15e Biennale de La Havane : Place aux arts visuels.

Une autre manière de résister

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L’équipe du Centre d’Art Contemporain Wifredo Lam persiste et signe en organisant pour la quinzième fois la Biennale de La Havane, un grand rendez-vous international des arts visuels qui durera 3 mois et demi, tout cela en dépit des énormes difficultés locales et d’un contexte international épouvantable.
PH

Ernest Pignon Ernest présente ses oeuvres au prestigieux Musée National de La Havane.

XVe Biennale de La Havane : “Que l’art s’entrecroise et qu’il tende des ponts de liaison”

Article de Thalía Fuentes Puebla et Yilena Héctor Rodríguez, Cubadebate
30 septembre 2024

La biennale est un événement où convergent toutes les formes de l’art. Photo d’archives.

“Au-delà de toutes les différences, il existe un espace de connaissances, d’expectatives et d’affections que nous partageons, nous la plupart des êtres humains. Rechercher ces ponts de liaison, ces zones communes qui nous permettront d’avancer ensemble vers un avenir plus équitable et plus durable devrait être notre principale devise ̋. Telle est la plateforme conceptuelle qu’envisagent les organisateurs de la XVe Biennale de La Havane qui se déroulera du 15 novembre au 28 février 2025.

Nous avons échangé avec son directeur, Nelson Ramírez de Arellano, sur le plus grand rendez-vous des arts plastiques dans le pays – un événement qui prend la ville comme scène et qui la transforme.

̶ Quelles nouveautés apporte cette édition de la Biennale de La Havane ?
La Biennale célèbre cette année son 40ème anniversaire. Nous avons décidé d’articuler quelques expositions à caractère commémoratif pour montrer des œuvres qui sont dans les collections de Cuba, comme celle de la Casa de las Américas et celle de l’institution elle-même qui organise la Biennale, le Centre d’Art Contemporain Wifredo Lam.

En outre, pour la première fois il y aura une exposition commémorative d’artistes cubains et d’œuvres qui ont imprimé une trace durable dans la mémoire de la Biennale. Avec cette exposition, qui se tiendra à la Station Culturelle des rues Línea et 18, le public pourra re-connaître beaucoup des œuvres qui ont été emblématiques de quelques-unes des éditions de la Biennale et il pourra profiter du travail d’artistes cubains qui ont grandi et ont été reconnus grâce à leur participation à cet événement au fil de ces 40 années.

Nous avons également développé un singulier travail d’étroite collaboration avec des projets socio-culturels comme Quisicuaba à Los Sitios (arrondissement de Centro Habana) et Akokán à Los Pocitos (arrondissement de Marianao), coopération dont nous espérons qu’elle transcendera les relations traditionnelles entre les artistes (créateurs) et les récepteurs (collaborateurs) et qu’ils se transformeront en co-créateurs.

̶ Quels buts poursuivez-vous avec cette plateforme conceptuelle que vous envisagez pour cette XVe édition ?
L’idée pourrait être résumée par la célèbre phrase de José Martí « La Patrie est humanité ». Depuis la première édition de la Biennale la possibilité de contribuer à la construction de lendemains meilleurs a toujours été notre force motrice.
Maintenant, plus spécifiquement dans le domaine de l’art, nous souhaitons mettre en avant la possibilité de collaboration dans les processus créatifs et de recherche relatifs à la création artistique, les politiques et les processus de médiation dans les arts et la transdisciplinarité, entendue comme cette possibilité que l’art s’entrecroise et tende des ponts de liaison entre les divers champs de la connaissance.

Œuvre de la XIIIe Biennale de La Havane. Photo : Telecubanacán

̶ La Biennale maintient-elle son objectif fondateur de défendre un concept décolonisateur ?
Par quels canaux ou espaces mettrez-vous en avant cet aspect ?
La Biennale de La Havane ne peut éviter sa nature dé-coloniale et décolonisatrice. Depuis ses débuts, le fait de s’être Instaurée comme le premier espace international pour la diffusion, la visibilisation et la promotion depuis le Sud des créations visuelles issues des zones géoculturelles identifiées aujourd’hui comme Sud Global est en lui-même un pari décolonisateur et dé-colonial.

Notre peintre le plus universel, Wifredo Lam, a défendu dans une interview l’idée que sa peinture était en elle-même un acte de décolonisation. Pour la Biennale de La Havane, actuellement, le seul fait d’exister est un acte décolonisateur.
Au-delà de cela, l’intérêt primordial de notre événement continue d’être contraire aux intérêts du capital et des centres de pouvoir néocoloniaux. Le fait que l’occident reconnaisse et fasse l’éloge des valeurs culturelles de nos peuples, inclut bien souvent une attitude paternaliste des pays qu’on appelle développés par rapport aux pays en voie de développement. La Biennale continue de lutter pour que prime la reconnaissance de nos valeurs, tout d’abord entre nous et depuis nos propres critères.

