Victor Hugo, poète veilleur au service de la cité
Chaque mois, la chronique culturelle attire l’attention sur un événement, une action culturelle, un texte marquant sur la culture cubaine, que ce soit dans l’Île ou à l’étranger, en particulier en France et en Europe.
Ce mois-ci, nous rendons hommage à l’Alliance Française de Cuba qui a fêté ses 70 ans en 2021.
Afin de célébrer cet anniversaire, Marc Sagaert, directeur de l’Alliance Française, a réalisé un numéro spécial des Lettres Françaises dédié aux échanges culturels entre les deux pays. Intitulé "Cuba-Francia", ce numéro de 78 pages réunit 55 auteurs français et cubains. Notre ami Gérard Pouchain a fait partie de ces auteurs. Nous reprenons ici son texte concernant, naturellement, Victor Hugo.
PHM
Dans le numéro du Beaumarchais, journal satirique, littéraire et financier du 27 février 1881, Louis Blanc salue l’entrée de Victor Hugo dans sa quatre-vingtième année : « Est-il, en effet, une noble idée qu’il n’ait pas suivie, une cause juste qu’il n’ait pas épousée, une grande injustice qu’il ne se soit pas efforcé de prévenir, un acte de cruauté contre lequel il n’ait pas élevé la voix, un tyran qu’il n’ait pas flétri, un peuple opprimé qu’il n’ait pas défendu ? »
On connaît l’évolution politique de Victor Hugo, partageant d’abord les sympathies royalistes et vendéennes de sa mère, puis celles de son père, général de l’Empire, « ce héros au sourire si doux », républicain anticlérical. Mais on sait sans doute moins qu’avant de rallier la gauche, dans les années 1849-1850, il rêvait déjà d’« idées de progrès, d’amélioration, de liberté », d’« idées d’émancipation, de progrès et de liberté . » Après avoir « lu avec une extrême attention la Revue du Progrès social », il écrit à son directeur, Jules Lechevalier, qu’il aspire à concourir « à la grande substitution des questions sociales aux questions politiques. » La Presse va rapporter, dans son numéro du 2 juin 1846, les paroles qu’il adresse aux membres du jury de récompenses pour les ouvriers : « Une nouvelle ère s’ouvre, l’ère des questions sociales que j’appellerais plus volontiers les questions populaires […]. Tournons-nous vers le peuple, vers ce peuple grave, calme, courageux et patient, qui travaille et qui souffre. »
Quelques jours plus tard, le 5 juin, à la Chambre des Pairs, lors du procès de Pierre Lecomte, qui avait tiré un coup de fusil sur Louis-Philippe, Victor Hugo ne votera pas, comme 229 pairs, la peine de mort (« le signe spécial et éternel de la barbarie »), mais la détention perpétuelle. Nulle surprise pour les lecteurs de ses deux romans de jeunesse, Le Dernier Jour d’un condamné (1829) et Claude Gueux (1834) dont la dernière phrase – « Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la, défrichez-la, arrosez-la, fécondez-la, éclairez-la, moralisez-la, utilisez-la ; vous n’aurez pas besoin de la couper. » – résonne encore plus fortement quand on sait qu’entre ces deux dates il y eut en France plus de 520 exécutions capitales.
Les limites de cet article ne permettent évidemment pas de recenser toutes les interventions de Victor Hugo, ardent défenseur de l’inviolabilité de la vie humaine, en faveur de condamnés à mort du monde entier. Moins connus que Tapner (Guernesey - 1854), John Brown (États-Unis - 1859) ou Maximilien 1er (Mexique - 1867), on se contentera d’évoquer les noms de Bradley (Jersey -1866), assassin d’une femme (« Jetons dans l’avenir qui nous entendra les protestations de la vérité et de l’humanité contre l’horrible nuit. »), de Maroteau, journaliste condamné à être fusillé (1871) pour ses articles libertaires pendant la Commune (« Retourner vers les ténèbres, faire rétrograder l’immense marche humaine, rien de plus insensé. »), de treize combattants kabyles lors d’une révolte (1880) dans les Aurès (« Nécessité de respecter la vie humaine. »), de dix condamnés à mort (1882) pour terrorisme en Russie (« Je crie grâce dans l’ombre. »).
