« Le Temps de l’iguane »

de Nancy Morejon

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Nous avons eu l’immense plaisir d’accueillir Nancy Morejon lors de notre Assemblée Générale en octobre. Grâce à la complicité de notre amie Marie-Christine Delacroix, nous publions ci-dessous la présentation de l’œuvre de l’immense poétesse qu’en ont fait Sandra Hernandez et Renée Clémentine Lucien lors de son passage dans la capitale française. Merci à elles.
RG

Nancy Morejon et Stéphane Witkowski

Le 26 septembre, la Maison de l’Amérique Latine accueillait la présentation, avec des interventions de Sandra Hernández et Renée Clémentine Lucien, de l’anthologie bilingue de Nancy Morejón, Le Temps de l’iguane .

Cette anthologie est la première consacrée exclusivement à la poétesse et essayiste, l’une des plus grandes représentantes de la littérature cubaine contemporaine, Certains de ses poèmes avaient déjà été publiés, notamment dans le recueil Poésie cubaine du XXème siècle paru en 1997 avec une traduction de Claude Couffon, ou dans des revues, mais cet ouvrage permet pour la première fois au public français de pénétrer dans l’univers fascinant de cette auteure, avec un choix de textes écrits entre 1982 et 2020.

Le recueil est organisé en quatre sections thématiques recouvrant son histoire, son parcours de Cubaine afro -descendante, ses racines ; l’évocation de l’esclavage et du passé colonial, section conclue par un émouvant hommage à George Floyd ; l’insularité, les identités caribéennes ; la célébration de la mer et des paysages qui conduit à l’émancipation.

Il permet une approche panoramique de cette grande des lettres cubaines, née en 1944 à La Havane où elle réside et qui, entre autres reconnaissances, a été lauréate du Prix National de Littérature à Cuba en 2001.

En complément à cette courte présentation de l’ouvrage, nous reproduisons ci-dessous des extraits de l’introduction de Sandra Hernández lors de la soirée à la Maison de l’Amérique Latine.

« Le poète est celui qui raccorde les beautés
de son héritage aux beautés
de son devenir dans le monde. » Edouard Glissant

Les 29 textes de cette anthologie sont regroupés en quatre sections thématiques, afin de rendre compte du parcours de cette Cubaine afro-descendante, une intellectuelle au cœur des préoccupations sociales et esthétiques de son temps. Nancy Morejón, fidèle à ses traditions, chante au féminin sa cubanité, à travers ses élégies, dédiées aux ami.es, poètes et musicien.nes. Elle s’inspire de l’amour pour sa Havane natale, du sentiment d’appartenance insulaire à sa terre et aux îles de la Caraïbe.

L’obsession mémorielle de l’esclavage colonial reste permanente, ainsi que son besoin vital de dénoncer le racisme et les préjugés. Les diverses thématiques abordées dans son œuvre poétique et critique, qui constituent des témoignages d’une époque et des poétiques mémorielles d’hier à aujourd’hui, ont guidé le choix des vers en guise de sous-titres aux sections de cette anthologie.

Dans la poésie de Nancy Morejón, le corps féminin, noir, métissé, créolisé, est un espace mémoriel « insularisé », tel un lieu de mémoire dans une île, Cuba, et une région, la Caraïbe, qui porte encore les stigmates d’une colonialité ancrée dans les représentations sociales et culturelles encore non déracialisées. Sans cesse perçu comme fragmenté, souvent déconstruit en contre-discours des clichés et des images de domination de l’hétéro-patriarcat, il est présenté ici dans une perspective féministe et décolonisatrice, pour lui rendre son intégrité et redonner vie à son humanité. Et ce, tout en valorisant les questionnements identitaires, sociopolitiques et culturels que cette réappropriation de l’Histoire entraîne, grâce à la mise en scène de la geste épique au féminin, afin de devenir le sujet de sa propre libération ou émancipation, et de tendre à une visibilisation encore nécessaire à effectuer, même dans les arts.

