SOS natalité

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A Cuba, comme dans tous les pays développés, le taux de natalité est très bas et les mesures bureaucratiques ne parviennent pas à enrayer le phénomène. La pénurie catastrophique de logements empêche les jeunes couples de s’installer et d’avoir des enfants et la libéralisation sauvage du marché de l’immobilier en novembre 2011 a mis en péril le renouvellement des générations.
PH

Un toit ou un berceau ? Le dilemme du logement et de la fécondité

Article de Laura Andrés, Género, 23 janvier 2025 publié par OnCubaNews
Fotos : Kaloian

Le problème du logement joue sur les décisions de procréation de nombreux couples à Cuba et particulièrement sur l’ajournement de la maternité.

La salle d’attente était pleine de femmes enceintes. Près de la porte on pouvait lire le panneau Echographie.

L’attente promettait de se prolonger au-delà de midi, tandis que les futures mamans discutaient envies, malaises et accouchements précédents.
Absorbée par l’écran de mon téléphone portable, je percevais juste des fragments de ces conversations animées. Cependant, lorsque l’intérêt est plus fort que l’ennui, la capacité sensorielle de notre ouïe finit par nous surprendre.

Je parvins à entendre : « Tu ne connaîtrais pas un appartement à louer dans le quartier ? »

Je levai les yeux discrètement. La jeune femme, grande et mince, devait être enceinte de 22 semaines à en juger par la taille de son ventre. L’autre future maman, surprise, lui demanda :

  • Comment çà ? Tu n’en avais pas déjà un ?
  • Je dois rendre les clés la semaine prochaine – soupira-t-elle avec résignation- Tu sais comment çà se passe : ils ont appris que j’étais enceinte et ils ne veulent pas que j’accouche dans leur murs.
  • Tu t’es renseignée sur celui de Manuel. Il s’est libéré il n’y a pas longtemps
  • Ils l’ont déjà reloué.
  • Si j’étais toi, je me serais déjà installée dans un appartement vide, ceux que libèrent les gens qui sont partis à l’étranger – dit l’autre, sensible à la situation de son amie- Qui pourrait bien avoir le culot de te jeter dehors avec trois enfants et un autre bébé en route ?
  • J’y ai bien pensé- répliqua celle qui avait le problème- celui qui laisse un appartement vide et qui s’en va, c’est qu’il n’en a pas besoin. Mais auparavant je veux voir l’assistante sociale à l’hôpital. Comme çà, personne ne pourra dire que je ne les ai pas prévenus à l’avance.

La porte de la salle de consultation s’ouvrit. Une infirmière appela son nom et la jeune femme entra rapidement avec son classeur de documents sous le bras, pour savoir si son quatrième enfant se développait normalement dans son ventre.

Le poids des nombres

En mai 2021 est entré en vigueur l’Accord 9009, du Comité Exécutif du Conseil des Ministres, qui donne la priorité à l’attribution de logements et aux ressources financières pour la construction, la rénovation, l’agrandissement ou le réaménagement d’immeubles pour les mères, pères ou tuteurs légaux avec au moins trois enfants mineurs.

L’une des nouveautés de la disposition, publiée dans la Gazette Officielle Ordinaire n° 57, était l’autorisation pour les conseils d’administration des organes locaux du Pouvoir Populaire d’acheter des logements prioritaires pour les attribuer, à condition que ce soit plus rentable que d’en construire.

Cette directive fait partie du Programme de Surveillance de la Dynamique Démographique, actualisé en 2022 et qui depuis 2014 cherche à stimuler la natalité et la fécondité face au vieillissement de la population à Cuba. Depuis le Centre d’Etudes Démographiques (CEDEM) de l’Université de La Havane, on conseille les Groupes de Travail Provinciaux pour la Surveillance de la Dynamique Démographique. Le CEDEM, en outre, contribue à la coordination des Observatoires Démographiques du pays.

Trois ans après, on a recensé au niveau national 63 715 mères avec au moins trois enfants de moins de 17 ans ; parmi elles, 9 987 ont plus de quatre enfants. Face à cela, en 2024, on a livré seulement 416 logements à ces personnes. Les données, exposées par le premier ministre Manuel Marrero devant l’Assemblée Nationale, en décembre dernier, montrent la disparité entre les logements qui sont fournis et les besoins réels des couples avec une nombreuse descendance en matière de logement.