Toute sa vie, Victor Hugo n’aura jamais ménagé ses efforts pour l’abolition de la peine de mort dans le monde entier. « Accomplir ce progrès, écrivait-il le 15 juillet 1867 au journaliste portugais Pedro de Brito Aranha quelques semaines après le vote de l’abolition dans son pays, c’est faire le grand pas de la civilisation. » Quelle que soit la nature du crime, il n’aura cessé de combattre « ce reste des pénalités sauvages, cette vieille et inintelligible loi du talion, cette loi du sang pour le sang . » (Pour Charles Hugo, 11 juin 1851).
Toute sa vie, il aura répondu aux appels de détresse venus de tous les continents. Ainsi, sa lettre (31 mars 1860) adressée au rédacteur en chef du Progrès d’Haïti, Émilien Heurtelou, qui l’avait remercié pour son intervention en faveur de l’antiesclavagiste John Brown : « Poursuivez votre œuvre, vous et vos dignes concitoyens. Haïti est maintenant une lumière. Il est beau que parmi les flambeaux du progrès, éclairant la route des hommes, on en voie un tenu par la main d’un nègre. » Ainsi son appel À l’armée russe (11 février 1863) matant l’insurrection polonaise : « Si […] vous accablez lâchement, sous la supériorité des armes et du nombre, ces héroïques populations désespérées, réclamant le premier des droits, le droit à la patrie […], vous soulèverez l’exécration du monde civilisé ! » Ou encore ses encouragements aux Crétois opprimés par les Turcs (2 décembre 1866) : « Oui, Candiotes héroïques, opprimés d’aujourd’hui, vous êtes les vainqueurs de l’avenir. Persévérez. Même étouffés, vous triompherez. »
On pourrait évoquer aussi sa solidarité envers les républicains italiens (1849-1856), les Chinois victimes de l’expédition franco-anglaise qui va notamment piller et incendier le palais d’été de l’empereur (1861), les insurgés irlandais contre la domination anglaise (1867), les Espagnols désireux d’instaurer une république après l’insurrection menée par des généraux (1868), les Cubaines et les Cubains se soulevant contre les gouverneurs espagnols qui répriment sauvagement leur désir d’indépendance (1870), les populations serbes massacrées par les troupes turques qu’il condamne dans un Appel pour la Serbie (1876) dont les derniers mots ont une résonance toute particulière, près de cent ans avant la signature des traités de Rome : « Ce que les atrocités de Serbie mettent hors de doute, c’est qu’il faut à l’Europe une nationalité européenne, un gouvernement un, un immense arbitrage fraternel, la démocratie en paix avec elle-même […]. En un mot, les États-Unis d’Europe. »
Ces « États-Unis d’Europe », il les avait déjà appelés de ses vœux, en août 1849 à Paris, dans son discours d’ouverture du Congrès de la Paix qu’il présidait. Devant des délégations venues d’Angleterre, des États-Unis d’Amérique, de Hollande, de Belgique et de France, il prédisait : « Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples […]. Un jour viendra où l’on montrera un canon dans les musées comme on y montre aujourd’hui un instrument de torture, en s’étonnant que cela ait pu être. » Et l’inlassable apôtre d’une paix universelle conclura deux jours plus tard le Congrès en ces termes : « Retournez maintenant dans vos foyers, rentrez dans vos pays le cœur plein de joie, dites-y que vous venez de chez vos compatriotes de France. Dites que vous y avez jeté les bases de la paix du monde, répandez partout cette bonne nouvelle, et semez partout cette grande pensée . »
Invité, pendant et après son exil, aux autres Congrès de la Paix, Victor Hugo ne cessera de répéter son rêve de concorde entre les peuples. Ainsi à l’occasion de celui qui se tient à Lausanne en septembre 1869 : « Oui, c’est ici, oui, c’est en présence de cette nature magique qu’il sied de faire les grandes déclarations d’humanité, entre autres celle-ci : Plus de guerre ! […] Nous voulons la paix, nous la voulons ardemment. Nous la voulons absolument […]. Nous voulons l’immense apaisement des haines . » Ou lors de celui qui se tient à Lugano en septembre 1872 : « Jamais ce mot “Paix” n’a pu être plus utilement prononcé qu’aujourd’hui ! La paix, c’est l’inévitable but. Le genre humain marche inévitablement vers la paix, même par la guerre. Quant à moi, dès à présent, à travers la vaste animosité régnante, j’entrevois distinctement la fraternité universelle . »
L’auteur de « Fonction du poète » qui rêve d’« Une société meilleure Pour des cœurs mieux épanouis » va manifester, dès son entrée en politique, des idées sociales fort avancées pour son temps. Pair de France, il participe en mai 1847 aux débats sur les prisons et dénonce, des semaines avant les articles accusateurs du Propagateur de l’Aube sur les conditions de détention de la maison centrale de Clairvaux et sur son fonctionnement inhumain, le « système cellulaire » qui voulait que « le condamné devînt un être effrayant ». Et de proposer de faire de ces « écoles du vice », de ces « ateliers du crime », des lieux d’enseignement, des lieux d’éducation pour « améliorer le coupable ».
