Situation économique et réformes en cours
Intervention de Stéphane Witkowski à l’AG de CCF
Nous publions ci-dessous la première partie du texte de la conférence de Stéphane Witkowski, membre de la Présidence d’honneur de notre association à l’issue de notre AG le 15 octobre 2022. Elle porte sur la situation économique et sociale et les réformes en cours. La seconde partie - consacrée à l’évolution de la société cubaine, le rôle de l’Internet dans l’île et la stratégie d’influence des Etats-Unis - sera publiée la semaine prochaine.
- Au terme d’une AG marquée par une « feuille de route » ambitieuse, intégrant des axes stratégiques novateurs pour les années 2023 - 2026, je tenais d’abord à vous remercier pour votre invitation, saluer la qualité des projets que Cuba Coopération porte depuis de nombreuses années et féliciter Victor FERNANDEZ pour sa brillante réélection. A mes vœux de succès, j’associe aussi Roger GREVOUL, votre Président – Fondateur, les membres du bureau et l’ensemble de l’équipe dynamique de Cuba Coopération. J’ai quelques scrupules à m’exprimer devant un aéropage prestigieux, constitué d’aussi bons connaisseurs et experts de Cuba, à commencer par M. l’Ambassadeur de Cuba en France, Otto VAILLANT et Nancy MOREJON, poétesse, essayiste et critique littéraire de grand talent, que j’ai beaucoup de plaisir à revoir ici. Il y a donc une part d’inconscience de ma part à essayer de décrypter « ce long lézard vert aux yeux verts et de pierre » décrit par Nicolas GUILLEN et de tenter désormais de découvrir « le temps de l’iguane » évoqué, en termes si poétiques par Nancy MOREJON à l’instant…
Mes propos seront donc empreints de modestie et de prudence, s’agissant des réformes en cours à Cuba.
- Cuba a été particulièrement éprouvé au cours de l’année 2022. Après l’explosion de l’hôtel SARATOGA à La Havane le 6 mai, faisant au moins 46 morts et de nombreux blessés, le gigantesque incendie du dépôt pétrolier de MATANZAS le 5 août, faisant deux morts, 125 blessés et d’immenses dommages matériels, et aux conséquences énergétiques funestes pour le pays, l’ouragan IAN a frappé de plein fouet la partie occidentale de l’île, le 27 septembre avec des pluies torrentielles, des vents violents et des dégâts considérables suivis d’une panne électrique ; le peuple et les autorités cubains ont dû y faire face courageusement. Ces épreuves qui ont été successivement surmontées, dans une relative indifférence médiatique, interviennent dans un pays très affecté par un contexte économique et social très tendu. Aux difficultés du quotidien pour de nombreux Cubains (pénuries, files d’attente, coupures de courant…), s’ajoute un insupportable blocus/embargo qui fait peser une chappe de plomb sur l’île dont les conséquences se font sentir à tous les niveaux, depuis soixante ans. Les 240 mesures supplémentaires adoptées contre Cuba par l’Administration TRUMP mêlées aux lois extraterritoriales, aussi pénalisantes qu’illégales – dont l’activation du titre III de la Loi HELMS- BURTON – ont profondément affecté le peuple cubain lui-même (assèchement des transferts financiers de la diaspora (remesas), des flux touristiques en provenance des Etats-Unis et des investissements étrangers). Les effets très concrets de ce dispositif sont généralement sous-estimés, voire ignorés de ce côté-ci de l’Atlantique. Il n’y a probablement pas beaucoup d’autres pays au monde qui auraient pu survivre face à une telle pression, celle de « l’Empire », la plus importante depuis l’Empire romain, comme Fidel CASTRO aimait à le rappeler. On ne peut que saluer cette capacité de résistance qui confine, dans certains cas, à une forme d’abnégation.
- Malgré la complexité de la conjoncture socio-économique et s’inscrivant dans le sillage du double quinquennat de Raul CASTRO (2008 – 2018), s’inspirant du fil conducteur des « principes directeurs » définis lors des derniers congrès du PCC, le Président Miguel DIAZ CANEL poursuit « l’actualisation du modèle économique en cours » et mène une politique de réformes marquée par leur approfondissement et leur diversification. De ce point de vue, la « transition générationnelle » a été parfaitement orchestrée. Parallèlement aux réformes institutionnelles et sociétales déjà engagées ou à venir (comme l’adoption par référendum de la Constitution et du Code de la Famille, après une large consultation populaire et nationale ou du Code Pénal en discussion), d’autres chantiers économiques sont cruciaux. Ces projets sont complexes et nombreux : la consolidation de l’unification monétaire, la diminution de la dépendance agro-alimentaire et énergétique, le renforcement d’un embryonnaire secteur privé, l’élargissement de nouvelles marges de manœuvre au secteur agricole, l’indispensable attraction des investissements étrangers, la réduction de la voilure d’un État, par certains aspects encore trop « paternaliste », et la poursuite de la lutte contre les phénomènes d’une petite corruption locale.
