Un si long chemin …

Partager cet article facebook linkedin email

CCF a choisi de donner la parole, sous forme de tribune libre, à celles et ceux qui peuvent témoigner, par un récit, une analyse, une opinion, un temps fort qu’ils ont vécu dans leur relation d’amitié et de coopération avec Cuba et son peuple.
La règle est simple : l’auteur, sélectionné et qui a donné son accord, choisit son thème et son traitement, que ce soit à travers l’histoire ou l’actualité la plus récente.
Personnalités ou simples citoyens, nous leur souhaitons la bienvenue.

Jean-Pierre Bel, né le 30 décembre 1951 à Lavaur (Tarn), est un homme d’État français

Photo Sénat

Élu sénateur de l’Ariège en 1998, il préside le groupe socialiste au Sénat à partir de 2004.
À l’issue de la victoire de la gauche aux élections sénatoriales du 25 septembre 2011, Jean-Pierre Bel est élu Président du Sénat, le 1er octobre 2011.
Il devient ainsi le premier président socialiste de la Chambre Haute du Parlement français sous la Ve République.

François Hollande le nomme, en janvier 2015, pour une mission à titre bénévole comme représentant personnel du Président de la République Française pour l’Amérique Latine et les Caraïbes.
Il œuvre en particulier pendant deux ans et demi au rapprochement avec Cuba qu’il connaît bien, et il rencontre la plupart des chefs d’État d’Amérique Latine en créant un lien particulier avec Evo Morales, Rafael Correa mais aussi Lula au Brésil, pour lequel il contribue à une campagne internationale de soutien…
Ses fonctions prennent fin avec l’élection à l’Élysée d’Emmanuel Macron.
Jean-Pierre Bel est Président d’Honneur de Cuba Coopération France.

L’article qu’il signe ici comme Grand Témoin relate son action entre la France et Cuba.

UN SI LONG CHEMIN …

Nous sommes le 2 février 2016. Les Parisiens et les visiteurs de passage découvrent un spectacle étonnant, longtemps inimaginable. Le drapeau cubain flotte sur les Champs-Elysées et au-delà, dans la capitale. Certes, les couleurs bleu, blanc, rouge, hommage rendu à la Révolution Française et à son message, nous sont forcément familières mais, au milieu une étoile blanche éclaire le long chemin que ce pays a dû parcourir pour obtenir son indépendance et sa souveraineté. Le drapeau et son étoile incarnent cette histoire forgée par des siècles de lutte et d’espérances … Raúl Castro, le Président cubain est à Paris où il est reçu avec les plus grands honneurs, non seulement à l’Élysée, mais aussi au Sénat, à l’Hôtel de Ville et à l’Assemblée Nationale.
Que de temps, de ténacité, d’échanges et de rencontres a-t-il fallu pour assister à un tel évènement qui, par ailleurs, en annonce d’autres comme la visite du Président américain, Barak Obama, à La Havane.

Je me souviens de mes premiers déplacements en délégation sénatoriale dans l’île caïman des Caraïbes. La diplomatie parlementaire, en ces temps, se substituait à l’absence de relations avec la France et l’Europe qui restaient liées par la « position commune » exigée par José María Aznar, le Président ultra-conservateur du Gouvernement espagnol. Nos ambassadeurs avaient beau déployer, du mieux possible, leurs efforts pour convaincre de l’inutilité et de l’absurdité d’une telle posture, nous étions condamnés à nous aligner derrière les États-Unis dont la confrontation avec Cuba ne date pas de la Révolution qui mit à bas le régime corrompu de Batista. Il y a largement plus d’un siècle, c’était déjà celle de la lutte pour l’indépendance incarnée par le Héros national, José Marti.. !

