Exercice d’apprentissage

Partager cet article facebook linkedin email

Un beau texte écrit par Julio César Sanchez Guerra (Granma – 9 janvier 2022) qui décrit son expérience d’enseignant et les valeurs qui, aujourd’hui, sont à transmettre et à partager avec les élèves.
(Traduit par Michel Humbert)

Julio César Sanchez Guerra, poète et essayiste, diplômé en Histoire, actuellement fonctionnaire de l’Institut Cubain d’Amitié avec les Peuples (ICAP) à l’Ile de la Jeunesse, Président de la Société Culturelle José Marti.


Je suis entré dans une salle de classe pour la première fois pour enseigner à l’âge de 17 ans ; c’était l’époque merveilleuse du détachement pédagogique Manuel Ascunce Domenech (du nom d’un jeune maitre volontaire de la campagne d’alphabétisation, tué à l’âge de 16 ans). Le matin on nous enseignait, l’après-midi on enseignait, les élèves avaient notre âge.

Ma mère était enseignante. Un garçon nommé Josué País García (jeune révolutionnaire cubain mort à 19 ans, frère cadet de Franck Pais) était passé par sa voix à Santiago de Cuba ; mais enseigner n’était pas ma vocation, plutôt construire des bateaux, comme me l’avait dit la vieille Leonor lorsqu’elle avait lu mon destin dans un verre d’eau, un vendredi saint, dans une raffinerie de sucre côtière cachée.

Rien n’a été dit, dans ce verre divinatoire, qu’il fallait faire des ’pas en avant’, et que des étudiants attendaient des professeurs au début des années 70. Alors, plus de 40 ans plus tard, me voici, dans la salle de classe, entouré d’étudiants universitaires.

Avec le temps, j’ai découvert que l’art d’enseigner n’est pas sans rapport avec l’exercice pérenne de l’apprentissage, et qu’une salle de classe est une expérience de voyage avec des timoniers confiants et humbles. La salle de classe est un territoire de lucidité où la vie doit jaillir de la terre, pour qu’enfin la théorie et la pratique ne se séparent pas dans des allées de discussions byzantines.

Si un élève s’endort en classe, pourquoi taper sur la table ? Demandez-vous ce qui s’est passé pour que vous n’arriviez pas à le faire bouger et à le réveiller. J’ai appris qu’un ’professeur’ n’est pas porteur de la vérité, mais la partage et la découvre avec ses élèves, c’est pourquoi les réponses valent la peine, mais aussi les questions qui annoncent qu’il y a un élargissement de la pensée.

La classe est plus qu’un point où l’académie finit toujours par se regarder le nombril, c’est voir au-delà du contenu d’un programme et dégainer un poème de Vallejo ou de Martí, une chanson, un mythe, une curiosité, l’origine d’un mot ; c’est situer le temps universel dans le temps local ; et dans notre petit espace, dans le cosmos auquel nous appartenons. C’est vrai, pour cela il faut étudier beaucoup, et apprendre davantage.

Je n’ai jamais fermé la porte à un élève ou ne l’ai expulsé de la classe ; car dans ma mémoire, je garde mes jours de mauvais élève avec un dossier de congé scolaire pour rendement insuffisant, puis de nouveau de redoubler la huitième année si loin de ma maison. José Martí frappe à la porte d’un professeur pour lui dire : ’Dans chaque enfant vit un homme idéal’.

Aujourd’hui, il est plus difficile de former cet homme idéal. L’école n’est plus le centre des influences pédagogiques du passé. Il existe une pluralité de sources pour former ou pour déformer. Comment éduquer, à l’heure de ce que Zygmunt Bauman appelle la modernité liquide, où les valeurs traditionnelles se volatilisent ?

Je peux parler à mes élèves d’un livre classique, mais eux me parlent d’une série comme Le jeu du calamar (The Squid Game), et alors nous démêlons ensemble les codes du monde des images, des émotions, des marques, des mêmes, des réseaux numériques et les boussoles de la culture pour ne pas périr dans les tempêtes par manque d’humanité. Un tel exercice ne peut être un monologue mais un dialogue.

En temps de pandémie, les technologies et les distances ont servi de ponts pour unir nos fenêtres, mais rien de tel que ce matin-là où nous nous sommes tous vus dans la salle de classe, avec des masques et nos tenues, mais avec les yeux pleins de ce bonheur rare, produit par la parole qui sort de la poitrine et des affections.

Je ne voulais pas être professeur mais construire des bateaux, traverser les mers et être un grand pilote. Cependant, un enseignant est un timonier avec de nombreuses mains sur le pont. Je porte celles de ma mère qui était l’institutrice de Joshua, celles de mon père qui ne pouvait atteindre que la quatrième année mais qui savait quand la pluie allait arriver ; celles de mes professeurs perdus dans une forêt de chaises, celles de mes élèves qui m’apprennent à regarder avec les yeux de leur temps.