Le plus inquiétant c’est que le nombre de femmes dans cette situation a augmenté. D’après des rapports officiels, à la fin juin 2022 on comptait à Cuba 57 416 mères d’au moins trois enfants c’est-à-dire que jusqu’à décembre 2024, leur nombre a augmenté de 6 299.

Le nombre croissant de mères avec plusieurs enfants se place dans un contexte de conditions d’éducation de plus en plus difficiles, ce qui accroît leur vulnérabilité.

Ce phénomène n’est qu’un aspect du panorama sociodémographique actuel et le nombre croissant de mères dans cette situation ne signifie pas que le taux de fécondité soit haut. Au contraire, depuis 1978, le pays n’atteint plus le seuil de renouvellement des générations. Ceci implique que les générations futures seront nettement moins nombreuses et que la population sera plus vieille. Les causes sont nombreuses et elles sont complexes.

D’après l’Enquête Nationale de Fécondité 2022 (ENF), l’une des causes est la hausse de l’âge moyen à la naissance du premier enfant : 23 ans pour les femmes, 27 ans pour les hommes. L’étude a révélé que 32% des femmes en âge de procréer n’ont pas d’enfant tandis que 36% n’en ont qu’un, ce qui indique une préférence pour des familles plus petites.

S’y ajoute l’impact de l’émigration : le nombre de personnes en âge de procréer dans le pays est considérablement moindre qu’il y a des années et, par conséquent le nombre de naissances l’est aussi. Dans l’article « La nouvelle vague migratoire cubaine et son impact sur la société » publié par IPS Cuba en 2022, un graphique illustre l’arrivée d’immigrants cubains en Espagne entre 2008 et le premier semestre 2022. Le graphique révèle un accroissement significatif du flux migratoire et presque la moitié (40%) des immigrants ont entre 20 et 34 ans. La plupart de ceux qui émigrent sont des jeunes en âge de procréer.

L’exode n’affecte pas seulement la structure démographique ; elle suppose aussi la diminution de la force de travail et un avenir avec moins de naissances.

Par ailleurs, la charge professionnelle et les responsabilités familiales jouent un rôle crucial dans la fécondité : beaucoup de femmes sentent qu’elles ne peuvent pas concilier leur vie professionnelle avec la maternité et ceci les amène à reculer ou à écarter le projet d’avoir des enfants. Le contexte socioéconomique et l’incertitude de l’avenir pèsent sur les décisions de procréer, ce qui induit une basse réserve de naissances et un modèle familial réduit.

L’insuffisante disponibilité de logements – et bien souvent leur état précaire- influent aussi sur la fécondité. Mais ceux-ci n’apparaissent pas dans l’ENF 2022 comme l’un des facteurs les plus déterminants, ce qui ne signifie aucunement que leur impact soir insignifiant.

Dans le but de connaître le ressenti et les expériences de Cubains et Cubaines en âge de procréer, sur la manière dont leurs conditions de vie pèsent (ou ont pesé) sur leur décision de devenir parents, on a réalisé pour ce reportage un sondage d’opinion auprès de 89 participants

La plupart des personnes interrogées habitent La Havane, suivie de Las Tunas et de Holguín et leur âge est compris entre 26 et 45 ans pour 80 d’entre eux. 73 sont des femmes et 16 sont des hommes.

Les résultats obtenus montrent que la plupart des personnes interrogées ont choisi d’avoir un seul enfant, tandis que 21 ont décidé d’en avoir deux. Seulement trois personnes ont dépassé ce chiffre, ce qui correspond à la tendance nationale vers des familles plus petites, bien qu’il s’agisse d’un échantillon très discret et limité. Cependant, ce qui ressort des réponses sur les causes de la décision est la préoccupation récurrente pour trouver un logement avec suffisamment d’espace.

