 ?

ML : Je me trouvais à La Havane, en compagnie de deux personnes qui étaient amies de Fidel : le Docteur Aramista Taboada et Alfredo Esquivel. Il y avait beaucoup de spéculations autour du Moncada. Certains pensaient que le colonel Pedraza avait réalisé un coup d’Etat, alors que d’autres affirmaient qu’il y avait eu un soulèvement de la garnison.

Nous analysions la situation et nous nous demandions où était Fidel. Nous savions qu’il était très audacieux. Le « Chinois » Esquivel est allé chez Mirta Díaz Balart, l’épouse de Fidel, qui l’a informé que son mari avait disparu depuis trois jours. A ce moment-là, nous avions la certitude que Fidel Castro était impliqué d’une manière ou d’une autre dans l’attaque du Moncada.

Par la suite, nous nous sommes activés tous azimuts pour éviter que la dictature n’assassine Fidel et ses compagnons. Il fut capturé et incarcéré pendant deux ans.

19 ML : Aviez-vous des divergences avec Fidel Castro à l’époque ?

ML : Je n’avais aucune divergence de principe avec Fidel. Le seul problème était qu’il avait réalisé le coup du Moncada de son côté, sans prévenir personne. Ce fut une conspiration qu’il organisa seul, dans laquelle je n’étais pas impliqué. Jusqu’aux ultimes instants, très peu de personnes étaient au courant de ce qu’ils allaient faire – et là, je parle des participants –, peut-être Raúl, Jesús Montané, Abel Santamaría, c’est-à-dire un petit groupe très restreint. Fidel a toujours été très discret et ses camarades avaient une grande confiance en lui.

Lorsqu’il est sorti de prison, Fidel Castro a commencé à se réunir avec certaines personnes. Je lui avais ainsi présenté Alvaro Barba, qui avait été Président de la Fédération estudiantine universitaire (FEU), ainsi que José Antonio Echevarría, du Directoire révolutionnaire.

20 SL : Quel a été votre rôle dans la lutte contre la dictature de Batista ?

ML : Lors du débarquement de Fidel Castro le 2 décembre 1956, l’opposition politique était paralysée par la grande répression déclenchée par Batista. La persécution était très forte et il n’y avait aucun espace pour exercer une activité politique civique et pacifique.

J’avais noué une solide amitié avec certains éléments du Parti orthodoxe qui s’étaient soulevés dans la Sierra de l’Escambray, au centre de l’île, et qui avaient formé le Second Front de l’Escambray. Quand je suis arrivé dans la zone, il y avait une division entre le Directoire révolutionnaire et le Second Front. Il y avait un groupe d’éléments du Mouvement 26 Juillet de Fidel Castro qui s’étaient soulevés, où se trouvaient mon ami Roger Redondo et Lazaro Artola, qui était le chef de la Jeunesse orthodoxe à Camagüey. 

Après l’attaque du Palais Présidentiel le 13 mars 1957, Eloy Gutiérrez Menoyo est arrivé dans la zone de l’Escambray pour y établir un front qui renforcerait ceux qui avait déjà pris les armes dans la région.

Je me trouvais dans l’Escambray comme responsable de Propagande du Second Front. Je faisais des allers et retours à La Havane pour ramener les fonds nécessaires. 

21 SL : Fulgencio Batista a fui le pays le 1er janvier 1959. Comment avez-vous appris la nouvelle ?

ML : Je me trouvais à La Havane lors de la chute de Batista. Je devais remplir une mission importante car un avion chargé d’armes en provenance des Etats-Unis devait approvisionner le Second Front. J’étais dans la clandestinité et un ami de la Jeunesse orthodoxe, Lucas Alvarez Tabio, qui était le neveu d’un magistrat du Tribunal suprême, m’a appris la nouvelle. Lorsque Batista a abandonné le pouvoir, il a souhaité donner une forme constitutionnelle à sa sortie en nommant le magistrat Carlos Piedra.

22SL : Qu’avez-vous fait suite au triomphe de la Révolution ?

ML : Nombreux ont été ceux qui ont cherché à obtenir un poste au sein du nouveau pouvoir. Cela n’a pas été mon cas. Je me suis consacré à ma profession de journaliste et j’écrivais dans Bohemia, tout en disposant d’un programme de radio. José Pardo Llada, qui était le journaliste le plus écouté de l’histoire de Cuba, avait son programme juste après le mien, à 13h.

La Révolution s’est ensuite radicalisée et le Parti communiste a commencé à asseoir son hégémonie dans tous les secteurs. Les Etats-Unis se sont opposés dès le départ au nouveau pouvoir et cette hostilité a conduit à la radicalisation. 

J’étais très critique dans mon programme de radio. J’affirmais que j’étais contre l’impérialisme des Etats-Unis mais que je n’étais pas communiste pour autant. Je ne souhaitais pas que l’on m’impose une idéologie. 

23SL : Vous étiez contre l’alliance avec les communistes ?

ML : J’étais absolument contre une alliance avec un groupe politique qui avait collaboré avec Batista en 1944 et qui n’avait pas joué de rôle-clé dans la lutte insurrectionnelle contre la tyrannie. Les communistes ont commencé à mettre de côté tous ceux qui avaient adopté une position différente. 

24SL : Entreteniez-vous des rapports avec Raúl Castro ?

ML : Nous avions des amis communs tels qu’Alfredo Guevara, Père du Nouveau Cinéma latino-américain, et Léster Rodríguez, qui avait participé au Moncada. Raúl était le petit frère de Fidel. Je me souviens que lors de ma lune de miel au Mexique le 30 décembre 1955, ce fut Raúl qui vint nous chercher à l’aéroport. Mais, il ne disposait à l’époque d’aucune responsabilité. Fidel Castro faisait très attention à cela. Il ne voulait aucun privilège pour son frère. Raúl a ensuite gagné ses galons en combattant dans la Sierra Maestra, pour arriver jusqu’à la Présidence de la République. 

