Il n’est jamais trop tard pour critiquer le film Epicentro

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J’avais vu Epicentro en 2020 et j’avais ressenti un certain malaise. Je viens de le revoir et il faut maintenant que je dise le dégoût et la colère que ce film m’inspire.

Je tiens à préciser qu’il s’agit d’un avis personnel qui n’engage en rien l’association Cuba Coopération France.

Jacques Rivette signait en 1961, dans les Cahiers du Cinéma, un article virulent concernant un film de Gilles Pontecorvo : « Kapo ». Il s’attaque en particulier à un passage où l’on voit Emmanuelle Riva, dans le rôle d’une déportée, se suicider en se jetant sur les barbelés électrifiés :
« Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés ; l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris. »

Il développait ainsi une phrase d’un de ses collègues des Cahiers, Luc Moullet : « La morale est affaire de travellings ». Plus tard, Jean-Luc Godard retournera cette phrase « Le travelling est affaire de morale » pour montrer la responsabilité qui pèse sur un réalisateur de cinéma.

Si Gilles Pontecorvo n’avait droit aux yeux de Rivette qu’au plus profond mépris, que dire alors du réalisateur autrichien, Hubert Sauper, qui a montré avec Epicentro l’étendue de son irresponsabilité, de son arrogance et de son absence totale d’empathie pour le peuple cubain.

La prétention initiale de ce film est de montrer, à nous et aux petits Cubains, que les Étasuniens sont les précurseurs du film de propagande en utilisant le cinéma afin de justifier leur intervention à Cuba en 1898 en reconstituant des batailles navales avec des maquettes et des trucages.
Sauper est un habile enfonceur de portes ouvertes car cette « trouvaille » a déjà fait l’objet de plusieurs articles dans la presse étasunienne (Who’s who du cinéma victorien de 2004, par exemple), d’une exposition en 2007 (Comté de Lake) sur le film d’Edouard Amet avec des photos où on le voit poser dans son jardin, devant ses maquettes ou d’un article du Dictionnaire du cinéma ibéro-américain de 2011.
L’idée de la naissance du cinéma de propagande avec la guerre menée par les USA à Cuba avait déjà été avancée par Roman Gubern dans son Histoire du cinéma de 1969.

Comme le monsieur aime montrer aussi qu’il sait faire de belles images, le film commence par un vieil homme fumant le cigare sur un Malecon (l’avenue qui borde la mer) envahi par les vagues à la suite du passage d’un cyclone, pendant qu’on nous inflige un bavardage pseudo-mystique.
Jusque là, il n’y a qu’un peu de prétention et c’est vite pardonné.

Afin de bien expliquer son idée aux gens, Sauper met en scène la projection d’un vieux film étasunien (avec maquettes) sur l’explosion du Maine et l’intervention US à Cuba, devant un parterre d’enfants, avec un projecteur à l’ancienne, un drap, servant d’écran, volontairement mal fixé au mur, plus l’auteur lui-même, en haut de forme, jouant le présentateur.

Comme de bien entendu, les enfants ne sont pas dupes (on enseigne l’histoire à Cuba, tout de même), ce qui permet à l’auteur de rajouter une scène donnant l’impression que les petits récitent un discours politique. Le malaise s’installe.

On commence à toucher l’affaire de la morale quand une petite déclare qu’elle veut être actrice. On la comprend, elle, sa famille, sa copine et leurs amis vivent dans un quartier pauvre de La Havane et elle rêve d’une autre vie. Ah si le monsieur qui leur a dit qu’il faisait son film avec elle et sa copine, pouvait les aider à devenir actrices ….

Comme la séquence sur la propagande ne dure pas très longtemps, Sauper filme aussi n’importe quoi. Des touristes écoutant des explications vaseuses, une fête un peu vulgaire chez les gens qui le reçoivent (mais les Cubains dansent si bien - cliché quand tu nous tiens !), une visite à Cubazucar qu’il prend pour le ministère du Sucre et du Rhum…

C’est un film paresseux qui se déroule en grande partie dans le même quartier marginal, situé à deux pas de l’hôtel où est logé l’auteur. Celui-ci, en se complaisant à montrer des maisons en mauvais état, des usines abandonnées et des gens qui traînent, finit par donner de Cuba une image désastreuse et fausse. Le seul Cubain filmé en travaillant est le conducteur d’une petite ligne de chemin de fer qui ne comprend pas les instructions reçues par une radio inaudible. Métaphore facile qui permet de ne rien dire sur les étudiants de la Faculté qui n’est pas si loin pourtant, rien sur les coopératives agricoles (on en trouve tout à côté), rien sur les chantiers de rénovation de la Vieille Havane, rien sur les laboratoires où on crée de nouveaux vaccins, rien qui pourrait sembler positif.

Il montre la population réunie sur la Place de la Révolution lors de la mort de Fidel, mais en occultant le réel chagrin que tout le monde ressentait. Au contraire, il fait suivre ces images par l’entrée d’un navire de croisière dans le port de La Havane et l’arrivée de touristes. Tout un symbole : un pays ruiné par le socialisme et sauvé par les touristes, car le monsieur ne dit rien du blocus dont souffre le peuple cubain.