̶ Combien d’artistes y participeront et de quels pays ?
Nous aurons pour cette édition près de 240 artistes de 57 pays, une liste bien fournie à laquelle il faudrait ajouter les créateurs cubains, aussi bien ceux qui sont directement invités à l’événement que ceux qui se trouveront à y participer de façon collatérale avec des projets d’exposition, des ateliers ouverts et d’autres initiatives.

Malheureusement, nous avons très peu d’Africains et d’Asiatiques, car malgré tous les efforts décolonisateurs que nous faisons actuellement – même si cela paraît absurde – souvent la distance entre deux pays relativement proches sur la carte comme, par exemple, le Brésil et la Guinée, s’avère être dans la pratique incroyablement longue. De la même façon, il est plus facile aux artistes africains d’être présents à un événement en Europe qu’en Amérique Latine.

̶ Comment un artiste peut-il faire partie de la Biennale ? En ce qui concerne Cuba, seuls les artistes qui font partie du Conseil National des Arts Plastiques peuvent-ils participer ?
A partir des intérêts idéo-esthétiques définis dans la plateforme conceptuelle de chaque édition, l’équipe de commissaires recherche quels artistes pourraient contribuer avec leurs créations à l’élaboration de la symphonie que constitue la Biennale ; chaque artiste apporte, pour ainsi dire, un instrument, un son particulier.

Les créateurs proposent également leurs œuvres qui sont analysées par l’équipe des commissaires, mais en réalité c’est un appel à candidature ouvert. Il n’y a aucun pré-requis d’affiliation, nous ne demandons pas non plus à personne s’il appartient à une chose ou une autre.

̶ Quelle place occupe l’art jeune dans la programmation de la Biennale ?
Historiquement, la Biennale de La Havane a accordé beaucoup d’attention à l’art jeune ou émergent et tout au long de ces années elle a propulsé vers la célébrité d’innombrables artistes totalement inconnus.

Contrairement à presque tous les événements internationaux similaires qui privilégient la présence de personnages célèbres à cause de leur valeur médiatique, en d’innombrables occasions beaucoup d’artistes cubains et étrangers ont eu leur première participation à un événement de cette classe à La Biennale de La Havane.

Nous travaillons également tout près de l’Université des Arts ISA et de San Alejandro, où il a toujours existé d’importants projets d’exposition à chaque Biennale, et, en outre, étant donné l’énorme quantité et qualité de nos artistes, nous organisons un programme d’expositions collatérales en collaboration avec le Centre de Développement des Arts Visuels qui prête attention aux plus jeunes.

XIIIe Biennale de La Havana. Photo : Jorge Luis Sánchez Rivera/ Cubadebate.

̶ Quelles actions mettrez-vous en œuvre pour impliquer dans la Biennale le public moins féru en la matière ? Quelles actions avez-vous prévu pour attirer les jeunes ?
Etant donné que la médiation est l’un des sujets qui nous intéresse le plus, nous avons planifié plusieurs temps d’ateliers, des expositions dans l’espace public, parmi d’autres actions qui incluent dans leurs objectifs celui d’attirer les plus jeunes.

Nous espérons aussi avoir quelques concerts avec l’interaction d’artistes visuels qui doivent attirer l’attention du secteur le plus jeune de la société.

̶ Dans quels aspects la XVe Biennale sera-t-elle supérieure ? De quelles expériences, positives et négatives, vous êtes-vous nourris au moment d’organiser cette édition ?
Je ne crois pas que l’on puisse en aucun cas établir une claire relation de supériorité par rapport à aucune autre édition de la Biennale. Dans chacune des précédentes, l’équipe organisatrice de l’événement a été confrontée à des défis divers et les a relevés conformément aux possibilités qu’elle a eu, à mon avis toujours avec beaucoup d’intelligence et de flexibilité.

La Biennale de La Havane, à la différence de la plupart des événements similaires dans le monde, a toujours été organisée depuis le même noyau, l’équipe de commissaires du Centre d’Art Contemporain Wifredo Lam. Cette particularité a permis d’évoluer de telle façon que chaque nouvelle édition maintient un lien de continuité avec la précédente.

Il peut de faire que, pour le public, en fonction de ses goûts ou de ses préférences, une édition paraisse meilleure ou pire, mais de mon point de vue, les bases de ces jugements sont généralement assez superficielles.

