Les chemins de l’identité

écrit par Graziella Pogolotti

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Nos lecteurs connaissent bien désormais les textes de Graziella Pogolotti toujours très bien traduits par Christine Druel. Celui-ci s’inscrit parfaitement, dans notre "chronique culture" avec sa dernière phrase : " La création artistique, cristallisation palpable et toujours renouvelée de l’identité nationale, doit devenir un bien partagé par l’ensemble du peuple. Pour y parvenir, il faut le transmettre à travers l’éducation et des moyens de communication de masse".
Je garde le souvenir merveilleux de Mme Pogolotti qui nous avait beaucoup aidé pour la manifestation liée à l’exposition « Concert Baroque / Alejo Carpentier / Ernest Pignon-Ernest à la Maison Victor Hugo en 2016.

Art et sciences ont un dénominateur commun.
Tous deux constituent des moyens spécifiques de constructions de connaissances. La parole du poète acquiert parfois une dimension prophétique. Le français Paul Valéry ignorait que la Méditerranée, baignée par l’infinie renaissance de la mer, victime aujourd’hui de la violence du pouvoir hégémonique, deviendrait un jour un authentique « cimetière marin ».

Depuis les temps anciens des cavernes, lorsque le processus de division du travail n’existait pas encore, l’être humain a laissé, à travers ses remarquables peintures rupestres, les témoignages des questions qui le tourmentaient.

Peut-être que ces mystérieux cercles concentriques conservés dans les grottes de Punta del Este, œuvre des habitants primitifs de Cuba, étaient un moyen de conjurer des dangers d’origine méconnue.

L’identité, inscrite dans l’évolution de la vie et de l’histoire, s’enrichit d’un processus constant de construction. Elle se traduit en images concrètes. Déjà au XVIIème siècle, peu après la conquête, un poème au titre mystérieux, Miroir de la patience, révélait les caractéristiques de la nature de l’île. Il racontait l’affrontement avec les contrebandiers et soulignait la performance héroïque du noir Salvador Golomón au combat.

Au XIX ème siècle, avec la naissance du romantisme, le palmier s’est érigé en symbole de la nation. Les poètes portaient leur regard vers le paysage. La narration pointait les horreurs de l’esclavage.

Œuvre majeure du roman latino-américain de ce siècle, Cecilia Valdès, a révélé les aspects inexplorés de la société de l’époque. Elle a transmis à la postérité le profil tragique d’un personnage qui resterait gravé dans la mémoire collective à travers la Zarzuela et monterait prochainement sur scène, avec Parece blanca d’Abelardo Estorino. La musique aussi allait trouver sa propre tonalité dans les œuvres de Saumell et Cervantès.

C’est au milieu du XIXème siècle qu’est née à La Havane l’illustre figure qui a mis le destin de Cuba au cœur palpitant de notre Amérique.

On trouve chez José Marti à la fois le célèbre penseur, l’organisateur pratique et minutieux de la Guerre Nécessaire et le poète rénovateur, reconnu comme père par Ruben Dario, à l’origine du modernisme littéraire. Le souffle poétique de ses discours fut un facteur décisif dans sa capacité à rassembler, à captiver, à persuader et unir des volontés. Par leur profondeur ses idées ont transcendé les circonstances de l’époque.

Trop peu lu, son journal, écrit la veille de la mort sur le chemin menant de Playita à Dos Rios, reflète le témoignage bouleversé des retrouvailles avec sa terre d’origine, affirmation identitaire de sa redécouverte d’un paysage naturel et humain. Il avait voulu sceller son sort avec les pauvres qui lui avaient offert un abri et un accueil généreux. Après des journées de marche épuisantes, son corps affaibli sous le poids des armes, des livres et des médicaments, son insomnie, tandis que d’autres cherchaient le repos, l’incitait à un dialogue intime avec la page blanche, moment de plénitude lucide en touchant des mains le ferment du pays rêvé.

Martí n’aurait pas dû mourir, dirent les Cubains lorsque, sur l’île se sont abattus les dangers qu’il avait prévus. Avec la chute de l’empire espagnol décadent, le pouvoir hégémonique émergeant a imposé la domination néocoloniale.

Les débuts de la République furent marqués par la désillusion. La création artistique s’est inscrite dans la continuité du passé jusqu’à l’émergence de la génération qui a entrepris, à la fois, d’agir par ses propres moyens dans la vie publique, de chercher les fondements de la culture nationale et d’en renouveler les modes d’expression.

Elle a défini son programme d’action et s’est rassemblée autour de Grupo Minorista. Elle a vaincu les préjugés résultant du triste héritage de l’esclavage et elle a entrepris de sauver les valeurs témoignant d’une origine africaine, élément décisif dans la construction des fondements de la nation.
Les études de Fernando Ortiz, la création musicale de Roldán y Cartula, les travaux de Carpentier dans le domaine de la musique et de ses premiers projets de récits, l’apparition de la poésie de la négritude à son apogée chez Nicolas Guillén, ont contribué à cette redécouverte de ce que nous sommes.

Ils ont lutté contre la corruption du gouvernement d’Alfredo Zayas, se sont opposés à la dictature de Machado et ont intensifié le dialogue avec l’Amérique Latine.

Ce travail réalisé dans des conditions très défavorables a laissé la marque d’une reconnaissance de l’identité nationale beaucoup plus complexe et inclusive. Jusqu’alors en retard, les arts plastiques ont apporté une contribution de premier ordre par la maîtrise créative des codes de la contemporanéité.

L’intervention de l’empire dans la frustration de la Révolution des années 30 a entraîné découragement et déception. À l’écart de la vie politique, les artistes n’ont pas renoncé, avec leur travail, à poursuivre la difficile aventure de la connaissance d’une réalité historique, humaine et immatérielle.

Par la voie de la poésie, à travers des publications à faible tirage, de Verbum à Orígenes, ils ont mené des recherches sur l’insaisissable mystère de l’Ile, au moment où la voix divergente de Virgilio Piñera donnait une vision douloureuse du contexte. Le théâtre, à la recherche d’un interlocuteur absent, s’est rallié tardivement au mouvement rénovateur de l’avant-garde.

La génération des années 50 a atteint l’âge de la majorité avec le triomphe de la Révolution pour s’associer à l’engagement pour la construction d’une nation indépendante et souveraine. Pour la première fois les promotions successives se tournaient vers la volonté commune de s’associer à la gigantesque transformation de l’éducation.

La reconnaissance de l’identité est, progressivement, devenue plus inclusive avec la désignation du colonialisme comme facteur décisif du sous-développement économique et culturel. Le regard que nous portons sur ce que nous sommes s’enrichit de nos débats. Le cinéma s’intègre au travail entrepris par d’autres manifestations artistiques.

Par son importance le sujet mérite une étude spécifique et d’ampleur.

La création artistique, cristallisation palpable et toujours renouvelée de l’identité nationale, doit devenir un bien partagé par l’ensemble du peuple. Pour y parvenir il faut le transmettre à travers l’éducation et des moyens de communication de masse.