"L’art, une arme pour mieux travailler avec la réalité"

Ernest Pignon-Ernest

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C’est en quelque sorte, la suite du projet artistique qui a vu le jour en 1982 à Uzeste sur le "Concert baroque" d’Alejo Carpentier. A l’époque avec Bernard Lubat et son festival de Jazz, c’est aujourd’hui à La Havane avec les musiciens "des grandes bouches" qu’il a souhaité travailler. Ce nouveau "Concert Baroque" 2024, s’est composé entre autre, d’une exposition rétrospective d’Ernest Pignon-Ernest et d’une intervention de l’artiste dans les rues de La Havane. Voici le lien pour plus de détails sur le déroulé de "Aux Arts ! etc ! Concierto Barroco 2024" :
https://cubacoop.org/A-La-Havane-les-resonances-du-Concert-baroque-d-Ernest-Pignon-Ernest

Madeleine Sautié de Granma s’est entretenue avec Ernest Pignon-Ernest ; à lire ci-dessous

« Je vois mes interventions comme des questions sur la réalité. »
Converser avec l’artiste Ernest Pignon-Ernest est un acte de révélation.

Ernest Pignon-Ernest
© Photo ALG

Parmi les artistes étrangers participant à la XVe Biennale de La Havane se trouve le célèbre artiste français Ernest Pignon-Ernest, passionné d’histoire, de poésie et de villes. Ses œuvres sont conservées dans divers musées internationaux. Sa façon de s’exprimer, dès sa création, pénètre la conscience du spectateur et laisse un message qui incite à la réflexion et à la prise de parti.

Contempler son art, c’est regarder avec responsabilité le bruit du monde et distinguer un talent mis au service du bien social. Considéré comme l’un des pionniers du street art et de l’art urbain, il est arrivé, lors de la première étape de la Biennale, avec l’exposition Du trait à l’empreinte, présentée au Musée national des beaux-arts, et une autre proposition intitulée Concert baroque, située dans la bibliothèque Rubén Martínez Villena, dans le centre historique de La Havane. Lui parler, c’est assister à un acte de révélation.

Q : Vous avez dit que le lieu est le matériau essentiel...

R :
[ Je choisis un lieu, et j’essaie de le capturer, de comprendre l’espace, la texture du mur, la couleur, la lumière… Je développe mon image, nourrie de toute cette connaissance du réel ; Mon image naît de cette approche du réel, et elle doit, en même temps, opérer le lieu du point de vue plastique, de sa signification, de sa symbolique, en le réactivant ou en le perturbant.

« Lorsque j’ai travaillé sur le Centenaire de la Commune de Paris, j’ai collé des images de gisants sur toutes les marches du Sacré-Cœur, mais j’ai fait un anachronisme volontaire : je les ai collées sur les marches de la station de métro Charonne, comme les gens passent tous les jours, sans me souvenir de la tragédie qui s’y est produite. Mon image vient réactiver cette mémoire enfouie ; Mon travail plastique se construit donc sur une interaction entre la réalité et la fiction que je viens insérer.

Q : Quelle valeur accordez-vous à l’art éphémère, dont vous êtes également créateur ?

R : Le caractère éphémère de l’œuvre est simplement une conséquence de mon processus créatif, qui consiste à essayer de capturer des lieux ou des événements et d’en faire l’œuvre elle-même. Mes œuvres sont les lieux, les villes et les événements sur lesquels je travaille. Mon travail est d’essayer de les capturer dans toute leur réalité, ce qui se voit en eux, et ce qui ne se voit pas... et j’entre dans cette réalité. Mes dessins ajoutent un élément fictionnel qui révèle les lieux et réinscrit l’histoire humaine en eux. Par exemple : j’insère une image dans des endroits où les gens passent tous les jours (les lieux deviennent banals). Ainsi, mes images réactivent soudainement le lieu, lui donnent de la densité, de la profondeur, nous le font voir différemment.

Q : Votre admiration pour Alejo Carpentier est bien connue.

R : En 1980, j’ai reçu un appel téléphonique de l’ambassade de Cuba, confirmant la mort d’Alejo Carpentier, et me demandant de me rendre à l’aéroport. J’y vois Régis Debray, René Depestre, Max-Pol Fouchet, tous des personnalités connues.