25SL : Vous avez connu Che Guevara ?

ML : Je ne lui ai jamais parlé mais je sais qu’il avait une opinion négative de moi. On lui avait dit que j’étais un homme dangereux. Nous nous sommes croisés en voiture une fois, mais c’est tout. Ce n’était pas à moi d’aller le voir pour lui dire qu’il se trompait à mon sujet. Ce n’était pas mon style. J’en garde quelque regret car je crois que si j’avais connu le Che dans la Sierra de l’Escambray, les choses auraient été différentes.

26SL : Parlons à présent de votre départ de Cuba. Pourquoi avez-vous décidé de vous exiler aux Etats-Unis ?

ML : Dans mon émission de radio, je m’étais montré très critique vis-à-vis des communistes et l’appareil de sécurité se trouvait entre leurs mains. J’étais donc devenu une cible et je ne pouvais pas rester à Cuba.

J’ai décidé de partir de manière clandestine en janvier 1961 à bord d’un petit bateau. En réalité, je pense que les services de renseignements étaient au courant de notre départ et nous ont laissé partir. A notre arrivée aux Etats-Unis, nous avons été incarcérés pendant plusieurs mois au Texas par les autorités.

27ML : Fidel Castro était-il au courant de votre départ ?

ML : Quand Fidel a appris que j’étais en prison, il a envoyé Alfredo Guevara dire à ma mère de me faire parvenir ce message : « Il faut qu’il traverse la frontière mexicaine et revienne à Cuba. Il sera le bienvenu ». J’ai reçu le message plus tard, mais de toute manière, je ne serais pas revenu à Cuba. Je suis toutefois profondément reconnaissant à Fidel et à Alfredo.

De la même manière, Fidel Castro est intervenu pour que l’on permette à ma femme et à mes filles de quitter le pays. Le sous-secrétaire d’Etat de l’époque, Carlos Olivares, refusait de donner les passeports car je n’avais pas signé l’autorisation de sortie du territoire, ce que je ne pouvais faire car je me trouvais à Miami. Fidel, en personne, a pris le téléphone et a appelé Olivares.

28SL : Etiez-vous à l’époque en rupture idéologique avec Fidel Castro ?

29ML : Avec Fidel, non, mais avec le processus.

30SL : Avez-vous croisé à Miami les leaders politiques en exil ?

ML : Oui, j’en croisais certains. J’ai par exemple croisé les Prío, la famille du président renversé par Batista. J’ai d’ailleurs une anecdote assez drôle à ce sujet. Les Prío étaient très amis de l’humoriste Guillermo Alvarez Guedes. Quand un frère de Guillermo est mort, nous nous sommes croisés à Miami lors de l’enterrement. Je connaissais Guillermo de Cuba. Je suis allé lui présenter mes condoléances et il se trouvait avec Antonio Prío, frère de l’ex-président Carlos Prío Socarrás, et nous avons commencé à bavarder. Puis est arrivée une dame d’un âge avancé qui avait été orthodoxe et qui me connaissait depuis l’époque où j’étais leader de la jeunesse orthodoxe. Elle connaissait également Antonio Prío qui avait été candidat à la mairie de La Havane et Ministre des Finances. Il avait été impliqué dans un grand scandale et on l’avait accusé d’avoir volé 7 millions de pesos, ce qui équivaut aujourd’hui à 70 millions de dollars. Cette dame m’a vu et m’a dit : « Ce n’est pas croyable ! Max Lesnik, leader orthodoxe, en compagnie d’Antonio Prío Socarrás, le bandit qui a volé 7 millions de pesos et qui a été puni par le peuple de Cuba, car il a perdu la mairie face à Castellano ». 

Alors Antonio Prío s’est adressé à elle : « Madame, s’il-vous-plaît, permettez-moi de vous poser une question. Combien d’habitants y avait-il à Cuba en 1950, puisqu’il s’agit de la période où vous m’accusez d’avoir volé 7 millions de pesos ? La dame a répondu sur un ton sec : « Sept millions d’habitants ». Prío a mis la main dans sa poche et a sorti une pièce : « Très bien, prenez donc votre peso et arrêtez de m’emmerder ».

31SL : Vous avez joué un rôle important dans l’établissement d’un dialogue entre la communauté cubaine des Etats-Unis et le gouvernement de La Havane en 1978. Pourriez-vous nous raconter la genèse de ce processus historique de réconciliation ?

ML : En 1976, James Carter, ancien gouverneur démocrate de l’Etat de Géorgie, a remporté la présidence. Il était proche d’Alfredo Durán, un Cubain impliqué dans la vie politique et qui avait mené sa campagne au niveau fédéral. Il a été Président du Parti démocrate en Floride et occupait donc un poste important.

Je le connaissais à travers ma profession de journaliste et de directeur de la revue Réplica. Tous les hommes politiques des Etats-Unis me sollicitaient constamment afin d’obtenir une interview car notre revue n’était pas sectaire et donnait la parole à tout le monde, sans distinction, ouverte au débat démocratique et à la pluralité des idées. Il s’agissait de la revue en espagnol la plus diffusée aux Etats-Unis.

