Victoire contre l’analphabétisme : un don de dignité

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En cette fin d’année 2021 Cuba a fêté l’anniversaire des 60 ans d’une victoire à peine croyable au lendemain de la Révolution de 1959.

Le 22 décembre 1961 Cuba a été déclarée exempte d’analphabétisme.

Et cet exploit a pu être réalisé en une année seulement. Aucun pays du monde n’avait, et n’a pu éliminer en un temps si court l’analphabétisme de sa population.

Fidel Castro a toujours placé comme fondamental l’éducation pour associer le peuple à la révolution socialiste.

Le 29 août 1960, lors de la remise des diplômes du premier contingent d’enseignants bénévoles Fidel déclare : « l’année prochaine nous allons mener la bataille contre l’analphabétisme. L’année prochaine, nous devons nous fixer un objectif : liquider l’analphabétisme de notre pays ».

Un projet d’une ambition sans précédent qui allait devoir mobiliser toutes les forces vives du pays.

Au moment de la Révolution, 23,6% de la population cubaine était analphabète ou semi-analphabète et seulement 55,6% des enfants âgés de 6 à 14 ans étaient inscrits à l’école. Un million et demi d’habitants de plus de 6 ans n’avaient passé aucun diplôme scolaire. Seulement 17% des jeunes âgés de 15 à 19 avaient reçu une forme d’éducation.

Les chiffres sur l’état de l’éducation étaient déplorables : 600 000 enfants sans écoles, 10 000 enseignants sans travail et peu de centres d’enseignement technique et professionnel. Dans l’enseignement supérieur il n’y avait que quatre universités, dont une privée.

La campagne d’alphabétisation a commencé le 1er janvier 1961 avec une mobilisation exceptionnelle : 121 000 travailleurs de l’alphabétisation populaire, 100 000 jeunes des brigades Conrado Benitez, du nom d’un enseignant tué pendant cette campagne par des contre révolutionnaires qui essayaient d’empêcher ce grand projet, 15 000 des brigades Patria o Muerte, le nom des brigades d’ouvriers, et 35 000 enseignants bénévoles, soit un total de 271 000 éducateurs.

En ajoutant les dirigeants et les employés administratifs qui géraient la campagne c’est plus de 300 000 personnes qui y ont participé.

707 000 cubains ont été alphabétisés ce qui a réduit le taux d’analphabétisme à Cuba à 3,9%.

Les brigades Conrado Benitez étaient des jeunes, à partir de 13 ans, et parfois un peu moins, qui partaient volontaires et avec l’accord des parents, dans les coins les plus reculés de la grande île pour apprendre à lire et à écrire à 5 ou 6 personnes adultes, souvent bien âgées, munis d’un livret et d’une fameuse lanterne chinoise, pour s’éclairer pendant les leçons qui avaient lieu le soir, car il n’y avait pas encore d’électricité. Ils étaient accueillis dans les familles et découvraient un autre monde.

Ce 22 décembre 1961, tous les brigadistes et notamment tous ces milliers de jeunes, acheminés par les transports les plus rustiques jusqu’à La Havane, se sont retrouvés Place de la Révolution pour écouter le discours de Fidel qui les remerciait du travail accompli et pouvait déclarer Cuba libérée de l’analphabétisme.

On peut imaginer leur fierté d’avoir participé à cette grande épopée, qu’ils ont ponctuée de nombreux « Viva », quand Fidel a expliqué : « pas de moment plus solennel et excitant, pas de moment de fierté et de gloire légitimes comme celui-ci, dans lequel quatre siècles et demi d’ignorance ont été renversés. Nous avons gagné une grande bataille et nous devons l’appeler bataille parce que la victoire contre l’analphabétisme dans notre pays a été obtenue avec toutes les règles d’une grande bataille….Cette capacité de créer, ce sacrifice, cette générosité de l’un envers l’autre, cette fraternité qui règne aujourd’hui dans notre peuple, c’est cela le socialisme ! »

Les très jeunes qui ont participé à cette bataille s’en souviennent encore aujourd’hui avec beaucoup d’émotion.
Pour illustrer ce souvenir voici un très beau texte écrit par Esther ARMENTEROS pour célébrer cet anniversaire (traduit par Michel Humbert) intitulé « Don de dignité ».

