Notre Caraïbe

Un article de Graziella Pogolotti traduit par Christine Druel

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Un nouvel et intéressant article de la grande intellectuelle cubaine Graziela Pogolotti, retenu et traduit par notre amie Christine Druel.

Il traite notamment de l’histoire politique, sociale, économique de la Caraïbe et de la création de ses états, colonisés en général par les pays européens, des différentes formes qu’elle a prise et de ses résultats très divers.

RG..

Des milliers de personnes parties d’Afrique ou du Moyen Orient sont mortes ou disparues en Méditerranée en essayant d’arriver en Europe. Photo : Manuel Fernández

On a souvent comparé la Mer des Caraïbes et la Méditerranée, deux mers fermées qu’entoure une diversité de cultures s’exprimant dans des langues d’origine différente. Elles ont été cependant façonnées par des processus historiques différents. Même si elle a connu des conflits belliqueux, la Méditerranée - bordée par les côtes de l’Afrique, de l’Asie et de l’Europe méridionale – a établi des passerelles entre l’Extrême Orient et l’étroite ouverture vers l’Atlantique grâce à l’intense échange commercial. Elle a été le carrefour de savoirs d’origine lointaine dont la fusion a forgé les bases de la culture occidentale.

A l’aube du capitalisme, l’expansion coloniale européenne a déplacé les cultures originelles pour faire de la Caraïbe une source de matières premières par l’instauration d’une économie de plantation. Sous couvert d’une mission civilisatrice, la demande croissante de main d’œuvre bon marché a imposé le déplacement brutal de travailleurs africains, réduits à la condition d’esclaves privés de droits. De leurs cultures ancestrales, ils n’ont pu préserver que ce qu’ils ont gardé en mémoire.

Outre Atlantique, le commerce triangulaire importait des esclaves et envoyait vers l’Europe des matières premières. Il laissait derrière lui une Caraïbe systématiquement fragmentée par l’utilisation de diverses méthodes.

La mise en place de l’économie de plantation structurait une base productive encore en vigueur aujourd’hui, qui consolidait la dépendance vis-à-vis du marché extérieur avec l’élaboration de marchandises à faible valeur ajoutée et faisait obstacle à l’émergence d’une possible complémentarité entre les différentes zones de la région.

Dans le même temps, la couleur de la peau érigeait des barrières entre les habitants, avec des conséquences sur la stratification sociale et sur le plan de la subjectivité, sur la base du développement de préjugés se traduisant par des stéréotypes profondément enracinés dans la conscience.

Même après l’abolition de l’esclavage, les nouveaux affranchis ne disposèrent pas de ressources nécessaires à l’amélioration d’un gagne-pain leur garantissant des moyens de subsistance. Ils restaient condamnés au chômage ou à l’accès à des emplois temporaires et mal rémunérés.
N’ayant pas leurs propres terres, ils ont afflué vers les villes où ils ont réussi à s’installer dans des zones marginales et se sont entassés dans ce que l’on nomme des habitations collectives, équivalents des anciens baraquements.

Une enquête en cours de la professeure Graciela Chailloux révèle d’autres différences issues des différentes formes de colonisation mises en œuvre par les puissances métropolitaines selon leurs langues, leurs cultures et leur organisation sociale.

Ainsi, par exemple, dans les Antilles Britanniques, les propriétaires de biens, en grande majorité absents, ont confié l’administration de leurs affaires à des fonctionnaires chargés de défendre leurs intérêts, tandis que les Espagnols, des cadets de famille privés d’héritage, poussés par la nécessité de construire une fortune personnelle, se sont installés en Amérique et ont cédé à un processus de créolisation.

Il serait intéressant d’approfondir, aussi, les politiques de christianisation, relevant des tendances divergentes imposées par la confrontation entre Réforme et Contre-Réforme. Dans ce cas, la mémoire vivante de la mythologie d’origine africaine a survécu au cours d’un processus de transculturation qui se manifeste à Cuba, à Haïti et au Brésil, pour ne citer que les cas les plus connus.

Récemment, Casa de las Américas a diffusé une série d’entretiens avec des écrivaines caribéennes, menés par la poétesse de Matanzas, Laura Ruiz, qui a élaboré ses questions à partir de la connaissance de la vie et de l’œuvre de ses interlocutrices, révélant ainsi une réalité socioculturelle choquante.

Installées dans la diaspora, ayant perdu la conscience de leur identité nationale, nombre d’entre elles ont tourné le dos à leur pays d’origine, intégrées à distance à des secteurs d’origines différentes et unies par la seule couleur de leur peau. Par contre, les cinq Cubaines conservent leur enracinement dans l’histoire et dans le destin de leur pays dont émanent le sens et l’avenir de leur travail de création.
Cuba s’est caractérisé par le développement d’un projet intégrationniste. Il a été réalisé par ses intellectuels au moment où Ramiro Guerra a écrit Azúcar y población en las Antillas (Sucre et population des Antilles) qui révèle les clefs essentielles de notre processus historique commun. José Marti l’avait déjà perçu lorsqu’il comprit notre rôle dans le nécessaire équilibre du monde ; l’historien José Luciano Franco s’est penché sur l’histoire d’Haïti. Nicolas Guillén et Alejo Carpentier ont aussi contribué à forger un imaginaire partagé.

La Maison des Amériques a organisé systématiquement un prix littéraire en vue de faire connaître la création artistique de notre environnement immédiat et d’offrir une contrepartie au monopole souvent exclusif exercé par les multinationales de l’édition. Depuis le triomphe de la Révolution Cubaine, la pratique des actions de solidarité a posé les fondements du renforcement des liens politiques.

Aborder ces questions semble inopportun alors que les médias sont envahis par les évènements en Ukraine et que le monde frôle l’apocalypse avec la présence d’armes atomiques et idéologiques de destruction massives dont la portée peut dépasser les territoires directement impliqués dans le conflit.

Mais il est nécessaire de creuser les causes des choses. A partir de la conquête et de la colonisation de l’Amérique, les luttes pour le pouvoir hégémonique ont atteint une dimension planétaire. A l’été 1914, celle qu’on appelle la première guerre mondiale a éclaté. Règle et équerre à la main, la France et la Grande Bretagne avaient organisé la répartition du continent africain avec la fragmentation de l’unité existante entre les cultures historiques. L’Allemagne s’était trouvée marginalisée dans la répartition. La social-démocratie internationale, alors très puissante, avait fondé son programme sur la défense de la paix.

Les ouvriers ne devaient pas se transformer en chair à canon au service des intérêts de la bourgeoisie. Le moment fatidique arrivé, ils disposaient d’une puissante représentation aux parlements de France, d’Allemagne et des Pays Bas. Ils votèrent cependant en faveur de la guerre et Jean Jaurès, inébranlable dans ses principes pacifistes, fut assassiné. Depuis lors, les conflits armés n’ont pas cessé, bien que parfois, limités aux « coins sombres du monde », ils aient eu un faible écho médiatique.

Autrefois forge de la culture occidentale, la Méditerranée est aujourd’hui le réceptacle des fragiles embarcations qui trainent dans leur sillage des morts et des disparus venus de l’Afrique affamée et de la vaste région du Moyen Orient, secouée par la violence introduite par l’intervention étrangère.
Cette grande Humanité est dépositaire d’un avenir meilleur si elle se met en marche unie par un projet commun d’authentique libération nationale, de justice sociale, de suppression de toutes les formes d’oppression, y compris celles qui se manifestent à travers le racisme et les campagnes de propagandes perverses, si elle définit un projet émancipateur, garantissant, en outre, la préservation de la vie sur la planète.