Cependant, je pourrais dire que pour moi les plus mémorables ont été la troisième, la cinquième, la huitième et la douzième, mais mes raisons ne sont pas non plus suffisamment objectives parce qu’il est impossible de faire une analyse de ce type sans disposer d’une énorme quantité de données sur chaque édition de l’événement.

D’une manière générale, le plus intéressant c’est de pouvoir apprécier comment il y a une ligne de développement qui transcende même les changements de direction de la Biennale, car, bien qu’au fil des années, les directeurs aient changé et que d’une certaine façon chacun ait apposé son empreinte sur l’événement, pour l’essentiel, il n’y a pas eu un processus d’évolution par à-coups.

Aucune édition ne nie ni ne concurrence la précédente. D’une certaine façon, la Biennale est comme un organisme vivant qui s’adapte aux circonstances pour survivre. De la même manière qu’une personne ne change pas radicalement à moins qu’elle ne subisse une expérience traumatique qui suppose une mutation dans son développement, un processus de culture tel que la Biennale de La Havane a maintenu une ligne d’évolution cohérente au fil des ans.

̶ Comment voyez-vous l’état actuel des arts visuels à Cuba ?
L’art est l’un des concepts les plus subjectifs et les plus fuyants développés par l’intellect humain. Sa nature varie constamment et, bizarrement, chaque nouveau stade ajoute de la valeur au précédent.

Dans les sciences, chaque nouvelle découverte peut annuler la valeur de la découverte précédente, en art cela ne se passe pas de la même façon.

XIII Bienal de La Habana. Foto : Jorge Luis Sánchez Rivera/ Cubadebate.

Les arts visuels se sont complexifiés de plus en plus en évoluant vers des formes expérimentales et des processus de plus en plus sophistiqués, cependant, cela n’a pas enlevé de valeur aux formes plus traditionnelles.

Dans notre pays la quantité d’artistes et de public intéressé par l’art dépasse statistiquement la plupart des pays du monde.

Bien que de nombreuses personnes puissent avoir une vision très critique, je crois que, tant qu’il existera un pourcentage significatif de la population qui considère la condition d’artiste comme une aspiration de dépassement personnel et que primera chez les artistes le besoin d’être bons dans ce qu’ils font sur celui de faire de l’argent, cela supposera une très bonne santé pour les arts à Cuba.

̶ Depuis votre expérience dans le comité organisateur, comment la Biennale de La Havane peut-elle, depuis l’art, contribuer à l’amélioration de la société ?
L’existence d’un événement tel que la Biennale de La Havane dans notre pays est en elle-même une aide considérable au développement de la société.

A des périodes où les sociétés sont plongées dans la dépression à cause de coactions comme les crises économiques ou sanitaires comme le Covid-19 – comme cela s’est produit à Matanzas au début de 2022 – l’inauguration d’un événement culturel comme celui-ci est une lueur d’espoir et elle peut contribuer substantiellement à l’amélioration de la société.

Vu d’une manière plus “académique”, l’art existe et se développe dans une logique de pensée multidimensionnelle et multi-temporelle, unique en son genre. Cela lui permet de trouver des voies pour le progrès de n’importe quelle autre discipline de la connaissance totalement nouvelles et, bien souvent, inattendues
Cela lui permet de choisir, peut-être en se basant sur l’intuition, de façon heuristique, la meilleure solution sans posséder toutes les variables pour calculer le meilleur chemin. Cela peut paraître une aptitude inutile mais beaucoup de progrès déterminants dans l’histoire de l’humanité ont été possibles grâce à ces formes moins aristotéliciennes de pensée et d’analyse.

- Quelles sont les expectatives pour cette XVe édition de la Biennale ?
Nous avons des expectatives, mais nous sommes également conscients que nous sommes confrontés à beaucoup de difficultés, pas autant que lors de la XIVe édition, où nous commencions tout juste à sortir du Covid-19, alors que nous avions encore des restrictions sur la quantité de public admis dans les espaces fermés, pratiquement sans budget, mais ce sera difficile de la même façon.

A cette occasion, nous avons fait appel à la passion que ressentent les artistes cubains et étrangers pour Cuba et pour la Biennale de La Havane.
Je pourrais dire que notre plus grande expectative est que cette édition soit suffisamment cohérente avec l’histoire de l’événement et importante en elle-même pour garantir sa continuité.

Cela dépendra surtout de notre capacité à harmoniser toutes les énergies qui se mobilisent autour de la Biennale et à les faire confluer de telle sorte que les artistes sentent qu’ils ont eu l’occasion de grandir conjointement à l’événement.