Don de dignité

C’était en 2001 et Fidel s’entretenait avec un haut dignitaire africain en visite à Cuba et, en particulier, il lui parlait de la Campagne d’alphabétisation, cette belle tâche pour laquelle des milliers de jeunes s’étaient mobilisés dans les campagnes cubaines pour enseigner la lecture et l’écriture.

Fidel se demandait quel meilleur cadeau la Révolution avait pu donner à ces hommes et à ces femmes, qui n’avaient jamais alors signé un document qu’avec cette croix inquiétante. C’était, lui dit-il alors : « un don de dignité ».

Visiblement ému, le visiteur répondit d’un ton intime et fraternel : « Fidel, c’est une belle phrase », et il répéta, en français, « un don de dignité ».

Puis moi, je me suis souvenu d’Eugenio... Il était mon élève le plus âgé dans ce petit village entre Bayamo et Manzanillo. Il avait un peu plus de cinquante ans, mais du loin de mes douze ans, cela aurait très bien pu être un centenaire, comme était son état de détérioration.

Il n’y avait que des rides sur son visage. Il était petit et déjà, visiblement voûté, il avait l’air encore plus petit. Un jour, sa peau avait dû être blanche. Maintenant, elle avait une teinte grisâtre difficile à décrire. Seuls ses yeux conservaient une lueur inhabituelle teintée de malice, sous des sourcils copieusement épais et déjà blancs.

Il m’a dit qu’il avait toujours été un vacher et que depuis qu’il était enfant, il s’était levé à l’aube pour traire les vaches pour quelques centimes et que l’obscurité et le travail avaient « mangé » ses yeux.

Il parlait de la misère pendant nos temps morts, des vicissitudes pour élever une grande progéniture qui aurait été plus grande s’ils avaient tous gagné la bataille pour survivre... Il m’a parlé du désespoir, de ses enfants sans chaussures, sans école et sans hôpital..., il m’a parlé de la vie, de la vie dure avant ce mois de janvier 1959.

Dès la première leçon, nous avons tous les deux compris que ce ne serait pas facile. Presque à la minute où il était évident qu’Eugenio n’avait jamais pris un crayon dans ses mains et maintenant c’était encore plus difficile pour ces doigts sertis par l’arthrite et l’oubli.

Il avait préparé une table en bois un peu branlante sous un arbre feuillu. À proximité poussait un beau buisson de gardénias parfumés. Je lui ai dit en passant que c’étaient les fleurs préférées de ma mère et à partir de ce jour-là, il n’a jamais manqué sur la table, dans un pot vide de lait concentré, la branche de gardénia coupée de ses propres mains et son parfum qui nous ont accompagnés tout au long de la classe.

Il s’est plaint de ne pas bien voir. Puis, par l’intermédiaire des responsables de l’alphabétisation, ils lui ont donné des lunettes. L’illusion fut de courte durée. Il est vite devenu évident que le problème était déjà trop grave pour une solution aussi simple. il ne voyait toujours pas bien.

Ensuite, je transcrivais les leçons de la page sur un morceau de papier avec d’énormes lettres et nous continuions dans cette bataille jusqu’à la fin.

Un jour, il s’est rendu compte que mes six mois avec lui ne suffiraient pas à effacer tant d’années d’injustice et puis il m’a dit : « Regarde Brigadiste, si c’est le cas, j’aimerais apprendre à mettre mon nom pour ne plus avoir à signer avec une croix. »

Aujourd’hui, je sais que plus jamais, tant que je vivrai, je ne verrai un visage plus heureux que celui d’Eugenio ce jour-là où, pour la première fois de sa vie, il a senti qu’il possédait enfin son identité.

C’était l’heure du départ et nous étions tous un peu tristes, mais nous ne voulions pas le montrer. Je suis allé au dernier cours et, avec un pressentiment caché, nous savions tous les deux que nous ne nous reverrions plus. Ce jour-là, il n’y avait pas de gardénia dans le pot de lait mais un buisson complet, un petit jeune arbre qu’il voulait que j’apporte à ma mère en cadeau.

Soixante ans plus tard, j’ai encore honte d’avouer que j’ai oublié le buisson de gardénias dans l’agitation, l’irrévérence juvénile et la joie de ce retour à la capitale dans un chariot de canne. Mais j’ai toujours été accompagné de tout ce que j’ai appris d’Eugenio et d’autres, et d’autres comme lui, réalités d’un passé déshonorant qui m’a engagé à me battre pour qu’il ne revienne jamais.

Et Eugenio est reparti pour toujours heureux de ce don de dignité que Fidel lui a donné.

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