Ramón Hoyos, plus d’un Tour dans son sacre

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En 1955, Gabriel García Márquez, alors jeune reporter, entreprit de raconter sous forme de feuilleton la vie du cycliste, triple vainqueur du Tour de Colombie.

Rédigés à la première personne et foisonnant de détails et anecdotes insolites, ses articles sont réunis dans un ouvrage où l’on retrouve la plume de l’écrivain.

Publié sous la plume de Philippe Lançon dans le quotidien Libération.

« L’Apothéose » de Ramón Hoyos, 1959, de Fernando Botero.

Comment interviewe-t-on le plus grand champion cycliste de son pays ? On est en 1955, en Colombie. Ramón Hoyos, 23 ans, triple vainqueur du Tour de Colombie, raconte sa vie à Gabriel García Márquez, célèbre reporter de 28 ans, auteur de nouvelles et, cette année-là, d’un premier roman, Des feuilles dans la bourrasque. L’année précédente, dans un glissement de terrain qui avait fait des dizaines de victimes, la mère et la sœur du cycliste sont mortes à Medellín. García Márquez était allé enquêter sur la catastrophe. Il restitue cette fois en épisodes dans son quotidien, El Espectador, une vie populaire, douloureuse et magique ; une gloire encore en plein développement.

Dans la première des « notes du rédacteur » qui accompagnent ce feuilleton vrai, il écrit : « La biographie du champion est écrite à la première personne, et elle conserve, autant que possible dans ce genre d’exercice, la couleur et la précision des termes qu’il a employés en s’adressant au rédacteur. Les entretiens ont duré cinq jours à raison de cinq heures par jour, avec des interruptions. Le champion parlait. Le rédacteur orientait son monologue, lui demandant tantôt d’être plus explicite, tantôt plus synthétique, selon l’intérêt de l’événement relaté. Au total, cinquante-deux feuillets ont été noircis et vingt-neuf tasses de café ont été bues, mais aucune par le rédacteur. Personne n’a gardé le compte des mégots, parce que le rédacteur allumait cigarette sur cigarette et que, pendant cette période où il ne s’entraînait pas, Ramón Hoyos fumait une moyenne de dix-huit cigarettes tous les deux jours. » Après chaque entretien, le champion « partait à bord de sa décapotable pour s’acquitter de ses obligations ». On devine qu’elles sont en partie liées aux femmes. Au terme du reportage, « Ramón Hoyos est resté cordial, mais il était visiblement éreinté. En saluant le rédacteur, il s’est frotté les yeux, a étiré les jambes et déclaré : ’C’est plus fatigant que le Tour de Colombie.’ »

« Les quatre fers en l’air »

Ce goût des faits précis et insolites, cette ironie populaire et raffinée, cette façon d’informer une existence en l’installant aussitôt dans sa propre légende, c’est la patte de García Márquez. Sa manière d’unir la distance à l’émerveillement, la clarté au phrasé, est perceptible d’emblée. A 7 ans, Ramón Hoyos, fils de paysans pauvres, va pour la première fois en classe : « C’est justement là que j’ai eu l’envie de battre mon premier record : sur le chemin de l’école, j’ai tenté de sauter au-dessus d’un torrent - alors que j’aurais pu passer par le petit pont - et je me suis retrouvé dans l’eau, les quatre fers en l’air. Cette chute - que je considère comme mon premier accident - était le résultat de mon heureuse tendance, naturelle et irrépressible, à aller toujours trop vite. » Et, soudain, cette phrase où le héros se confond avec l’écrivain : « Je vais si vite depuis ma naissance que je ne comprends toujours pas pourquoi je ne suis pas l’aîné de la famille. » La famille déménage dans un quartier populaire de Medellín : « A ce moment-là, je pouvais déjà parcourir trois kilomètres en une demi-heure, pas sur deux roues, comme aujourd’hui, mais derrière une seule : j’avais acheté un cerceau que je faisais rouler tous les jours sur le chemin de l’école. Ce fut mon premier contact avec les roues. »

Quand paraissent ces articles aujourd’hui réunis en livre, le journaliste a déjà expérimenté ce type de récit. Deux mois plus tôt, en 20 épisodes, il a relaté l’aventure de l’unique rescapé du naufrage du Caldas, un destroyer de la marine colombienne qui transportait clandestinement des marchandises interdites. On a retrouvé l’homme, huit jours plus tard, sur une plage de Colombie. Le Vieil Homme et la mer n’est pas loin. García Márquez avait célébré, dans un article anonyme, le prix Nobel de littérature donné à Hemingway. Son récit a fait la gloire d’El Espectador, et permis à son auteur d’expérimenter une technique de narration habituellement propre à la fiction. L’histoire est en effet, comme ce sera le cas avec Ramón Hoyos, racontée par le protagoniste lui-même. García Márquez estime qu’il a agi ainsi par souci « d’authenticité et d’équité ». Et il n’a pas signé. Récit d’un naufragé ne sera publié en livre, sous son nom, qu’en 1970. Dans la préface, García Márquez note que Luis Alejandro Velazco, le rescapé, « montrait dans l’art de raconter un instinct peu commun, servi par une capacité de synthèse et une mémoire époustouflantes, avec assez de sainte dignité populaire pour sourire de son héroïsme ». Il en va de même pour Ramón Hoyos. Ces qualités sont, dans les deux cas, augmentées par le talent du romancier.