Dès le premier instant, j’ai été frappé par l’esprit de résilience de toutes celles et tous ceux que nous rencontrions ou qui nous recevaient. Parmi ceux-là, l’un d’entre eux m’impressionnait par sa finesse d’esprit, son intelligence et la subtilité avec laquelle il analysait les relations internationales, y compris avec les voisins américains : Ricardo Alarcón de Quesada, le Président de l’Assemblée Nationale.
Malgré les indications préalables et les avertissements ironiquement amicaux de notre président de délégation, Michel Dreyfuss-Schmidt, nous restions interloqués et, il faut bien le dire, nous ne pouvions pas ne pas tomber sous le charme de cet amoureux de la France et de son triptyque républicain. Au fur et à mesure de notre visite, nous prenions conscience des blocages qui contraignaient la société cubaine et qui empêchaient le développement de son économie. Parmi ceux-là, les pressions internationales, l’embargo ou le blocus constituaient l’élément essentiel, sans pour autant négliger la résistance aux réformes manifestée par certains secteurs de l’organisation d’État. Il y avait ceux pour lesquels rien ne devait changer et ceux qui comprenaient que le pays devait aller de l’avant et envisager les inéluctables évolutions. Fidel et Raúl ont joué un grand rôle, à partir des années 2000, pour accompagner ces changements.

La rencontre avec le peuple cubain, dans les rues de La Havane, dans l’intérieur du pays, rencontre aux multiples visages … femmes, hommes, jeunesse pleine d’énergie et d’attentes … allait s’avérer déterminante pour nous amener, nous, parlementaires de tout bord, à comprendre qu’il y avait urgence à œuvrer pour les aider à mieux vivre, que cela passait, forcément par la dénonciation des restrictions et des privations dont ils étaient l’objet. Ils avaient une étonnante intelligence collective, un patriotisme chevillé au corps, eux, les Cubains fiers de leur histoire… et en même temps la conviction qu’ils n’auraient rien à gagner en bradant leurs acquis en matière d’éducation, de santé, de culture, au profit de mirifiques recettes néo-libérales montrées en exemple, mais dont ils comprenaient qu’elles étaient aussi porteuses d’inégalités …
Alors, dès cet instant, de notre côté, sans négliger les différences qui nous animaient dans la vision d’un modèle éloigné du nôtre, il nous revenait de ne pas oublier le peuple cubain, principale victime de la volonté d’hégémonie de la première puissance économique du monde.
Notre problème n’était pas de soutenir un État construit dans la résistance à l’impérialisme séculaire américain, cela ne nous était pas demandé, notre volonté était de refuser les idées reçues et les clichés repris en boucle par une grande partie des médias, incapables de discernement, d’analyse en profondeur de réalités pour le moins complexes … il nous appartenait de rompre un isolement qui n’avait que trop duré.

DÉPLACEMENT OFFICIEL À CUBA

Devenu Président du Sénat, j’ai attendu le mi-mandat pour envisager un déplacement officiel à Cuba. Lorsque je m’y suis rendu, en janvier 2013, ce fut le « premier voyage officiel de haut niveau », à l’exception de quelques voyages ministériels de plus ou moins grande importance depuis plusieurs décennies. Persuadé qu’il me fallait ouvrir la voie à un rapprochement, signe de la volonté de la France de renouer avec l’Amérique Latine tout entière, en mettant en avant ce pays tellement emblématique, tellement stratégique, j’eus la stupeur de lire qu’un grand journal du soir évoquait « les escapades cubaines du Président du Sénat ». Peu importait la discussion de plus de deux heures avec le Président cubain, le rapatriement en France obtenu pour un ressortissant français incarcéré pour des délits reconnus, Cuba ne pouvait être perçu que comme, au mieux, une destination exotique.
J’ai, plus tard, pensé à cette perfidie journalistique lorsque Laurent Fabius, ministre des Affaires Étrangères et, bien sûr, François Hollande, Président de la République, se sont rendus, à leur tour, à La Havane. Le voyage du Président français était, lui, le premier voyage officiel d’un chef d’un État de l’Union Européenne. Il a beaucoup marqué les esprits et a constitué le signe fort d’une nouvelle ère dans les relations avec non seulement Cuba, mais aussi l’ensemble du Continent latino-américain.