Dans ses portraits et ses fresques à tonalité épique, Nancy Morejón met en scène des personnages anonymes ou célèbres, souvent féminins, qui jouent le rôle paradigmatique de la résistance d’une condition humaine et/ou féminine, et qui incarnent les racines plurielles du peuple cubain en quête de ses origines : « Tengo la obsesión de mi familia. Siempre he querido saber de dónde vine. [...] Esa idea de la dispersión me ha torturado mucho » . [L’histoire de ma famille est pour moi une obsession. J’ai toujours voulu savoir d’où je venais. Cette idée de la dispersion m’a beaucoup torturée]

Ce passé, devenu porteur de mémoire chez les poètes de sa génération, est réactualisé sans cesse comme l’expression essentielle de la mémoire collective, la « trace » (Glissant), le souvenir proche et commun qu’ont laissé la déshumanisation due à l’esclavage et la dépersonnalisation de l’acculturation coloniale. Il reste la permanence du non-savoir et de l’impossibilité du nom des origines, l’absence de traces qu’il faut réinventer.

Le quatrain intitulé « Mirar adentro », inclus dans la plupart de ses anthologies, inscrit cet héritage colonial dans une ethno-genèse qui débute au XVIe siècle. L’indice temporel est révélé dès le départ pour orienter la lecture vers un contexte historique précis, lorsque commence la colonisation à Cuba, puis l’esclavage ; ce premier vers et le titre impliquent donc l’introspection : un « mirar adentro », un regard parmi d’autres du passé colonial qui fonde l’identité du sujet qui s’exprime à la première personne.

Un autre poème très personnel, « La silla dorada », est souvent présent dans les anthologies de l’œuvre de Nancy Morejón publiées depuis les années 2000. C’est un texte représentatif de son écriture en quête de racines et de légitimité ; qui fait perdurer en écho les œuvres fondatrices, « Octubre imprescindible » (1982) et « Piedra pulida » (1986), dans lesquelles les grands textes très commentés et souvent réédités de la poétesse restent incontournables. Dans l’article « Cosmopoética » (2005), Nancy Morejón reprend l’image de la Caraïbe comme une tour de Babel, où la Poétique de la Relation empêche de réduire cette « civilisation caribéenne » à un cartésianisme universalisant et tout-puissant, la force de ses traditions orales permettant de s’opposer à l’« oppression linguistique historique » : « Je crois à la tradition orale comme une source aimable d’identités dispersées encore sur tous les territoires et les mers du Golfe »

Le catalyseur commun, dans le projet de fonder une poétique de la Caraïbe, se trouve dans le mythe, « part essentielle de l’esthétique littéraire de notre poésie dans la Caraïbe » : « l’histoire des îles nous pousse vers l’appréhension du mythe – au-delà du temps, avec un sens de la relativité - tant dans ses racines que dans sa fonction quotidienne ». Il faut compléter le mythe par une « réinvention de l’imago ainsi que de la métaphore », en prenant en compte le paysage singulier caribéen, tant dans ses éléments culturels (traditions populaires) que naturels. La Poétique de la Relation (Glissant) est un « défi stylistique » qui convoque tous les Caribéens, « un défi audacieux de genres et de techniques narratives où la notion du temps dépend des va-et-vient que Glissant définit comme un processus transculturant, essentiel de nos civilisations caribéennes. »

« Dans la Caraïbe, il y a toujours un voyage, toujours un bateau. Notre poésie a été sensible à cette réalité qui nous entoure, celle d’un paysage qui convoque les sens et renvoie aux faits historiques. » ; « La mythologie dans la Caraïbe est une poétique transplantée d’un genre à un autre. [...] La poésie de la Caraïbe ou plutôt sa poétique, multilingue et plurielle, multiple et une, est un défi, en cette fin de siècle, parce qu’elle est fidèle aux origines qui l’ont créée. ».

Depuis les années 1960, Nancy Morejón élabore un travail d’écriture qui chante son paysage marin et insulaire pleinement assumé, un Lieu conquis suite à une longue résistance, offrant une géo-poétique marquée par le signe de l’épique au féminin, combattant l’oubli ou les préjugés tenaces, mais aussi par un langage intimiste et onirique. La voix sait se fondre dans le paysage insulaire ou culturel, débouchant sur une recréation mythique.