Leonardo Padura, chroniqueur du « grand désenchantement » à Cuba
AFP, le 28/10/2019
Après la révolution, le « grand désenchantement ». Leonardo Padura, un des écrivains cubains les plus connus dans le monde, chronique depuis 30 ans la disparition des illusions dans une île qu’il n’a jamais voulu quitter.
« Ma génération a grandi dans cette utopie et, après, a souffert d’une grande désillusion, d’un grand désenchantement », explique à l’AFP le romancier à la barbe blanche.
Né à la Havane en 1955, quatre ans avant la révolution menée par Fidel Castro, il crée en 1990, juste après la chute du mur de Berlin, le personnage de Mario Conde, inspecteur alcoolique et mélancolique. Le pays est alors touché de plein fouet par la disparition de l’URSS et de ses alliés communistes, avec de terribles pénuries alimentaires.
« La mélancolie de Mario Conde est très justifiée historiquement. Il a vécu dans un monde où on croyait que l’utopie était possible. Peut-être parce qu’on était très +croyant+ ou peut-être très trompé. On pensait que ce monde d’égalité, de solidarité était possible ».
- « La société égalitaire n’existe plus » -
Aujourd’hui, « le système économique et la forme politique de Cuba n’ont pas changé mais la société égalitaire qui existait jusqu’en 1989 n’existe plus ».
« Et maintenant, la société cubaine, socialement, ressemble à n’importe quelle société du monde. Ceux qui ont de l’argent vivent mieux que ceux qui n’en ont pas. Mais même avec de l’argent, on ne peut pas acheter certains biens », poursuit l’écrivain, dont l’œuvre est traduite en 20 langues et récompensée en Espagne et en France, notamment par le prestigieux prix espagnol « Princesse des Asturies ».
« C’est une société très particulière. Mais la différence entre les plus pauvres et les plus riches n’est pas aussi immense que dans le reste de l’Amérique latine », poursuit l’auteur de « L’homme qui aimait les chiens » (2009) sur la fin de l’utopie communiste à travers l’assassinat de Leon Trotski.
Si Cuba tourne progressivement la page de Fidel Castro (puis de son frère Raul), sans toucher pour autant au socialisme et au parti unique, difficile de prévoir l’avenir de l’île : « aucun Cubain n’a la réponse ».
« Les politiques vont donner une réponse politique : +on va résister et on va vaincre+ mais en réalité, c’est très difficile de faire un pronostic sur ce que va devenir Cuba dans 5 ou 10 ans ».
La société évolue toutefois plus rapidement que les institutions. L’arrivée il y a près d’un an de l’internet mobile (3G) a été une petite révolution, poussant nombre de Cubains à s’exprimer sur les réseaux sociaux.
- « Écrire ce que je veux » -
« Pendant des années, on a géré et contrôlé l’accès à internet et à ce monde numérique. Aujourd’hui, les plus jeunes vivent dans ce monde internet, avec Facebook et Instagram. Ils pensent et se comportent d’une façon différente, à Cuba et dans le reste du monde ».
Malgré les difficultés, pas question pour lui de quitter son quartier, Mantilla, sa ville, La Havane, son pays.
« Je paye un prix pour vivre et écrire ce que j’écris sur Cuba. La diffusion de mes oeuvres y est bien plus faible que dans n’importe quelle partie du monde. Dans l’année, je fais entre 200 et 250 interviews. Et pas plus de cinq à Cuba, toujours dans les médias alternatifs, quasiment jamais dans les médias officiels ».
« Je ne suis jamais à la télé, jamais dans les journaux les plus diffusés, je suis quelque peu invisible à Cuba. Mais ils (les autorités) ne me dérangent pas, me laissent écrire, c’est le plus important pour moi, je peux écrire ce que je veux », assure le romancier qui dès le début s’est attaché à documenter « l’abus du pouvoir, la corruption, la persécution des homosexuels ».
« Cela fait des années que j’ai pris la décision consciente de vivre et travailler à Cuba », dit-il. « Dans un autre endroit, je n’aurais pas pu écrire l’oeuvre que j’ai écrite. J’ai un très fort sentiment d’appartenance à la réalité cubaine, à la ville de La Havane. Je suis un écrivain cubain qui veut écrire sur Cuba ».