« Quand nous sommes descendus de l’avion, la femme de Carpentier a demandé qui était Ernest Pignon. Il est venu vers moi et m’a dit qu’Alejo avait de l’admiration pour mon travail.

Elle était tellement intéressée par mon processus créatif qu’elle voulait que j’assiste à ses funérailles. J’ai été profondément ému, car pour moi, son érudition était si grande, son humanisme, sa culture, que je n’aurais jamais osé même l’approcher. C’était un moment formidable, exceptionnel. Je dois dire que lorsque je suis arrivé aux funérailles d’Alejo Carpentier, j’ai vu Fidel Castro à trois mètres de moi ; C’était énorme. « Il me semblait qu’il mesurait deux mètres. »

Q : La poésie prend forme dans votre art...

R : C’est essentiel. Ce sont les poètes qui saisissent le mieux la réalité, qui ont la vision la plus incisive et la plus large. Baudelaire disait : « La colère des poètes est clairvoyance ; ils voient les injustices avant les autres.

« Je travaillais en Palestine il y a quelques années ; Mahmoud Darwich incarne l’exil, il incarne 48, il incarne le drame de la Palestine, physiquement. Pasolini, avec lequel je conclus ici ma présentation, incarne les drames de l’Italie du XXe siècle, les contradictions, le fascisme et l’intolérance.

Q : Quels sentiments ressentez-vous au moment de la création ?

R : Il y a un besoin profond de saisir la réalité que je veux aborder. Je vois beaucoup mes interventions comme des questions sur la réalité. C’est peut-être pour ressentir plus intensément. Je me nourris de lecture, d’écoute et de réalités. Je suis allé travailler à Soweto, à Port-au-Prince, alors j’essaie de capter des réalités très intenses et de les rendre encore plus denses à travers la connaissance. J’espère que ce que je propose est une combinaison de connaissance et de plaisir.

Q : Comment sélectionnez-vous les sujets ?

R : Les sujets que j’ai abordés ont émergé au fil des années. Ce sont les questions que nous posent les 80 dernières années et qui nous concernent, nous, notre époque. J’ai travaillé sur des questions d’emploi, d’immigration, de libéralisation de l’avortement, d’apartheid, et quand il s’agissait d’apartheid, j’ai eu la chance de rencontrer Mandela.

Voilà la réalité à laquelle j’ai été confronté depuis la guerre d’Algérie. Je suis allé travailler au Chili parce que nous étions touchés par ce qui s’y était passé, parce que nous avions de grands espoirs quant à ce qui s’y développait. Je suis allé en Algérie parce que la guerre coloniale m’avait marqué ; en Afrique du Sud, à cause de l’apartheid. Nous sommes très touchés par ce qui est infligé au peuple palestinien, mais j’y suis aussi allé pour Mahmoud Darwich. Il y a toujours une conjonction de culture et de savoir. En Haïti, ce sont les écrivains haïtiens qui m’ont le plus intéressé.

Quand on a travaillé en Haïti, comme moi, et qu’on arrive à Cuba, on est tout excité. Nous avons visité des écoles et vu des enfants de huit ans arriver avec leurs violons, leurs chaussettes blanches et leurs uniformes. À Port-au-Prince, nous avons vu des enfants analphabètes, pieds nus, mendiant de l’argent. « J’ai failli pleurer à l’école en voyant les enfants cubains. »

Q : L’art contribue-t-il à soulager la douleur de l’humanité ?

R : Dans le sens où si nous les comprenons mieux, nous sommes mieux capables d’agir en conséquence, et dans ce sens, oui, probablement. C’est une arme pour mieux travailler avec la réalité, pour mieux la comprendre. Mais je me méfie de l’art qui doit illustrer une politique de manière trop directe.

Non pas pour les réparer, mais parce qu’elle permet de mieux les comprendre, de mieux les vivre, de mieux les affronter, et même lorsque nous sommes témoins de violences, elle est un appel à réagir. La poésie est un appel à comprendre et à lutter, d’une certaine manière. Je n’ai pas une vision naïve qui me ferait croire qu’une œuvre d’art, l’art, va bouleverser la réalité, mais elle nous aide à mieux vivre, à mieux comprendre et à affronter la réalité.

https://www.granma.cu/cultura/2025-02-07/veo-mis-intervenciones-como-cuestionamientos-de-la-realidad-07-02-2025-01-02-49