Un jour, Durán m’a sollicité et m’a expliqué qu’il soutenait un candidat à la présidence des Etats-Unis appelé James Carter. Il devait passer par Miami et Durán était chargé de sa tournée dans la ville. Lors de la visite de Carter à Réplica, je l’ai donc interviewé et je lui ai posé la question de savoir quelle serait sa politique vis-à-vis de Cuba. De façon surprenante, il a répondu qu’il établirait une communication avec Cuba afin d’améliorer les droits de l’homme. C’était la première fois qu’un homme politique étasunien tenait ce type de discours constructif vis-à-vis de La Havane.

32SL : Que s’est-il passé ensuite ?

ML : Carter a été élu Président des Etats-Unis et a initié un processus de rapprochement discret. Des représentations diplomatiques ont été ouvertes dans les deux capitales, ce qui illustrait la volonté de Carter d’établir un contact direct avec les autorités de l’île et de mettre un terme à vingt ans de confrontation. 

Bernardo Benes, éminent banquier, qui avait fait partie de la délégation de Carter lors de sa visite à Miami, s’était rendu au Panama chez son ami Alberto Pons, un Cubain qui avait fait fortune dans le commerce des guayaberas. Un frère de Pons, vivant à Cuba, se trouvait également présent et un débat s’est ouvert autour des relations entre Cuba et les Etats-Unis ainsi que sur la situation des droits de l’homme. Pons avait lu l’interview de Benes dans Réplica à ce sujet et lui avait demandé : « Pourquoi n’en parleriez-vous pas à Fidel Castro ? ».

Benes a éclaté de rire et lui a rétorqué qu’il était disposé à parler avec Fidel Castro. De retour à La Havane, le frère de Pons en a informé les autorités. De son côté, Benes a fait part de cette discussion à un important agent de la CIA chargé de l’Amérique latine, qui était basé au Mexique. En tant que banquier, Benes avait de très nombreux contacts. Il avait travaillé pour le gouvernement des Etats-Unis au sein de la Banque interaméricaine de développement. C’était un homme très ouvert avec des relations très diverses.

A son tour, l’agent de la CIA en a informé le gouvernement des Etats-Unis. Benes est entré en contact avec Bob Pastor, un collaborateur de Carter et il a obtenu l’autorisation d’explorer les possibilités de rapprochement avec les autorités de La Havane. En compagnie de Charles Dascal, un juif cubain, Président de la Banque continentale, où j’avais mes comptes, Benes a rencontré Fidel Castro à plusieurs reprises et a réussi à obtenir la libération de 3 500 prisonniers politiques impliqués dans la guerre contre-révolutionnaire dans les années 1960.

33SL : Quand êtes-vous retourné à Cuba ?

ML : Lors d’une des rencontres avec Benes, Fidel Castro avait informé ce dernier qu’il m’invitait à Cuba. Tout cela était une opération secrète, car l’extrême droite cubaine de Floride était opposée à toute idée de normalisation. Seuls les deux gouvernements étaient au courant.

En 1978, nous avons donc pris un jet privé de Fort Lauderdale pour La Havane. J’étais accompagné de Benes et de Dascal. Nous avons atterri discrètement à l’aéroport José Martí. Nous avons été reçus par Abrantes, général de la Sécurité de l’Etat, vice-ministre de l’Intérieur et chef de la garde personnelle de Fidel. Avec lui se trouvait José Luis Padrón, qui était l’assistant personnel de Fidel Castro. Je connaissais Abrantes depuis l’époque prérévolutionnaire. Nous habitions le même quartier de La Havane, même si nous n’étions pas proches.

34SL : Comment s’est déroulée votre rencontre avec Fidel Castro ?

ML : Le lendemain, Abrantes est venu me trouver pour me dire que Fidel souhaitait me voir. Nous sommes allés au Palais présidentiel et Fidel est apparu. Je me souviens lui avoir posé la question suivante : « Comment dois-je m’adresser à vous ? ». Il s’agissait du Président de la République et je me devais de respecter le protocole.

Figurez-vous que sa réponse a été la suivante : « Toi, tu peux m’appeler Fidel ». Le cadre était donc établi. Nous avons commencé un dialogue qui a duré plusieurs heures car nous ne nous étions pas revus depuis 1960. Nous avons parlé du passé, de notre époque universitaire. Fidel Castro aime beaucoup se rappeler des anecdotes. 

Fidel m’a posé beaucoup de questions sur Réplica. Il voulait savoir tous les détails, le tirage, la distribution, la technique, la publicité, son influence. C’est l’une des caractéristiques de Fidel. Il est d’une grande curiosité. Puis tout à coup, il m’a posé la question suivante : « Pourquoi es-tu parti de Cuba ? ». Je lui ai expliqué que je n’étais pas d’accord avec les communistes cubains et que j’étais opposé à l’alliance avec l’Union soviétique. Avec beaucoup de sagesse, il m’a alors répondu la chose suivante : « Si tu avais été à ma place, tu aurais fait la même chose pour sauver la Révolution et pour éviter que Cuba perde sa souveraineté ».

Je crois que Fidel avait entièrement raison. Si l’on analyse de manière rétrospective les événements, il convient de dire que son analyse était juste. Je m’étais trompé. Si l’on avait fait ce que je souhaitais, c’est-à-dire maintenir Cuba en dehors de l’alliance avec l’URSS, la Révolution aurait été anéantie par Washington. Si Fidel n’avait pas accepté la main tendue des Russes, la Révolution n’aurait pas survécu.

Je me souviens que lorsque nous nous sommes quittés, il m’a offert un tableau de Portocarrero et m’a dit : « Tu n’es pas si vieux que ça. En revanche, tu es plus sage ». 

35SL : Que pensait Fidel Castro de James Carter ?