S’intéresser à Cuba signifiait que la France était de retour dans cette importante région du monde, tellement l’île pouvait être considérée comme la clef de voûte, le passage obligé dans les relations avec elle. Ce geste fort permettait d’envisager la suite, les échanges de tout ordre, culturels, politiques mais aussi commerciaux pour faire face aux besoins d’investissement étranger, indispensables à l’économie cubaine. Il fallait encore sécuriser ces échanges et, pour cela, régler la question de la dette cubaine auprès des pays créanciers regroupés dans le Club de Paris, organisme présidé à ce moment par la France, au travers du Directeur Général du Trésor.

Avec Matthias Fekl, chargé du Commerce Extérieur au sein du gouvernement, Bruno Bezard, DGT, qui comprirent l’intérêt de cette évolution historique, la négociation pour permettre de résoudre un sujet tellement important pour Cuba fut menée de manière magistrale.
Tous les créanciers furent impressionnés par la maîtrise des dossiers de nos interlocuteurs cubains, au premier rang desquels Ricardo Cabrisas, ministre de l’Économie et Rodrigo Malmierca, pour le Commerce Extérieur. Les nuits furent longues et incertaines mais il y eut ce petit matin où, dans un immense soulagement, nous avons pu annoncer l’accord entre Cuba et tous les pays créanciers, membres du Club de Paris dans lequel la France détenait la moitié de la dette.
Bientôt nous allions pouvoir installer à La Havane un bureau de l’Agence Française de Développement et c’est à partir de cet évènement qui n’a pas fait la une des quotidiens d’information que nous avons pu organiser la visite d’État du Président Raúl Castro.
La rencontre avec François Hollande au préalable à La Havane avait créé un vrai lien entre eux qui ne se démentait pas.

Pour ce qui me concerne, c’est à l’occasion du dîner d’État à l’Élysée qui rassemblait près de 300 personnes que me revint en mémoire notre rencontre, quelques mois auparavant, avec Fidel…
En expliquant au Président français son admiration pour le grand agronome André Voisin qui mourut à Cuba, il voulait exprimer avec force, non seulement ses inquiétudes sur les questions environnementales, mais, surtout, son attachement à la France, celle des Lumières et de Victor Hugo.
J’arrivais presque à imaginer, dans cette inoubliable soirée dans le salon d’honneur de l’Élysée, une table installée à part, autour de laquelle conversaient passionnément Victor Hugo et José Martí.
Parce que leur message est universel et intemporel, de quoi parlent-ils aujourd’hui ?
Je n’ai pas de doute, ils évoquent l’actualité qui nous interpelle, je connais leurs pensées et leurs indignations qui traversent le temps… elles resurgissent à l’occasion des images terribles que nous recevons de l’Est de l’Europe.
J’entends ces deux penseurs, ces deux humanistes rappeler, d’abord, leur compassion, il y a trente ans pour les petits enfants de Tchernobyl, ceux d’Ukraine, victimes de l’explosion nucléaire, ceux que j’ai croisés pendant des mois à Cuba, où ils étaient soignés et réconfortés après la catastrophe de 1986…et, une génération plus tard, j’entends leur colère devant le sort réservé une fois encore à tout un peuple, aux enfants de ces mêmes enfants, victimes des bombes dans une guerre meurtrière, une guerre insensée provoquée par l’invasion du grand voisin russe.
Tous les deux, ces grands hommes, ces consciences se seraient levés pour dire qu’il n’y a pas plus grande injustice que de s’attaquer à des innocents qui n’ont rien demandé si ce n‘est vivre en paix … qu’il n’y a pas de plus grande injustice que les larmes et la souffrance des enfants d’Ukraine... !

Jean-Pierre Bel – Ancien Président du Sénat

Remise d’une décoration française par Jean-Pierre Bel à Eusebio Leal en présence de Jean Mendelson, alors Ambassadeur de France à Cuba. Photos Cuba Coopération.