Un colloque traversé par la science et l’émotion

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Retour avec Françoise Moulin Civil, professeur émérite (CY Cergy Paris Université), présidente de l’Institut des Amériques, sur le Colloque international 30 ans d’études de la femme, des féminismes et des mouvements de femmes en Amérique Latine et Caraïbes qui s’est tenu à La Havane en février.
Françoise Moulin Civil est membre du comité d’honneur de notre association.
M-Ch D

Revenir à La Havane suscite toujours, en moi, une émotion intense.
Cela l’était d’autant plus, cette année, que j’y revenais après une interruption de 16 ans.
Le prétexte en valait la chandelle : une participation au Colloque international « 30 ans d’études de la femme, des féminismes et des mouvements de femmes en Amérique Latine et Caraïbes ».
Un petit retour en arrière est nécessaire pour souligner l’importance de cette rencontre. Cela fait en effet 30 ans (1994) qu’ont été créés, au sein de cette formidable institution qu’est la Casa de las Américas, le Programme d’Études de la Femme et le Colloque international qui lui est intrinsèquement lié.
Cela est à mettre en lien avec la création, quelques années plus tôt, en un geste véritablement pionnier, de la Chaire d’Études de la Femme à l’Université de La Havane.
À ces naissances trentenaires, il est indispensable d’associer les brillantes universitaires qui en furent les artisanes acharnées : Luisa Campuzano Sentí, Nara Araújo, Margarita Mateo Palmer, Nancy Morejón…
En rendant visibles les femmes et la façon singulière dont elles sont au monde, elles perpétuaient, en quelque sorte, les gestes inauguraux de Mirta Aguirre puis de Vilma Espín, au sein et à la tête de la Federación de Mujeres Cubanas (FMC), mais aussi de Haydée Santamaría, fondatrice de la Casa de las Américas. Des traces durables et inspirantes.

Le colloque de cette année, qui s’est déroulé du 19 au 23 février, a été d’une exceptionnelle densité.
Ouvert par celle qui en est encore aujourd’hui l’instigatrice, Luisa Campuzano, et par Abel Prieto, ancien Ministre de la Culture, aujourd’hui directeur de la Casa de las Américas, il a rassemblé pas moins de 72 participantes et participants, venus d’horizons géographiques divers (Cuba, États-Unis, Espagne, Mexique, France, Uruguay, Chili, Allemagne, Canada, Guatemala, Équateur, Brésil), qui témoignent de l’attractivité de la capitale cubaine, et issus de champs disciplinaires ou de pensée tout aussi divers (littérature et théorie littéraire, sciences sociales, histoire, sciences politiques, études de genre et études féministes, études coloniales et décoloniales, philosophie, études latino-américaines et afro-cubaines…).

Luisa Campuzano et Abel Prieto

Plusieurs éléments sont à mettre en lumière. On a pu d’abord mesurer la vitalité intellectuelle de celles et ceux qui, sans être forcément militants ou militantes, s’intéressent aux problématiques féminines, de genre, voire féministes. La mise en perspective et en débat des questions de résistance au patriarcat, d’activisme, de stratégies en réseau, de la violence de genre, de la discrimination et des formes d’oppression… pourrait se résumer dans le titre de l’une des conférencières : « Nuestra lucha es por la vida » (« notre lutte est pour la vie »).
Ensuite, il était frappant de voir combien les échanges et débats étaient animés, parfois vigoureux, mais toujours respectueux des points de vue de l’autre. À côté des coutumiers et coutumières du colloque annuel (certaines et certains le fréquentent depuis 1994 !), il était rassurant de constater que la relève était en marche ; en effet, un grand nombre de jeunes doctorants et doctorantes, dont c’était sans doute là un des premiers colloques, sont venus apprendre de leurs aîné-e-s qui, il faut bien le dire, ont beaucoup appris des jeunes pousses !
Ce fut enfin un colloque plein d’émotion puisque Luisa Campuzano a annoncé qu’elle se retirait de sa direction. Aussi infatigable soit-elle, intellectuellement parlant, elle a exprimé le souhait de passer la main… sans que nous ayons pu savoir qui allait désormais assumer cette indispensable tâche.

Je ne saurais terminer ce papier sans attirer l’attention des lectrices et lecteurs sur l’état de dégradation et de pénurie que subit La Havane. Le transport public ne fonctionne plus faute de carburant et de bras, les ordures jonchent les rues de certains quartiers car les éboueurs, pour la même raison, ne passent plus qu’occasionnellement, les maisons se délabrent chaque jour davantage, tous quartiers confondus. La jeunesse déserte le pays. Si le secteur du tourisme résiste encore un peu, on ne dira pas pour autant qu’il est florissant. Le peuple cubain a plus que jamais besoin de nos devises et de notre solidarité.

Françoise Moulin Civil
Professeure émérite (CY Cergy Paris Université)
Présidente de l’Institut des Amériques