Notre XXème siècle

Partager cet article facebook linkedin email

Par Graziella Pogolotti
Publié dans Granma le 15 janvier 2023

Cette nuit-là de 1923, une association féminine s’était proposé de rendre hommage à une illustre visiteuse uruguayenne. Erasmo Regüeiferos, ministre du président Alfredo Zayas, était l’orateur invité pour prononcer l’éloge. Quelques écrivains dans la vingtaine, conviés par Rubén Martínez Villena, étaient répartis dans la salle.

Alors que le représentant du gouvernement se dirigeait vers le podium pour honorer la mission qui lui était confiée, il fut interrompu dans sa marche. Au milieu de la confusion générale, Rubén a pris la parole pour dénoncer publiquement la complicité du fonctionnaire dans l’acquisition frauduleuse du Couvent de Santa Clara, l’une de ces affaires caractéristiques de la corruption qui dominait à l’époque du " Zayato".

Une fois l’intervention terminée, le groupe de jeunes a quitté la salle pour aller s’adresser à El Heraldo de Cuba et rendre public ce qui s’était passé. L’évènement a eu une répercussion nationale. Il est resté inscrit dans l’Histoire pour toujours sous le nom de « Protesta de los Trece ».

Pour de nombreuses raisons, cet évènement marque un tournant dans le degré d’engagement des travailleurs intellectuels dans la société, fondée sur une participation active dans la politique à un moment où la maturation de la conscience nationale s’accélérait, sur fond de profonde crise économique.

D’importants évènements internationaux ont eu un impact sur l’évolution et le développement de la pensée, entre autres, la Révolution d’Octobre et, plus près, la Révolution Mexicaine.

Pour les Cubains, l’intervention des États-Unis dans la Guerre Hispano-cubaine a représenté un choc dévastateur qui avait eu lieu au moment de la défaite militaire de la métropole espagnole. Son impuissance s’était révélée avec l’obligation, imposée aux paysans par le Capitaine Général Valeriano Weyler, de se concentrer dans les centres urbains.

Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, sans abri et sans nourriture, avaient erré dans les rues, privés d’assistance médicale. Les citadins étaient aussi tenaillés par la faim. L’infâme politique qui a causé un nombre incalculable de victimes était l’aboutissement du désespoir.

A la fin du conflit, les mambises (guérilleros de la Guerre d’Indépendance cubaine du XIXème siècle) ne purent pas entrer dans Santiago. Les Cubains ne purent pas non plus participer aux négociations de paix. L’empire espagnol dans son déclin inexorable livra l’Île à l’empire émergent qui l’utiliserait comme laboratoire pour sa première expérience néocoloniale.

Pour atteindre cet objectif, les troupes d’occupation allaient rester sur l’Île jusqu’à ce que les partisans de la Constituante acceptent d’inscrire dans la Carta Magna l’Amendement interventionniste Platt et la présence, toujours actuelle, de la Base Navale de Guantanamo.

Il y a eu bien plus. Dans un pays ruiné par la guerre, les destructions et l’exode rural forcé, les investisseurs américains ont pu acheter pour trois fois rien des milliers d’hectares, depuis les limites de Sancti Spiritus jusqu’aux confins des provinces orientales où ils ont établi d’immenses latifundios (domaines) ; c’est de là que venait la matière première pour les grands moulins à sucre construits à une vitesse vertigineuse en seulement quelques années. On était en train de forger les chaînes de la dépendance sur la base d’une économie de plantation. La signature de ce Traité de Réciprocité (fortement critiqué par Manuel Sanguiny, une personnalité controversée à laquelle il faudrait, comme l’a un jour fait remarquer Raúl Roa, rendre sa juste place) viendrait compléter ce projet.

Les règlementations tarifaires faisaient que Cuba en était réduite à exporter tout son sucre brut vers les raffineries nord-américaines, tandis que les taxes faisaient obstacle à son commerce traditionnel avec l’Europe. Monoproducteur, le pays était dans l’obligation d’importer tous ses biens de consommation.

« La Protesta de los Trece » (La Protestation des Treize) est un antécédent du Groupe Minorista qui avait élaboré, dans son programme, un projet pour le pays. La perspective avant-gardiste intégrait la transformation des langages artistiques et la revendication des valeurs les plus authentiques de la nation. L’histoire et la culture étaient intimement liées. Il fallait apprendre de l’avant-garde européenne ce qui était le plus utile pour contribuer à la redécouverte de ce que nous sommes, tout en favorisant un dialogue intense avec l’Amérique Latine.

Au Mexique, la Révolution agraire et antiimpérialiste faisait d’un rêve émancipateur une réalité tangible. En charge de la culture, dans sa période la plus lucide, José Vasconcelos avait appelé les peintres à laisser leur empreinte sur tous les murs disponibles et à sortir du confinement des espaces privés. Diego Rivera et José Clemente Orozco avaient exposé au grand jour les visages, jusqu’alors invisibles, des porteurs des cultures indigènes d’une très grande richesse de notre continent.

Dans un dialogue créatif avec les outils de la pensée marxiste, sur les terres du sud, José Carlos Mariategui avait entrepris d’étudier les problèmes du Pérou. Les Cubains ont établi avec lui une relation fructueuse, ils ont échangé des publications, diffusé leurs idées, et à l’occasion de sa mort, la Revista de Avance lui a rendu un hommage respectueux. Cependant, sur l’Île, les évènements se sont précipités.

Le dernier numéro de la Revista de Avance portait lui-même une date qui donnait la mesure de la gravité de la situation : le 30 septembre 1930, jour de la mort de Rafael Trejo, tué d’une balle lors d’une manifestation étudiante contre Machado. Instigateur de « La Protesta de los Trece » et du Groupe « Minorista », Rubén Martinez Villena s’était engagé dans la lutte révolutionnaire qui allait dévorer totalement ses poumons blessés. A plus d’un titre, ce que Juan Marinello a appelé la « década crítica » (décennie critique) avait laissé un bilan prometteur.
On bâtit l’avenir à partir d’une connaissance approfondie de notre identité par le biais de la recherche et d’une création artistique libre de toute entrave et de servitudes mimétiques. C’est de la conjonction de ces deux missions qu’est née la reconnaissance de la contribution africaine à la construction de ce que nous sommes, au-delà de notre couleur de peau.

Telle a été l’implication de Roldán y Cartula dans la musique, la poésie de José Z. Tallet, de Regino Pedroso, et surtout de l’œuvre de Nicolás Guillén. Par ailleurs, le sauvetage de la pensée de José Marti avait commencé. De même, Fernando Ortiz était passé de son intérêt pour l’univers de « la mauvaise vie », en tant que pénaliste de formation lombrosienne, à la position d’impartialité du chercheur ethnographe. De la même façon, l’historien Ramiro Guerra avait publié en 1928 « Sucre et population aux Antilles » (Azúcar y población en las Antillas).

L’Histoire de notre XXème siècle s’inscrit dans un processus complexe qui émane de l’application de l’expérimentation néocoloniale. Son analyse nécessite d’aborder l’indépendance des acteurs économiques et sociaux et de tous ceux qui s’inscrivent dans l’univers intangible de la subjectivité, tels que la mémoire vivante, le fonctionnement des confrontations politiques et la construction de ce que nous sommes. La Moncada a été la semence salvatrice des rêves et la réaffirmation de l’ancien espoir. Je reviendrai prochainement sur ce sujet.