Un certain 20 mai (1902) : la République néocoloniale
Histoire
Publié le 01juin 2019 - Actualisé le 20 mai 2024 – Juventud Rebelde
Autrice : Graziella Pogolotti
Un certain 20 mai (1902) : la République néocoloniale
Ce 20 Mai là. Auteur : Laz Publié : 18/05/2019
Nombreux furent ceux qui se réjouirent un 20 mai, en voyant se hisser le drapeau national. En même temps, la désillusion s’emparait des consciences. La guerre avait abouti à l’intervention nord-américaine, à l’instauration de l’Enmienda Platt et celle du Traité de Réciprocité commerciale. Sur le plan politique et économique, l’île demeurait soumise au marché nord-américain et les terres envahies par les latifundio.
Le panorama s’assombrissait face à l’ascension des arrivistes et à la progression effrénée de la corruption. Le scepticisme qui s’était peu à peu emparé des consciences, s’exprimait par la voix des intellectuels et une tradition « costumbrista » du XIX ème siècle. L’imagerie graphique du dé pipé était associée au phénomène de malversation. Le lèche bottes symbolisait le flatteur servile en quête d’avantages.
Le récit alors émergeant était centré sur le social. C’est dans cette perspective qu’il faut revoir l’œuvre de Carlos Loveira. Le protagoniste de Juan Criollo est né dans la misère à l’époque coloniale. Orphelin, il est sous la protection humiliante d’une famille fortunée. Lorsqu’éclate l’insurrection il émigre avec ses protecteurs au Mexique. Contraint de se débrouiller seul il évolue dans un milieu se situant entre la classe ouvrière et la pègre. Il tombe dans une extrême pauvreté et dans le chômage. Il n’a pas de contact avec les puissants qui distribuent faveurs et travail. Le spectacle frauduleux donné par la justice est à l’origine de son changement de cap. Il entre dans le jeu de la politique politicienne. Il acquière en quelques années fortune et pouvoir. Pour le romancier, Juan Cabrera est devenu Juan Criollo. La vision amère du processus ne peut être plus défaitiste.
D’autres perspectives, héritage funeste du demi-siècle républicain sont restés hors du regard des écrivains. Le racisme s’est implanté. La base combattante de l’armée mambi (guérilleros des guerres d’Indépendance cubaine) a été oubliée. Les croyances d’origine africaine ont été diaboliques, les groupes musicaux interdits. D’atroces légendes sur les abakuas (société cubaine secrète) ont été répandues à travers tous les médias. La police a saisi les tambours rituels.
Avec l’arrivée du centenaire du sacrifice d’Aponte, a éclaté ce qu’on a appelé la Petite guerre des noirs contre les Indépendants de Couleur. Ce fut un génocide. On ne connait toujours pas le nombre de victimes.
La discrimination s’est imposée dans l’attribution d’emplois et dans l’accès à de nombreux lieux. Au cours des années cinquante- j’en parle pour l’avoir vécu– il a fallu se battre pour que les commerces acceptent des employées non blanches. La parfumerie El Encanto intégrait la couleur de peau. Une ou deux métisses ont ainsi été symboliquement embauchées. Les bars ont pris le nom de club, avec des videurs qui rejetaient ceux considérés comme indésirables.
Un comité d’étudiants universitaires, animées par Walterio Carbonell et soutenu par Fidel, a pris la tête d’une campagne contre cet arbitraire qui viole les principes constitutionnels. Il se passait quelque chose de semblable avec la location d’appartements dans les années cinquante.
La Havane était le reflet des capitales typiques du monde sous développé. Elle exposait une belle vitrine avec ses élégants édifices d’appartements, des hôtels, des cabarets et des salles de jeux (certains aux mains de la mafia). Derrière cette vitrine se nichait une extrême pauvreté et un large territoire de maisons closes et quelques bordels destinés à une riche clientèle, dotés de mesures sanitaires dont les règles étaient rigoureusement appliquées.
Avec le triomphe de la dictature de Batista, la répression politique s’est ajoutée à la violence sociale. La République a donné héros et martyres. Nombreux furent ceux qui succombèrent sous les atroces tortures. D’autres survécurent avec des corps lacérés.
Derrière une façade ostentatoire subsistait un monde paysan précaire privé d’accès au marché, à l’éducation et à la médecine, avec des enfants attaqués par les parasites et atteints de rachitisme, exposés à l’expulsion. Les cas de tuberculose atteignaient des chiffres exorbitants. Le pays traversait une crise politique, sociale et économique.
Mon père admirait son peuple pour sa capacité à se remettre des coups infligés par l’histoire, à retrouver l’espoir et à préserver les idéaux de la République souveraine avec une justice sociale, avec sa voix propre dans les forums internationaux et la transparence dans la gestion administrative.
La République est née sous le signe de l’intervention nord-américaine. On inaugurait avec elle la première expérience néocoloniale de l’histoire. La désillusion est arrivée de la démagogie « chambelonera »(*) de José Miguel Gomez et des intérêts hégémoniques du Mayoral Chaparra Mario Garcia Menocal ; quelques-uns comme José Varona se sont retirés de la politique. Ce fut une étape transitoire de scepticisme.
Tout juste à la fin de la seconde décennie du XXème siècle des signes de reprise sont apparus. L’esprit de lutte renaissait et une culture de résistance se forgeait sur les cendres encore brûlantes. Le concept semble abstrait. Dans ma prochaine publication j’essaierai de déchiffrer quelques-unes de ses composantes afin de comprendre d’où nous venons. Il faut parcourir une histoire qui, si elle a eu ses hauts et ses bas, n’en a pas moins maintenu une ligne de continuité.
(*) En 1917 José Miguel Gomez, leader du parti libéral, s’est soulevé contre le Président Mario Garcia Menocal. Il s’était donné comme hymne la Chambelona