Eau de Cologne

L’élève Ramón Hoyos est mauvais en orthographe et en histoire, mais bon au catéchisme et en arithmétique. Etre fort en calcul mental lui servira, une fois devenu coureur, « lorsqu’il s’agit de calculer des temps, des vitesses ou des pourcentages. Pendant une course, il ne me faut que quelques minutes pour calculer ma position exacte, sans papier ni crayon ». Pour le reste, avoir abandonné l’école à 11 ans lui a plutôt servi : « Je ne serais pas ce que je suis maintenant, et personne n’aurait envie de m’écouter raconter ma vie. » Aujourd’hui, dans l’une de ses chambres, il a entassé 15 vélos en pièces détachées, 120 trophées, les médailles et les lauriers. Enfant, il n’avait pas de vélo et s’en fichait : « Je crois qu’il me semblait impossible de garder l’équilibre en appuyant sur les pédales et en tenant le guidon avec les mains. Je n’ai donc jamais fait aucun progrès en lien avec le vélo. » Pour gagner quelques centimes, il devient livreur chez un glacier. En face, il y a une épicerie. Il voit le livreur pédaler comme un fou de 8 heures à 18 heures, « et j’avais de la peine pour lui ».

Un jour, à 14 ans, il apprend que celui-ci gagne un peso et vingt-cinq centimes par jour :« Je me suis fixé comme objectif d’obtenir le poste de livreur de l’épicerie, exactement comme aujourd’hui quand je décide de gagner une course, et que j’y mets toutes mes forces. » Il réduit ses dépenses et chaque jour, après avoir travaillé chez le glacier, il s’entraîne sur un vélo de location. Il apprend par cœur la géographie entière de la ville, quartier par quartier, rue par rue. Quand il se sent prêt, il se présente chez le livreur. On le prend à l’essai. Il a pensé à tout, sauf au code de la route : « Au premier croisement, sur lequel je suis arrivé à contresens, le feu était rouge. J’ai continué tout droit, toujours à contresens : je commençais à accélérer. J’ai seulement eu le temps de sentir un énorme coup sur le front et sur le genou gauche. Lorsque j’ai repris connaissance, encore étourdi, le vélo était amoché et la marchandise, éparpillée sur le pavé. » C’est le premier d’une longue suite d’accidents. L’épicier lui dit : « Mon grand, si tu veux être un bon livreur, apprends à faire du vélo. » Et voilà comment on devient champion.

Dans sa maison, Ramón Hoyos vit avec 13 personnes et un perroquet qu’il a rapporté du Brésil. Il « chante en portugais » et, « depuis son perchoir dans la cour, ne sait dire qu’un mot en espagnol : ’Ramón !’ » Personne n’a le droit de toucher ses affaires. Ses désirs sont des ordres. Il est toujours imprimeur dans l’usine textile qui lui a payé son premier vélo de course, entretient tout le monde. Le reporter remarque une odeur entêtante : le champion nettoie ses trophées à l’eau de Cologne. Puis l’épopée reprend là où on l’avait laissée. Le jeune Ramón quitte l’épicerie pour devenir livreur d’une boucherie. Il y apprend à connaître et découper la viande, mais aussi à rouler à tombeau ouvert, « et c’est aussi comme ça que je suis devenu meilleur cycliste, moi qui pensais progresser comme boucher ». Il n’éprouve « aucun plaisir sur un vélo : s’il avait été possible de livrer la viande aussi vite à pied que sur deux roues, j’aurais préféré marcher ». Un jour, la boucherie est attaquée. Un employé est assassiné ; son cadavre, rangé dans la chambre froide. Ramón, revenant d’une livraison, voit passer une civière et demande ce qui a eu lieu. Un inconnu lui répond : « Rien. On a tué Ramón Hoyos. »

Lanternes rouges

La suite, comme toutes les grandes épopées individuelles, est un concours de circonstances et de volonté, mené à un train d’enfer sur des routes défoncées. Soutenu par l’usine où il est devenu ouvrier, le jeune homme devient cycliste amateur. Il gagne vite des courses locales sur des vélos minables. Son premier Tour de Colombie commence, sur une selle en fer, par un accident grave. Il finit la première étape épuisé, la tête en sang, disqualifié. Il ne pourra continuer que parce qu’un autre coureur disqualifié était militaire. L’armée a protesté, les organisateurs ont cédé. Du coup, les lanternes rouges sont réintégrées. Le hasard d’un pays militarisé a sauvé la mise à Ramón, qui, dès l’étape suivante, saisit sa chance et s’envole.

Dans Vivre pour la raconter (Grasset, 2002), le premier et unique tome de ses mémoires inachevés, García Márquez raconte longuement l’histoire de Récit d’un naufragé, puis conclut : « Il ne nous fut pas possible de trouver une autre histoire comme celle-ci, car elle n’était pas de celles qu’on invente sur le papier mais que la vie invente, et presque toujours après un coup dur. Nous en fîmes l’expérience plus tard, lorsque nous tentâmes d’écrire la biographie du formidable coureur cycliste d’Antioquia, Ramón Hoyos, sacré cette année-là champion de Colombie pour la troisième fois. Elle fut lancée comme l’avait été le reportage du marin, et au bout de dix-neuf chapitres [en réalité quatorze, ndlr] nous nous rendîmes compte que le public préférait voir Ramón Hoyos grimper les montagnes et monter le premier sur le podium dans la vie réelle. » Ramón Hoyos est mort sept mois après García Márquez, en 2014. Comme il n’y a pas en ce mois de juillet de Tour de France, lire son histoire satisfera aussi bien les amateurs de l’écrivain que ceux des grimpeurs momentanément à l’arrêt.

Philippe Lançon 

Gabriel García Márquez Le triple champion dévoile ses secrets

Traduit de l’espagnol (Colombie) par Marion Bouvier et Pierre Boisson. So Lonely /Marabout, 176 pp., 17,90 €.