ML : Au sujet de Carter, Fidel pensait qu’il était capable de mener à bien le processus de réconciliation. Les perspectives étaient alors encourageantes.

Malheureusement, l’exode migratoire de Mariel en 1980 et la crise politique qui s’en est suivie a mis un terme au dialogue bilatéral. Autour de Carter gravitaient des personnes opposées à toute normalisation avec Cuba. Zbignew Brezinsky, d’originaire polonaise, anticommuniste farouche, était conseiller à la sécurité de Carter. Pour lui, aucune diplomatie n’était possible avec les communistes. Il s’est opposé au dialogue et au secrétaire d’Etat Salius Vans, favorable à un rapprochement avec La Havane.

Lorsqu’un groupe de Cubains est entré de force dans l’ambassade du Pérou, causant la mort d’un garde cubain, les diplomates ont refusé de remettre les réfugiés à la justice. Les autorités cubaines ont donc décidé de retirer le service de sécurité protégeant l’ambassade et le journal Granma a publié une note indiquant que tous ceux qui souhaitaient quitter le pays pouvaient le faire à travers l’ambassade du Pérou. Des milliers de personnes se sont donc rendues à l’ambassade. Brezinsky a profité de l’occasion pour influencer Carter et l’obliger à faire la célèbre déclaration dans laquelle il invitait les Cubains à rejoindre les Etats-Unis.

Fidel Castro s’est senti trahi car le conflit concernait le Pérou et non les Etats-Unis. Il a donc répliqué en déclarant à la télévision que tous les Cubains qui souhaitaient se rendre aux Etats-Unis pouvaient le faire à partir du port de Mariel. Au total, 120 000 personnes ont quitté l’île.

La suite est connue. Reagan est arrivé au pouvoir et a mis un terme à la politique de rapprochement avec Cuba.

36SL : Quelles ont été les conséquences pour vous ?

ML : J’ai été la cible des Cubains d’extrême droite car je publiais des articles et des chroniques favorables au dialogue. De la même manière, j’avais dénoncé l’horrible crime commis en octobre 1976 avec l’attaque contre un avion civil cubain qui avait coûté la vie à 73 personnes. Une bombe avait été placée à bord par Luis Posada Carriles et Orlando Bosch. J’avais dénoncé ces actes terroristes alors que l’extrême droite les applaudissait.

J’ai donc été victime de plusieurs attentats à la bombe, comme d’autres partisans du dialogue. Au total, les terroristes ont réalisé onze attentats pour m’assassiner. Plusieurs bombes ont été placées dans les bureaux de Réplica. Personne n’est venu défendre notre droit à la liberté d’expression, ni le Miami Herald ni la Société interaméricaine de presse. Le seul à nous avoir défendu fut le Miami News, qui n’existe plus aujourd’hui. Nous avons été contraints de mettre un terme à l’aventure de Réplica, faute de sponsors.

37 SL : En 1994, une autre crise migratoire a généré des tensions entre Cuba et les Etats-Unis. Vous avez joué un certain rôle pour éviter une escalade. Pourriez-vous nous rappeler les faits ?

ML : Je me trouvais à La Havane, en compagnie d’Alfredo Guevara et Eusebio Leal. Je leur ai fait part de mon inquiétude au sujet de la crise qui pouvait déboucher sur un conflit de plus grande ampleur. Clinton était un président faible et il pouvait se laisser entraîner. Carter pouvait être la solution et j’avais la possibilité de le contacter à travers Alfredo Durán. 

Eusebio Leal m’a demandé de retourner à mon hôtel et d’attendre son appel. A trois heures du matin, il m’a contacté pour me dire la chose suivante : « Ton ami de l’Université te donne carte blanche ». Il s’agissait de Fidel. J’ai donc informé Durán de la situation et lui ai demandé de contacter Carter en urgence. A mon retour à Miami, nous nous sommes retrouvés dans mon bureau avec Durán. De mon côté, j’avais Alfredo au téléphone qui se trouvait en compagnie de Fidel, et Durán avait Carter au bout de la ligne, qui se trouvait à Atlanta. L’ancien Président a fait parvenir un message à Clinton.

38 SL : Parlons à présent de la visite du Pape Jean-Paul II en 1998. 

ML : Le Pape avait nommé Jaime Ortega Cardinal. Je connais le Nonce apostolique de La Havane Monseigneur Benjamino Stella. La situation avec l’Eglise était assez tendue. De plus, on avait invité Ortega à Miami. A ce sujet, Fidel nous avait dit lors d’une réunion à La Havane qu’après la visite d’Ortega à Miami, on aurait un cardinal contre-révolutionnaire. Je me souviens lui avoir répondu la chose suivante : « Laissons-lui le bénéfice du doute. Je serai sur place et je prendrai note de tout ».

Fidel avait appris que j’allais assister à la réception offerte par le Nonce le lendemain. Il a donc demandé à Eusebio Leal et à Alfredo Guevara d’assister à la réception. Le lendemain, lors de la réception, à laquelle étaient invités tous les membres du gouvernement, seule Isabelle Allende, qui était à l’époque vice-ministre des Affaires étrangères, avait répondu à l’invitation.

Vers deux heures du matin, à la fin de la réception, le Nonce a regretté l’absence des autorités gouvernementales. Je lui ai dit que Fidel Castro avait personnellement envoyé Leal et Guevara et qu’il souhaitait normaliser les relations avec l’Eglise. J’ai tout raconté sans trahir aucun secret. Je me suis même retourné vers Ortega pour lui dire : « Fidel pense que tu vas revenir à Cuba après ta visite à Miami comme contre-révolutionnaire ». Mais Ortega s’était bien comporté à Miami et cela a ouvert la voie à un rapprochement entre le Vatican et La Havane.