Il y a bien sûr, la séquence du touriste étasunien, absolument infect, qui refuse de donner une pièce à une dame qu’il vient de photographier car « il lui a fait déjà un grand honneur en la photographiant ». Cependant on ne s’attarde pas trop sur le voisin qui vient fermer ostensiblement sa porte au touriste mais aussi à l’équipe de tournage de Sauper. Il les met ainsi tous dans le même sac et la suite lui donnera raison.

Comme il faut prendre de la hauteur, on a droit à quelques réflexions creuses et hypocrites sur les touristes, quitte à se comporter comme eux quelques plans plus loin.

Il filme aussi un touriste allemand qu’il emmène donner un cours de tango aux enfants de l’école de danse des petites, après l’avoir filmé, dansant dans un lieu « pittoresque ». C’est sûr, ça fait avancer le Schmilblick.
Et puis, arrive Oona Chaplin, petite fille de l’acteur, qui vient donner un cours de théâtre aux enfants, car voyez-vous ces Cubains ne savent rien et ce sont les Européens qui doivent leur enseigner leur histoire comme au début du film, ou la danse ou le métier d’acteur.

On ne voit jamais un Cubain apporter quelque chose aux auteurs du film. Tout est à sens unique, c’est quand même gênant.

Quoiqu’il faille nuancer le propos. Il y a tout de même, la séquence obligée de la rencontre avec une prostituée, la soirée qui s’enchaîne dans une boîte un peu glauque et la suite que l’on comprend sans peine puisque dans le plan suivant on voit la dame, chez elle, assise sur son lit. Vous avez dit morale ?

A partir de là, Sauper se lâche complètement.
Cela commence par une promenade avec les enfants dans les boutiques de luxe d’un grand hôtel pour touristes fortunés. Sauper leur demande même combien de jours de travail de leur maman représente un stylo vendu à plus de 2 500 $. On se demande si c’est de la bêtise ou du cynisme ?

Il les emmène ensuite à l’Hôtel Parque Central en leur disant d’imiter des enfants étrangers qui seraient clients de l’hôtel et les petits jouent naïvement le jeu, alors qu’ils ne peuvent tromper personne. Le garde les bloque jusqu’à ce que Sauper avoue qu’il est client de l’hôtel. En effet, le monsieur qui se mêle au peuple le plus défavorisé pour faire son film est logé dans un des plus grands hôtels de luxe de La Havane.

L’auteur filme complaisamment les enfants dans la piscine. La petite déclare qu’elle a fait pipi dans l’eau et quand Sauper lui dit que celle-ci va changer de couleur, elle se retourne pour regarder. Le spectateur est prié de sourire à l’ingénuité de ces enfants pauvres plongés dans un monde dont ils ne connaissent pas les codes.

On peut aller plus loin dans l’humiliation et Sauper ne s’en prive pas. La petite est en train de manger un gâteau et lui demande une part supplémentaire. Il lui répond que cela coûte 10$. La petite, honteuse d’avoir englouti deux jours de salaire de sa grand-mère, préfère renoncer. On peut à nouveau se demander si c’est de la bêtise, du cynisme ou de la perversité, mais ça commence à faire beaucoup.

On l’a vu, l’entrée de l’hôtel est contrôlée. Les enfants n’auraient pas pu entrer sans la présence d’au moins un des parents, ce que ne montre pas Sauper. Que l’auteur l’ait voulu ou pas, cette séquence laisse supposer qu’un touriste peut emmener des enfants cubains dans son hôtel en toute liberté. C’est faux et il suffit d’avoir un peu fréquenté le pays pour le savoir, mais le mal est fait et donne des arguments aux ennemis du pays.

Comme cela n’est pas suffisant, il va sortir, le soir, avec les petites filles vêtues de belles robes, coiffées et maquillées comme des adultes, pour faire des photos « comme pour une revue de cinéma ». Dans un moment de lucidité, il dit à leur mère qu’on va peut-être le trouver bizarre et la réponse de la dame est tellement vulgaire qu’on modifie le sous-titre !

Sauper les emmène alors dans les quartiers pauvres pour faire de belles images. Les petites prennent des poses suggestives pour les photos. On comprend bien qu’elles sont dans leur rêve de devenir actrices grâce à leur investissement dans le film, dans leur relation avec l’auteur et avec les gens qu’il leur a fait rencontrer.

Malheureusement, celui-ci, après les avoir utilisées en créant des illusions, les laissera pour retourner en Europe où il pourra parader à la télé et à la radio en présentant son « œuvre ».

Les espoirs déçus des petites ? Les frustrations qu’il a fait naître ? Qu’importe, du moment qu’il a la gloire !

J’ai cherché des traces d’une quelconque carrière d’actrice pour les deux petites et je n’ai rien trouvé.
Si elles veulent revivre les moments passés en compagnie de ce réalisateur de cinéma fortuné, celui-ci leur a montré un court chemin que d’autres ont emprunté avant elles et c’est triste à pleurer.

Henri Jeanson disait qu’on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments. Sauper a fait un mauvais film avec de mauvais sentiments.

Oui, le travelling et le cinéma sont affaire de morale, mais Sauper s’en fout royalement.