L’Amour de la ville

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Graziella Pogolotti passe en revue divers éléments qui contribuent à notre identité nationale ; elle se penche en particulier sur l’importance pour l’individu de sa ville, de son quartier et rend hommage à Eusebio Leal pour son immense travail dans la restauration de La Havane.

Auteur : Graziella Pogolotti

12 septembre 2021

Eusebio Leal Spengler, historien de la ville de La Havane.
Photo : Alejandro Azcuy Dominguez

De nombreux facteurs interviennent dans la découverte et la consolidation de l’identité. La patrie c’est « la terre des pères », « le territoire », « le foyer ». La famille transmet en premier lieu, la mémoire des histoires de vie, les habitudes alimentaires, un ensemble de valeurs fondamentales ainsi que les codes pour les relations avec le reste de la société. Nous allons à l’école dès la petite enfance. C’est le cadre des liens intergénérationnels plus complexes, le lieu où l’on grandit, d’un apprentissage qui se fait par l’action combinée de voies informelles et formelles. De ces années d’initiation, je me souviens en particulier des cours de langue, semence qui germe dans la pratique de la lecture. A travers des textes courts j’ai découvert des exemples significatifs d’une tradition littéraire. Dans ces pages j’ai découvert l’Ode au Niagara, de José Maria de Heredia, et les vers émouvants de « En Partant » de Gertrudis Gomez de Avellana.

A ce tout jeune âge, Camilo de Cienfuegos a dû apprendre par cœur, les strophes dédiées au drapeau par Bonifacio Byrne, évoquées dans son dernier discours au peuple Cubain. Au cours de ces cycles successifs adaptés aux caractéristiques du développement de la personnalité, je me suis aussi penchée sur l’histoire de la Nation, et d’abord tout particulièrement sur le profil des héros, et plus tard je l’ai regardé comme un processus complexe de construction, non exempt de conflictualité.

Le quartier favorise la proximité avec un tissu social plus complexe ainsi que la reconnaissance et l’identification à l’univers construit plus immédiat. J’ai grandi dans la Vielle Havane animée par les voix des crieurs publics interpellant les femmes avec le « piquant ou sans piquant » des vendeurs de tamales, le soir, par l’odeur pénétrante des papillons à la tombée de la nuit et la musique du Bolero sur le gramophone du café Cabañas. En marchant le long de la Loma Del Angel je pouvais évoquer l’ombre d’une fillette nommée Cecilia Valdés, ignorant encore le destin qui l’attendait. J’observais de loin, avec émerveillement El Arco De Belén, tendu tel un pont en travers de la rue. Le climat torride avait fait une ville de fenêtres et portes ouvertes invitant aux échanges familiers entre voisins.

La ville est aussi une réalité humaine vivante, inscrite dans une architecture à forte empreinte identitaire. Sous cet angle on comprend mieux le sens profond des multiples réalisations d’Eusebio Leal. Il a, lui, revendiqué les valeurs d’un patrimoine national sous-estimé par les marchands de terre pendant la République néocoloniale, comme en témoigne , entre autres, la destruction de la maison fondatrice de l’Université de San Jeronimo, pour construire à sa place, au nom d’une modernité trompeuse, un bâtiment destiné à devenir un héliport. Il a concentré son travail de restauration sur le centre historique, en conservant les valeurs patrimoniales existantes au-delà de ces limites. La ville coloniale avait subi des agressions de toutes sortes. Les bâtiments avaient été utilisés comme entrepôts pour les marchandises qui entraient dans le pays depuis les ports et ils sont devenus des bureaux ou des logements surpeuplés- nos immeubles collectifs de la Havanes- refuge pour les pauvres et les exclus.

Eusebio a compris que toute grande ville est un organisme vivant. Sa réalité complexe, de dimension culturelle, source de découverte et de révélation identitaire, résulte de l’échange permanent entre l’univers bâti et ceux qui l’habitent ou l’adaptent. C’est pour cette raison, que dans son entreprise de sauvetage du patrimoine, il était aux antipodes de ceux qui font de l’héritage du patrimoine urbain un musée archéologique pour le plaisir des visiteurs et des touristes. Il a relevé simultanément les défis de la sauvegarde de l’héritage architectural et des terribles blessures du passé sur le plan social. Il a rendu à La Plaza Vieja son aspect d’origine et il a procuré un logement décent à ses résidents Il a offert refuge et protection aux plus démunis et aux plus vulnérables.

Son action fondatrice s’est aussi attachée à pénétrer au plus profond de la subjectivité humaine. Avec son Andar La Habana il a instauré un encouragement permanent. Pour que la volonté de restauration soit un germe et une garantie pour l’avenir il fallait qu’un lien harmonieux s’établisse entre les habitants et leur environnement tangible ; il était indispensable de susciter l’amour de la ville, d’éveiller en chacun la découverte toujours renouvelée de ses valeurs et sa singularité.

L’univers construit est, avant tout, une œuvre humaine, témoin du travail collectif au cours des temps. Lire la ville – comme nous l’a enseigné Eusebio- nous amène à comprendre l’essence de notre récit historique. Nous y reconnaissons les clés du devenir complexe constitutif de la nation. La Havane, mosaïque de quartiers, préserve un héritage patrimonial qui s’étend au-delà des limites de la ville coloniale. Le reconnaitre et le sauvegarder devra être l’œuvre de tous. Etablir la relation harmonieuse entre la personne et son environnement accroit l’épanouissement spirituel du bien vivre et contribue à l’amélioration humaine. Pour y parvenir avec la plus grande efficacité, la parole et l’œuvre d’Eusebio restent un modèle d’actualité.