Lors de la visite du pape en 1998, le Nonce apostolique m’a invité à Cuba. Le jour de son départ, le Pape m’a reçu lors d’un entretien privé avec trois autres amis : Alfredo Muñoz de l’Agence France-Presse, Luis Báez et le Commandant Manuel Piñeiro Losada. Le Nonce a dit au Pape : « Lesnik est de la maison ». Je me souviens lui avoir dit que je n’étais pas catholique mais juif et que je n’étais pas pratiquant. Je lui ai également dit que ma mère était cubaine et mon père, polonais. Le Pape a alors répondu, avec un certain sens de l’humour : « Dieu bénisse tous les Polonais ». Comme il était également polonais…

39 SL : Passons à un autre thème. En tant que journaliste cubain résidant à Miami, que pensez-vous de la liberté d’expression à Cuba ?

ML : Il convient de rappeler quelques vérités élémentaires. La liberté d’expression est directement liée à la sécurité de l’Etat. Je ne fais pas référence à l’appareil policier ni aux services de renseignements. Quand un Etat se sent en sécurité, quand il n’y a pas de force étrangère ou intérieure capable de la déstabiliser, la liberté d’expression est très grande. Dès lors qu’il y a une menace interne ou externe – dans ce cas une menace externe, les Etats-Unis, et une menace interne – les dissidents – soutenue par une puissance étrangère –, commencent les restrictions à la liberté d’expression.

Prenons l’exemple des Etats-Unis, qui est la nation la plus puissante au monde. Malgré les crises, il reste le pays le plus riche. On dit qu’il y a une liberté de presse absolue aux Etats-Unis. Je suis journaliste. Je connais un peu le sujet. En réalité, la liberté de la presse se trouve entre les mains de ceux qui possèdent les médias, contrôlés par les forces capitalistes pour défendre leurs intérêts. La concentration des médias s’est renforcée au cours des dernières années. Avant, un journal était la propriété d’un éditeur, ce qui fut mon cas. Aujourd’hui, les actionnaires de la presse appartiennent au complexe militaro-industriel. Quand l’Etat se sent menacé, il réduit la liberté d’expression, comme ce fut le cas sous le maccarthysme, où les libertés fondamentales ont été violées alors que personne ne menaçait les Etats-Unis.

A Cuba, à mesure que l’Etat verra disparaître les menaces externes ou internes promues par l’étranger, je suis convaincu que l’espace réservé au débat critique s’élargira davantage. 

40 SL : En un mot, le degré de liberté d’expression à Cuba dépend du degré d’hostilité des Etats-Unis vis-à-vis de l’île.

ML : C’est exactement cela. A mesure que les tensions diminueront et que les Etats-Unis cesseront d’utiliser l’opposition interne pour déstabiliser l’Etat, il y aura davantage de liberté d’expression à Cuba. Mais elle existe déjà. Elle est certes limitée, mais il y a chaque jour plus de liberté d’expression à Cuba.

Il y a également un autre problème. Pendant des années, les Cubains, au nom de la défense de la Révolution, ont occulté leurs erreurs afin de ne pas porter atteinte à l’unité nationale. Ils pensaient que la critique des défauts du système les affaiblirait face à l’ennemi alors qu’en réalité, c’est une preuve de force. D’ailleurs, l’ennemi utilise cette unité de façade comme angle d’attaque. Lorsqu’on critique un dirigeant incompétent, on critique l’homme et non pas la Révolution. Une critique ouverte et saine depuis le camp révolutionnaire pour améliorer le système et dénoncer la corruption n’affaiblit pas le processus. Raúl Castro en est l’exemple parfait.

Je pense également que l’un des plus importants esprits critiques de la presse cubaine est Fidel Castro. 

41 SL : Que pensez-vous du parti unique à Cuba ?

42 ML : Le débat autour du parti unique et du multipartisme est intéressant. La démocratie ne vient pas des partis. Cela doit être un processus où sont débattus tous les points de vue, même s’il y a un seul parti ou pas de parti du tout. Le parti n’a rien à voir avec la démocratie qui est vieille de plus de 2 000 ans alors que le parti politique est né au XIXe siècle en tant qu’institution.

43 On dit que Cuba est une dictature car il n’y a qu’un seul parti. C’est une lecture simpliste. Il y a des dictatures dans le monde avec un système de multipartisme. Sous Batista, il y avait de nombreux partis et c’était pourtant une dictature.

44 SL : Que pensez-vous de l’opposition à Cuba ?

ML : Malheureusement, depuis le triomphe de la Révolution, l’opposition se trouve sous le contrôle des Etats-Unis. J’aurais souhaité qu’il y ait à Cuba une véritable opposition patriotique et indépendante. Mais dès le départ, les groupes dissidents ont été financés par Washington.

Si l’on jette un œil à l’histoire, dans tout le processus révolutionnaire cubain, depuis les guerres d’indépendance jusqu’à la lutte contre Batista, aucun groupe insurrectionnel n’a été financé par une puissance étrangère. Il est important de signaler cette réalité. Le Cubain lutte pour une cause noble, par patriotisme et non pour l’argent. Il n’y a jamais eu de personnes financées lors de la guerre de 1868, ni celle de 1895, ni lors de la lutte contre Machado ou celle contre Batista.

A partir de 1959, les Etats-Unis ont considéré Cuba comme une menace, bien avant que la Révolution ne se déclare socialiste ou qu’elle signe une alliance stratégique avec l’Union soviétique. A l’époque, la « Révolution était aussi cubaine que les palmiers », comme avait dit Fidel Castro. Washington a donc commencé à financer des groupes internes. Ce fut la perdition de l’opposition car le Cubain ne peut pas comprendre qu’un compatriote accepte de l’argent d’une puissance étrangère pour s’opposer à son gouvernement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’opposition est très réduite à Cuba et qu’elle est incapable de fédérer la population autour d’elle.

