Le patrimoine : une nécessaire réflexion

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Auteure : Graziella Pogolotti
Publié le 12 Février 2022

Graziella Pogolotti met en avant la nécessaire préservation du patrimoine tant architectural que littéraire, sans oublier la langue espagnole dont l’authenticité est de plus en plus menacée. Elle rappelle les efforts déjà faits en ce sens et souligne qu’il reste encore beaucoup à faire.

Déclarée Patrimoine de l’Humanité par l’UNESCO en 1982, La Vieille Havane, est le reflet d’un mélange de styles architecturaux et le témoignage de différentes époques. Photo : Abel Padrón Padilla / ACN

Le calendrier législatif de l’Assemblée Nationale prévoit la mise à jour des modalités juridiques garantissant la protection du patrimoine culturel.

Nous devons à la Révolution Cubaine l’adoption précoce de mesures visant à accorder une importance toute particulière à la sauvegarde des biens qui, soumis à la spéculation financière capitaliste, avaient irrémédiablement disparu en raison d’une action modernisatrice mal comprise.
Ce fut le cas des splendides constructions coloniales aux magnifiques et très précieux plafonds à caissons d’origine mozarabe et de conception adaptée aux exigences de notre climat tropical et respectueuse de la circulation de l’air, douce caresse de la brise à travers les patios et les portails.
Le modèle venu d’Espagne a pris sa propre marque avec la spécificité du contexte de notre pays. La reconnaissance de ces valeurs est devenue conscience collective lors de la commémoration annuelle de la date de fondation de nos villes principales.

Proche de nous tous, l’héritage de l’architecture et de l’urbanisme tient une place fondamentale dans notre patrimoine culturel parce qu’il façonne notre vie quotidienne, dans nos maisons et lorsque nous arpentons les rues à la recherche de ce dont nous avons besoin pour garantir notre survie et parce qu’il offre l’ombre accueillante face aux assauts du soleil tropical et qu’il détermine la singularité de nos villes

A La Havane, régulièrement invités à suivre les itinéraires qu’avait animés Eusebio Leal, nous avons appris à apprécier le quartier fondateur rassemblé près du port, lieu de rassemblement des flottes qui prenaient le chemin du Gulf Stream pour garantir l’échange culturel entre ici et l’autre côté de l’Atlantique. Mais la croissance de la ville ne s’est pas arrêtée à ces temps reculés, ses artères se sont ouvertes vers les territoires fertiles de Vuelta Abajo- évoqués par Cirilio Vallaverde- et vers l’empire sucrier de Mayabeque.

Avec le temps, elle s’est étendue au domaine de La Calzada del Cerro, là même où José de la Luz y Caballero a laissé la marque de son enseignement. Plus tard a émergé El Vedado, premier ensemble urbain conçu dans son intégralité, soumis au respect de normes clairement définies.
Très détérioré avec les années, et, surtout par des interventions de constructions contrevenant à sa conception d’origine, il reste l’un des joyaux de La Havane, relevant d’une sauvegarde et d’une préservation d’urgence.

Centre économique et administratif du pays, la capitale s’est étendue vers le sud et l’ouest. A chaque étape, l’architecture et l’urbanisme ont continué à se façonner dans un dialogue créatif entre modernité et tradition. Ce processus qui ne s’arrête jamais s’est poursuivi dans un hier indéterminé auquel s’intègrent des valeurs correspondant à l’étape révolutionnaire.
Dans son sens large, le concept de patrimoine comprend les témoignages documentaires, registre tangible de notre mémoire historique. Certains sont conservés aux archives, mais les plus précieux se trouvent dans le réseau des bibliothèques, où il faut, dans une lutte constante contre les effets du temps et l’agression d’un climat humide et torride, préserver l’œuvre des écrivains, des historiens, des scientifiques et de ceux qui cherchent ce que nous sommes et avons été, tous constructeurs de l’imaginaire multiforme qui nous identifie.

Avec son exceptionnelle clairvoyance, Eusebio Leal ne s’est pas limité à entreprendre la restauration de La Havane coloniale et à mettre en œuvre des modèles pour implanter de semblables Bureaux du Conservateur dans d’autres villes du pays. Il a également compris que le concept de patrimoine comprenait aussi la sauvegarde des connaissances accumulées au fil du temps, aussi bien celles bénéficiant d’une haute reconnaissance intellectuelle que les plus modestes, et cependant décisives, pour un savoir-faire adapté à la tâche quotidienne et ainsi lutter contre le bricolage, l’improvisation et le gaspillage qui nous envahissent.

Il a mis ce concept en pratique en refondant des écoles de formation aux métiers, qui chez nous avaient atteint un très haut niveau dans la maçonnerie, l’ébénisterie et dans l’élaboration de grilles en fer forgé splendides, dont beaucoup, abandonnées, sous-estimées et même pillées, ont aujourd’hui disparu.

Il reste beaucoup à faire en la matière dans l’objectif de revendiquer, comme source vive d’apprentissage constructif, le savoir accumulé dans le domaine des idées, notre meilleure tradition pédagogique et le développement de l’historiographie depuis le début de la définition du profil du créole par le fondateur Arrate, jusqu’à tous ceux qui ont recherché les clés des déformations structurelles de l’économie dépendante, se sont lancés dans l’étude des composantes de la société et des racines à l’origine des préjugés et des archétypes qui ont survécu à l’abolition de l’esclavage.
La relecture productive de notre pensée révolutionnaire, qui, du fait de sa résonnance, dépasse nos frontières dans le domaine infini des savoirs patrimoniaux et, en outre, nécessite une communication sociale efficace, joue un rôle décisif.

De par son ampleur, le sujet ne peut pas être traité dans l’espace restreint de cette colonne, j’essaie seulement de provoquer une réflexion inclusive de ses nombreuses facettes.
Je ne veux cependant pas terminer ces lignes sans souligner la grande importance, la valeur d’une composante de notre patrimoine que l’on a tendance à oublier, étant familière et quotidienne.

Il s’agit de rien moins que la langue que nous partageons tous, porteuse d’une riche tradition qui a forgé des archétypes tels que la Célestine, Don Juan et le Don Quichotte d’un village de la Mancha dont l’auteur ne veut pas se rappeler le nom, elle pâtit aujourd’hui d’une négligence soutenue, aggravée par l’utilisation compulsive des téléphones portables. C’est un moyen de communication avec une grande partie de l’Amérique Latine, avec d’importantes minorités installées aux Etats Unis. Elle est, en outre, l’une des langues les plus parlées au monde. Il suffit d’écouter les fréquentes interviews diffusées par les médias pour se rendre compte de l’appauvrissement du lexique, du relâchement dans la l’articulation des mots, ce à quoi s’ajoute la prolifération des fautes d’orthographe.

Lutter pour sa préservation et sa sauvegarde est une tâche qui incombe à la société dans son ensemble, et plus particulièrement, à l’Education Nationale et aux médias de masse. La conception de programmes dans ce sens s’impose car la défense du patrimoine sous toutes ses formes constitue un témoignage de mémoire historique, une affirmation d’identité et de construction de la conscience citoyenne.