Presque la moitié des participants (45) considèrent que leur logement ne correspond pas aux besoins de la famille. En outre, le sondage révèle un désir frustré chez 36 personnes qui voulaient être parents plus tôt, mais auxquelles leurs conditions de logement le leur ont interdit. De la même manière 31 des personnes interrogées jugent que le temps pour avoir plus d’enfants est terminé pour eux, à cause de leur âge ou à cause de leur insatisfaction sur leurs conditions de logement.

Ces réponses suggèrent une relation directe entre l’environnement matériel et les décisions familiales et montrent comment l’espace disponible peut modeler non seulement la structure familiale mais aussi les rêves et les projets de vie.

Une location, un foyer

Lilian Sarmiento est une jeune professionnelle originaire d’Holguín qui habite maintenant la Havane. Elle a déménagé dans la capitale pour rejoindre son époux après un an de relation à distance, pour pouvoir mener à bien leurs projets communs. Au début, ils ont habité chez ses beaux-parents et la cohabitation se passait bien, mais ils se sont vite rendu compte qu’il leur fallait leur espace à eux.

Ils ont commencé à chercher une location qui corresponde à leur budget et ils ont trouvé un appartement modeste dans l’arrondissement de El Cerro. Cependant, l’arrivée imprévue d’un enfant les a obligés à chercher un endroit plus approprié.
“ Nous avons trouvé une location dans l’arrondissement de El Vedado, avec un loyer beaucoup plus élevé et en dollars. Nous y sommes restés un an, jusqu’à ce que nous décidions de chercher une autre solution, car nous avions beaucoup de problèmes d’alimentation d’eau et le loyer allait atteindre un prix que nous ne pouvions plus payer » se souvient Lilian et elle admet que la fluctuation du montant des loyers et le risque d’être expulsés à tout moment leur causent un stress constant : “ Le simple fait de chercher une solution plus ou moins adaptée à nos besoins et à notre porte-monnaie est épuisant, surtout quand on est mère, car il y a des bailleurs qui n’acceptent pas les enfants. Il faut ajouter à cela l’instabilité du montant des loyers parce que les appartements sont des propriétés privées et qu’ils sont régis par le marché des changes. Alors une fois on paie 70 dollars, mais le mois suivant on te demande 100 dollars. S’il est difficile pour ceux qui sont propriétaires de boucler les fins de mois dans ce pays, alors imagine un peu pour celui qui vit en location. Le loyer peut représenter jusqu’à 75% des dépenses mensuelles ».

Lilian a déboursé plus de 1000 dollars pour payer son loyer en un peu plus d’un an et elle affirme que les conditions actuelles du logement à Cuba pèsent sur sa décision de ne pas avoir d’autre enfant pour le moment. Elle reconnaît même qu’elle aurait préféré être mère sous « un toit à elle ».

“On ne devrait pas mettre un enfant au monde sans avoir un endroit qu’on puisse appeler foyer, un endroit avec les conditions minimales indispensables d’hygiène, d’espace et de protection pour une croissance en bonne santé. Quand on vit dans un pays où il est difficile de garantir autant de nécessités de base, et avec un parc immobilier insuffisant, décider d’avoir un ou plusieurs enfants transcende le simple désir d’être mère ».

Directives contre réalités

Ces dernières années, le Gouvernement a mis en œuvre des mesures destinées à encourager la fécondité. Depuis 2015, on a appliqué des politiques pour stimuler la naissance d’au moins deux enfants par femme

En plus de l’Accord 9009 pour l’attribution de logements aux parents de trois enfants au moins, un progrès significatif a été l’extension du congé de maternité à 15 mois, approuvée le 20 mai 2024. Celle-ci permet aux mères de bénéficier d’une période rétribuée plus longue pour prendre soin de leur nouveau-né. Auparavant, le congé de maternité à Cuba était de 12 mois. Cette période était établie dans le Décret Loi 56 « De la Maternité de la Travailleuse et de la Responsabilité des Familles » qui prévoyait des rétributions jusqu’à ce que le mineur ait un an. A partir de cette date, on a approuvé une extension du congé à 15 mois, ce qui permet aux mères et aux pères d’être avec leur bébé pendant plus longtemps.