45 SL : Mais, tout de même, il y a bien à Cuba des secteurs insatisfaits et qui ne sont pas stipendiés par les Etats-Unis.

ML : Je ne dis pas qu’il n’y a pas de catégories mécontentes à Cuba. Elles doivent être substantielles, surtout depuis la Période spéciale qui a fait suite à la disparition de l’Union soviétique. Mais transformer ce mécontentement en une opposition politique contre le gouvernement n’est pas chose aisée, car les Cubains souhaitent conserver et améliorer leur système. Ils ne veulent pas d’autre modèle.

Une opposition politique honnête doit être favorable à la souveraineté nationale et dénoncer les sanctions économiques des Etats-Unis. Elle doit être disposée à défendre le rêve de José Martí d’une Cuba libre et indépendante. Elle doit chercher des solutions cubaines aux problèmes cubains et ne pas regarder vers le Nord. Elle doit se débarrasser de son complexe d’infériorité qui consiste à croire qu’il faut toujours demander la permission à Washington pour entreprendre une quelconque initiative.

46 SL : Pourquoi n’y a-t-il pas de révoltes à Cuba, comme il y en a en Europe et à travers le monde ?

47 ML : Les dissidents médiatiques ne peuvent pas bénéficier d’un soutien populaire. Ils ne disposent ni de programme défini, ni de leader. L’opposition fabriquée se trouve empêtrée dans une contradiction. Pour lutter pour la liberté, il faut être libre. Or, la dissidence est prisonnière de la politique étrangère des Etats-Unis vis-à-vis de Cuba. Le jour où le budget de 20 millions de dollars annuels que Washington destine à cette opposition disparaîtra, cette opposition disparaîtra également.

48 SL : Comment analysez-vous les changements survenus dans le modèle économique cubain ?

ML : Pour répondre à votre question, je dois d’abord me définir d’un point de vue idéologique. J’ai toujours été socialiste. En tant que socialiste, je considère que le capitalisme ne distribue pas la richesse au sein de la société, mais qu’il privilégie les plus riches. Quand la société capitaliste se transforme lors d’une Révolution étatique comme à Cuba où tout se trouve entre les mains de l’Etat, la bureaucratie capitaliste, qui est efficace, est remplacée par une bureaucratie de parti, qui est souvent inefficace.

Aujourd’hui, le processus permet aux Cubains de travailler à leur compte et favorise l’élimination de cette bureaucratie insoutenable qui empêche le développement. Mais la société cubaine doit favoriser, en plus du travail individuel, la coopérative. En d’autres termes, le socialisme n’est pas un capitalisme d’Etat. Le socialisme stipule que les moyens de production doivent se trouver entre les mains des travailleurs. Le rôle de l’Etat est de mener à bien ce processus à long terme. Quand on remet une licence à une personne pour qu’elle établisse son commerce, c’est un pas positif. Mais l’Etat doit être plus audacieux en remettant les entreprises aux travailleurs et en les transformant en coopératives socialistes. 

Le problème à Cuba, avec la bureaucratie et le paternalisme, est que tout le monde considère que tout lui appartient. C’est la raison pour laquelle, il y a tant de vols dans les hôtels et les entreprises d’Etat. L’administrateur, chargé du bon fonctionnement de la structure, est le premier à voler. Il convient de briser ce cercle vicieux d’une seule manière : en présentant les délinquants à la justice et, surtout, en socialisant les moyens de production. Dans une coopérative, le vol n’est plus possible car les travailleurs sont partenaires et ne permettront pas ce type de comportement délictueux. Si un partenaire d’une coopérative, disons d’un restaurant, veut emporter un gigot à la maison, cela lui sera impossible car il se heurtera à l’opposition de ses camarades. Ainsi, la propriété de la coopérative sera mieux protégée.

49 SL : L’Etat doit-il laisser toute l’économie entre les mains des coopératives ?

ML : Non, l’Etat doit garder le contrôle des grandes entreprises, de l’industrie de base du pays, comme le tourisme ou le nickel. Il doit conserver le contrôle des ressources stratégiques de la nation.

En revanche, les salons de coiffure, les restaurants, et les autres petits commerces doivent être en dehors du contrôle de l’Etat. La réforme économique ne doit pas se limiter à la petite entreprise privée mais intégrer également les coopératives. C’est un objectif fondamental. Je suis assez optimiste et j’espère que les Cubains se sentiront, chaque jour qui passe, fiers de leur nationalité.

50 SL : Quels sont les principaux obstacles à ces changements ?

ML : Ils sont de deux ordres : interne et externe. Au niveau externe, les Etats-Unis vont profiter de cette nouvelle situation de liberté d’entreprise pour l’utiliser contre la Révolution et pour déstabiliser le pays. C’est le premier risque. 

Ensuite, les dirigeants cubains ne doivent pas laisser la bureaucratie fabriquer des fantômes pour conserver leur pouvoir. Ils doivent faire la part des choses entre un fonctionnaire efficace et un bureaucrate incompétent qui prétend effrayer l’Etat afin de conserver son poste de répresseur. Il s’agit là des deux défis à relever.