- Ces chantiers sont d’autant plus urgents que le contexte est délicat, d’où la nécessité de relever ces défis, sur différents fronts.
- Les répercussions de l’unification monétaire ne sont pas sans conséquences sur le pacte économique et social. Longtemps différée, redoutée car impopulaire, la mise en œuvre de cette mesure prise le 1er janvier 2021 devenait indispensable, même s’il n’y avait aucune date « idéale » pour son entrée en vigueur. Une économie à deux vitesses, reposant sur cette dualité monétaire originale, conduisait le pays à une société à deux vitesses, risquant de saper, à terme, les principes solidaires et égalitaristes qui constituent l’un des principaux fondements de la Révolution de 1959. Mais la décision ne pouvait être indolore et contenait des risques de mécontentements sectoriels (salaires, inflation…), sporadiques ou populaires qui se sont exprimés lors des manifestations en juillet 2021. D’un point de vue technique, s’agissant d’une des tâches les plus complexes, il fallait définir la parité du taux de change, d’autant qu’il y avait une « multiplicité cambiaire ». L’objectif de la réforme de la restauration du marché de change, en août 2022, vise à lutter contre le marché informel en permettant à l’Etat de s’occuper à l’achat et à la vente de devises, à un taux proche à celui du marché informel. Le pari est complexe. La sécurisation de l’accès aux devises est une priorité gouvernementale à court terme.
- L’autosuffisance alimentaire demeure une autre préoccupation d’importance majeure. Les faibles résultats de la récolte de la canne à sucre en 2022 – qui s’expliquent en partie par l’obsolescence du système productif agricole, le manque d’investissement et la sécheresse – illustrent les marges de progression dans ce domaine. Le renforcement du secteur coopératif est encouragé. Pour parvenir à répondre à la demande en produits frais alimentaires, Cuba développe, depuis de nombreuses années, une méthode originale et écologique : l’agriculture urbaine et suburbaine. Cette méthode n’exige pas l’importation de pesticides ou d’engrais, car chaque hectare de culture engagé doit être soutenu par la quantité d’engrais et d’intrants organiques nécessaires et disponibles localement. Face aux contraintes climatiques et géopolitiques, Cuba fait preuve d’ingéniosité pour y faire face et se retrouve en pointe pour un développement durable et écologique.
- La dégradation du système énergétique national de l’île s’est révélée à l’occasion du problème de maintenance des centrales thermoélectriques, des coupures de courant intempestives et des difficultés d’approvisionnement du pays.
- La réduction de la double dépendance – agricole et énergétique – passe d’abord par la sécurisation des sources d’approvisionnement du pays et la stabilisation de la situation énergétique.
- En matière d’investissements étrangers, 57 projets sont actuellement en cours de négociation pour un montant de 5 milliards de dollars.
- S’agissant de l’ouverture au « secteur privé », le gouvernement mise sur la forme de gestion non- étatiques d’entreprises mixtes publiques/privées, la prestation de services étatiques au commerce international pour les PME privées, le développement du commerce électronique, notamment. De nouveaux acteurs économiques (PME) se développent ; leur nombre dépasse désormais les 3 000.
- Le marché du travail fait aussi l’objet de profondes évolutions dans le pays. La population active occupée s’établissait à 4,5 M de travailleurs, dont 1,6 M dans le secteur empresarial (principalement représenté par les entreprises étatiques), et 1,5 M dans le secteur presupuestado (fonction publique d’Etat). Le « secteur privé », pour sa part, compterait 1 435 700 travailleurs dont 621 268 cuentapropistas (« autoentrepreneurs »), contre 595 559 début 2019.
- Sur le plan touristique, la reprise du secteur (971 000 touristes fin août) a été plus faible que prévu. L’objectif initial était de 2,5 millions en 2022, très en deçà des 4 millions 200 000 touristes, avant la pandémie, en 2019. Il est vrai aussi que la guerre en Ukraine a coupé le débouché du tourisme russe, 1er pourvoyeur pour le secteur touristique en 2021.
- Ces défis à relever s’inscrivent dans une perspective à long terme, celle d’une « nouvelle stratégie de développement économique et sociale » qui comporte 150 mesures. Dans le cadre de la session de l’Assemblée Nationale du Pouvoir Populaire cet été, 70 mesures ont été adoptées. A titre d’exemple, l’autorisation de l’investissement étranger dans le commerce de gros et de détail a été annoncée le 15 août par le Ministère du Commerce Extérieur et de l’Investissement Étranger.
- Dans ce tableau contrasté, quelques signes encourageants soulignent néanmoins la capacité de rebonds de l’économie cubaine…
- Les estimations de croissance du PIB en 2022 devraient dépasser les 3,4% (selon la CEPALC).
- Parmi les activités dynamiques, on notera d’assez bons résultats à l’exportation (biens et services, nickel dont les cours ont été à la hausse, production de miel et de tabac, rhum, produits biopharmaceutiques et services des télécommunications…). A suivre…