La mesure s’ajoute au Décret-Loi 56 De la Maternité de la Travailleuse et de la Responsabilité des Familles qui est entré en vigueur le 14 décembre 2021. Celui-ci a donné les mêmes garanties aux travailleuses du secteur public et du secteur privé et il a mis en place le paiement de 100% du salaire pendant le congé de maternité, si la grossesse est à risque.

On a également établi un congé de paternité qui permet jusqu’à 40 semaines d’arrêt de travail, ce qui dépasse de loin les délais autorisés dans de nombreux pays du monde.

Malgré ces initiatives, le taux global de fécondité a juste atteint 1,54 enfants par femme en 2023, preuve que le problème dépasse le domaine normatif et qu’il faut des transformations qui aient un effet sur les conditions économiques et sociales des personnes en âge de procréer et sur les familles.

Alors que tout pointe vers la nécessité d’actions plus impactantes pour résoudre le problème, le Ministère des Finances et des Prix, par le biais de la Résolution 313 de 2024 a fixé de nouvelles valeurs minimales de référence pour la liquidation et le paiement des impôts sur les Revenus Personnels et sur la Transmission des Biens et des Héritages, associés aux actions d’achat-vente et de donation de logements entre personnes physiques. Elles sont entées en vigueur le 15 novembre 2024, dans le but déclaré de corriger des distorsions fiscales et d’augmenter les recettes de l’Etat.

L’augmentation a été tellement significative que dans certains cas, la taxation a été multipliée par cinq. La mesure semble déconnectée de la réalité à laquelle sont confrontés les jeunes sur le marché immobilier national, où la pénurie de solutions accessibles est toujours un obstacle important, non seulement parce que le prix des logements est calculé sur la base de la cotation du dollar au marché noir (bien souvent, le vendeur n’accepte que cette devise), mais aussi parce qu’échanger un logement à Cuba n’est plus aussi fréquent actuellement qu’avant novembre 2011, date à laquelle le Décret-Loi 288 a ouvert la possibilité de l’achat-vente de logements.

Après l’annonce de la Résolution 313, Jan Carlos Báster a accéléré pendant deux semaines la recherche d’un logement dans le marais des groupes Facebook qui se consacrent à l’achat-vente de logements à La Havane. Il ne pensait qu’à cela. Sa femme, enceinte de plus de 20 semaines, a fini par craindre pour la santé mentale de son mari, même si c’est elle qui a eu une montée de pression artérielle qui a failli la conduire dans un hôpital maternel.

Bien que leurs amis et leur famille leur conseillaient de garder leur calme, tous les deux croyaient avoir une corde au cou : un budget en dollars limité, réuni grâce à des prêts qu’ils rembourseraient après avoir vendu un petit studio, et maintenant avec une valeur de référence cinq fois plus importante à régler en monnaie nationale, plus une double imposition (pour acheter et ensuite pour vendre). Le panorama était désespérant.

Cela devrait interpeler, l’impact sur la jeunesse qui décide de rester dans le pays pour fonder sa famille à Cuba – et pas seulement la fonder, mais l’agrandir- du fait que faire construire ou acheter une maison soit impossible pour ceux qui vivent avec les salaires du secteur public. Cela revient moins cher de vendre son logement et d’aller tenter se chance dans un autre pays » réfléchit Báster avec tristesse.

Ses récriminations sont encore plus justifiées quand il décrit l’organisation de son “foyer” : une grand-mère malade qui occupe l’une des chambres, pour qu’elle ait une certaine intimité et un certain confort, avec le grand-père. Lui et sa femme qui partagent leur chambre avec leur fille de 12 ans ; et la prochaine arrivée d’un bébé, sans savoir où ils pourront bien mettre son berceau.

« Beaucoup de gens nous disent que nous sommes fous, et nous reprochent même de vouloir être à nouveau parents. Il y a sûrement beaucoup de familles comme nous qui ont décidé d’avoir un bébé. Il sera le bienvenu malgré les complications que cela nous cause, avoue-t-il. Il devrait en être autrement. Cela ne devrait pas être à nous de renflouer le budget de l’Etat, comme on dit dans la presse. Ce qui serait normal ce serait que l’Etat offre des solutions aux jeunes pour agrandir leur descendance ».