51 SL : Que pensez-vous de la manière dont les médias occidentaux présentent Cuba ?

ML : Je suis journaliste depuis plus d’un demi-siècle. Il est évident qu’il y a un double standard dès lors qu’il s’agit de Cuba. Il y a quelque temps, les médias ont diffusé la nouvelle d’un opposant cubain arrêté par la police et relâché quelques heures plus tard. Au même moment, il y avait une manifestation en République dominicaine. La police a tiré et il y a eu trois morts. La presse occidentale n’en a pas dit un mot. Un fait qui passerait inaperçu dans le reste du monde devient une info dès lors qu’il s’agit de Cuba.

52 SL : Pourquoi les Etats-Unis imposent-ils toujours des sanctions économiques contre Cuba, plus d’un quart de siècle après la fin de la Guerre froide ?

ML : Au départ, les sanctions économiques ont été imposées suite à la décision de Cuba de nationaliser certaines entreprises étasuniennes. Mais il convient de rappeler que l’hostilité, ou du moins la méfiance, des Etats-Unis vis-à-vis de Fidel Castro est antérieure au triomphe de la Révolution. Washington a tout fait pour empêcher Fidel Castro d’arriver au pouvoir et a soutenu Fulgencio Batista jusqu’aux ultimes instants. Après la fuite du dictateur, les Etats-Unis ont imposé une junte militaire mais celle-ci n’a duré que quelques heures et a été balayée par la vague populaire et révolutionnaire. Il est important de se souvenir de cette réalité historique. 

Depuis cette époque, la Révolution est au pouvoir à Cuba et les Etats-Unis ont entrepris toutes les mesures possibles et imaginables pour essayer de la renverser. Toute la rhétorique diplomatique mise en avant depuis 1959 pour justifier l’état de siège contre Cuba est une succession de prétextes qui ne résistent pas à l’analyse. Washington a ainsi évoqué les nationalisations, l’alliance avec l’Union soviétique, l’aide de Cuba aux mouvements révolutionnaires à travers le monde, le parti unique, puis les droits de l’homme. En réalité, les Etats-Unis espèrent une reddition totale et définitive du peuple cubain, chose qui n’est pas arrivée en plus d’un demi-siècle et qui, à mon humble avis, n’est pas prête d’arriver.

53 SL : Washington a pourtant normalisé ses relations avec la Chine et le Vietnam et a mis un terme aux sanctions contre ces pays. Pourquoi en est-il autrement pour Cuba ?

ML : La politique de sanctions contre Cuba – dont le but est d’affamer le peuple cubain – a échoué et je crois que les Etats-Unis ont du mal à faire preuve de lucidité à ce sujet et admettre cette réalité. Le maintien des sanctions a pour but d’empêcher le développement du pays et le Voisin du Nord refuse de reconnaître son erreur en maintenant un état de siège obsolète et cruel qui suscite l’opprobre de la communauté internationale, y compris des plus fidèles alliés des Etats-Unis. 

Je pense qu’à terme les Etats-Unis seront obligés de lever les sanctions contre Cuba, car le peuple étasunien n’acceptera pas indéfiniment les mensonges de la part des autorités. Le peuple étasunien sera le moteur qui permettra le changement de politique et l’adoption d’une approche plus rationnelle.

54 SL : Quel est l’impact des sanctions économiques auprès de la communauté cubaine des Etats-Unis ?

SL : Les sanctions économiques constituent non seulement une agression contre le peuple de Cuba mais elles affectent également le peuple américain. Empêcher un citoyen étasunien de voyager dans un pays qui se trouve à 90 miles est une atteinte à un droit constitutionnel fondamental. 

De la même manière, la communauté cubaine des Etats-Unis souffre car pour voyager à Cuba, terre de nos ancêtres où sont nés près de 80% des Cubains qui vivent en territoire étasunien, il faut faire face à toute une série d’obstacles administratifs imposés par Washington. 

Par exemple, sous le mandat de George W. Bush, les Cubains des Etats-Unis ne pouvaient se rendre dans leur pays d’origine que deux semaines tous les trois ans ! Cela dans le meilleur des cas car il fallait obtenir une autorisation du Département du Trésor. Pour obtenir ladite autorisation, il fallait démontrer que l’on avait un membre direct de la famille résidant à Cuba. Alors pour le commun des mortels, une tante, un cousin ou un neveu sont des membres directs de la famille. Mais l’administration Bush avait donné une nouvelle définition de la famille qui ne s’appliquait qu’aux Cubains ! Ainsi, seuls les grands-parents, parents, épouse et mari, frères et sœurs, et enfants faisaient partie de la famille. Donc, un Cubain de Coral Gables qui n’avait qu’une tante à Cuba ne pouvait plus se rendre dans son pays d’origine. Imaginez un peu l’impact que cela a eu sur la famille cubaine, quand la famille est la base de la société. A Cuba, le concept de famille est à la fois important et large car non seulement font partie de la famille ceux qui sont liés par le sang, mais également ceux qui sont liés par l’amitié. 

Cette aberration politique a eu le soutien de l’extrême droite cubaine de Floride, qui voue une haine viscérale au peuple cubain. Il ne s’agit pas seulement d’une volonté de revanche vis-à-vis des frères Castro, mais d’une aversion réelle contre la population cubaine car elle soutient majoritairement le gouvernement en place.

55SL : Que répondez-vous à ceux qui disent que les sanctions économiques sont une simple question bilatérale entre Cuba et les Etats-Unis et que La Havane peut développer ses relations commerciales avec le reste du monde ?

ML : Ces affirmations ne résistent pas une seule seconde à l’analyse. Dire que Cuba peut faire du commerce avec le reste du monde revient à ignorer le caractère extraterritorial des sanctions économiques. Permettez-moi de vous fournir quelques exemples. Depuis 1992, toute embarcation qui accosterait dans un port cubain se voit automatiquement interdire l’entrée dans un port étasunien durant six mois. Quelle est la conséquence pour Cuba ? Elle doit payer des sommes astronomiques, bien supérieures à celles du marché, pour convaincre les transporteurs internationaux de lui livrer de la marchandise. Je rappelle que les Etats-Unis sont le premier marché au monde. 

56De la même manière, si une entreprise étrangère veut exporter ses produits aux Etats-Unis, elle doit démontrer au Département du Trésor que ses produits ne contiennent pas un seul gramme de matière première cubaine. Comment fait alors Cuba pour exporter sa production au reste du monde avec de tels obstacles ? De la même façon, Cuba ne peut rien importer du reste du monde qui ne contienne plus de 10% de composants étasunien. Vu le leadership technique et technologique des Etats-Unis, ils disposent d’un monopole dans de nombreux secteurs. L’exemple le plus frappant est le secteur de la médecine. Les Etats-Unis sont leader mondial dans ce domaine et Cuba ne peut importer aucun médicament ni aucun équipement médical produits aux Etats-Unis ou qui contiendrait plus de 10% de composants étasuniens. Prenez également l’exemple de l’aéronautique. L’immense majorité des avions contiennent des produits étasuniens et ne peuvent être vendus Cuba. Voilà la réalité.

57SL : Selon Washington, la politique de sanctions est la meilleure façon de rétablir la démocratie à Cuba.

ML : Il est ridicule de penser que les sanctions économiques puissent avoir des résultats positifs pour les Etats-Unis. Il s’agit d’une arme criminelle contre le peuple de Cuba et qui n’aura aucune issue favorable. Il n’y aura pas de changements politiques à Cuba orchestrés depuis l’étranger. Les Cubains ne l’accepteront jamais. Même durant la période de l’Union soviétique, Moscou n’avait aucune mainmise sur la politique nationale et internationale de Cuba. Prétendre que les sanctions vont infléchir la position des dirigeants cubains, c’est faire preuve d’ignorance. Les changements à Cuba ont lieu depuis 1959 en raison du cours naturel des choses, mais ils se font uniquement selon la volonté des Cubains eux-mêmes. 

Pour ce qui est de la démocratie, quel type de démocratie souhaitent exporter les Etats-Unis ? Celle de Miami où le vice, la corruption, l’achat et la vente de votes sont monnaie courante ? Où les lobbys de tout type choisissent qui sera le prochain président ? Je ne suis pas sûr que les Cubains soient favorables à ce type de démocratie. Ils ont déjà vécu cela sous Batista. Les Cubains choisiront eux-mêmes leur modèle démocratique. On ne pourra rien leur imposer de l’étranger.

58SL : Cuba n’a pas indemnisé les propriétés étasuniennes nationalisées.


ML : Que les Etats-Unis présentent la facture. Les Cubains présenteront à leur tour la facture des dommages occasionnés par les sanctions économiques et la politique d’agression depuis 1960 et nous ferons rapidement les comptes. Je crois que ce sera Washington qui devra sortir le chéquier.

59 SL : Quels seraient les bénéfices pour le peuple étasunien en cas de levée des sanctions économiques ?

ML : Tout d’abord, les citoyens étasuniens retrouveraient leur droit de voyager dans n’importe quel pays au monde. Cela fait plus d’un demi-siècle qu’ils sont privés de ce droit constitutionnel. Ensuite, cela permettrait de rétablir les liens fraternels entre les deux peuples qui ont été brisés en raison d’un différend politique qui divise les deux nations. Les citoyens étasuniens découvriront que Cuba est sans doute le seul pays au monde où l’on n’a jamais brûlé de drapeau américain. Les diplomates étasuniens en poste à Cuba se baladent dans les rues de La Havane sans aucune protection. Le peuple cubain a toujours fait preuve de bonne volonté vis-à-vis du peuple américain. 

D’un point de vue économique, les entreprises américaines seraient les grands bénéficiaires d’une suppression des sanctions et pourraient profiter des opportunités qu’offre un pays de 11,2 millions d’habitants qui se trouve à 90 miles des côtes de Key West.

60SL : Les Etats-Unis évoquent régulièrement la question des droits de l’homme à Cuba.

ML : Parler de manière sélective des droits de l’homme à Cuba, comme instrument politique de propagande, est absurde et grotesque. Il ne se passe pas un jour sans que surviennent des violations massives des droits humains à travers le monde, y compris aux Etats-Unis, sans aucune commune mesure avec ce qui pourrait se passer à Cuba, sans que cela fasse réagir Washington ni les médias occidentaux.

Quand un agent de police aux Etats-Unis commet un abus contre un citoyen, la responsabilité en incombe aux services municipaux. En revanche, quand cela survient à La Havane, on accuse immédiatement le « gouvernement des frères Castro » et on lui fait porter la responsabilité de l’acte. Ce deux-poids/deux mesures n’est pas acceptable. On utilise une loupe pour disséquer les défauts de Cuba, en oubliant à dessein que ces mêmes défauts existent dans les plus grandes démocraties occidentales. 

De quelle autorité morale disposent les Etats-Unis pour disserter sur la question des droits de l’homme alors qu’ils ont créé un centre de torture à Guantanamo, des prisons secrètes à travers le monde et qu’ils procèdent à des exécutions extrajudiciaires en Irak et en Afghanistan ? Tout cela est de notoriété publique.

61 SL : Quelle est la principale conquête de la Révolution cubaine ?

ML : Sans aucun doute, la souveraineté. Si Fidel Castro devait changer de nom, il faudrait l’appeler Souveraineté. Pour la première fois de son histoire, Cuba est souveraine et indépendante.