Au début du mois de juin 1847, il interrompt la rédaction des Misères, futurs Misérables, pour travailler à un projet de loi visant à modifier la règlementation du travail des enfants dans les ateliers, les manufactures et les fabriques. La dissolution de la Chambre des Pairs l’empêchera de discourir, mais les notes préparatoires de son intervention en faveur des enfants sont significatives : « S’ils pouvaient parler, ils vous peindraient leur destinée, leur labeur, leurs fatigues avant et après le travail, la privation de soins, d’enseignement, de repos, de sommeil […]. Ils vous diraient que pour eux le travail, qui devrait être un éducateur, n’est qu’une dégradation et un abrutissement. Ils vous diraient tout ce qu’ils souffrent . »
Il faut citer ces vers de « Melancholia », peut-être écrits à la même date, que des générations d’enfants ont appris :
- « Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
- Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
- Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?
- Ils s’en vont travailler quinze heures sous les meules ;
- Ils vont, de l’aube au soir, faire éternellement
- Dans la même prison le même mouvement. »
C’est une attention semblable que porte Victor Hugo à la cause des femmes. À la fin de son discours prononcé à Jersey, le 26 juillet 1853, sur la tombe de Louise Julien morte en exil, il a ces mots qui peuvent surprendre en un siècle souvent qualifié de misogyne : « Ce n’est pas une femme que je vénère dans Louise Julien, c’est la femme ; la femme de nos jours, la femme digne de devenir citoyenne ; la femme telle que nous la voyons autour de nous, dans tout son dévouement, dans toute sa douceur, dans tout son sacrifice, dans toute sa majesté ! Amis, dans les temps futurs, dans cette belle, et paisible, et tendre, et fraternelle république sociale de l’avenir, le rôle de la femme sera grand . » Vingt ans plus tard, répondant au comité de la Société pour l’amélioration du sort des femmes, il conclura par ces mots : « Je ne me lasserai pas de le redire, le problème est posé, il faut le résoudre ; qui porte sa part du fardeau doit avoir sa part du droit ; une moitié de l’espèce humaine est hors de l’égalité, il faut l’y faire rentrer. Ce sera là une des grandes gloires de notre grand siècle : donner pour contrepoids au droit de l’homme le droit de la femme . » En 1882, Victor Hugo acceptera la présidence honoraire de la Ligue française pour le droit des femmes créée par Jean Richet à qui il écrivait le 8 juin 1872 : « L’homme a fait verser tous les droits de son côté et tous les devoirs du côté de la femme. De là un trouble profond. De là la servitude de la femme. Dans notre législation telle qu’elle est, la femme ne possède pas, elle n’este pas en justice, elle ne vote pas, elle ne compte pas, elle n’est pas. Il y a des citoyens, il n’y a pas de citoyennes. C’est là un état violent ; il faut qu’il cesse . »
Peu de temps après les insurrections populaires qui se déroulent à Paris et Lyon à la mi-juin 1849, Victor Hugo va soutenir la proposition d’Armand de Melun qui souhaitait la constitution d’une enquête sur les conditions morales et matérielles des classes laborieuses. Le mot « misère » scande une dizaine de fois son intervention : « Cette misère, cette immense souffrance publique, est aujourd’hui toute la question sociale, toute la question politique. Elle engendre à la fois le malaise matériel et la dégradation intellectuelle ; elle torture le peuple par la faim et elle l’abrutit par l’ignorance […]. Cette misère, je le répète, est aujourd’hui la question d’état. Il faut la combattre, il faut la dissoudre, il faut la détruire . »
Quelques semaines plus tard, le 9 juillet, il accomplira l’acte décisif de sa vie politique : il dénoncera les intentions hypocrites de la droite qui voulait enterrer le projet Melun, et lancera sous des quolibets le fameux : « Je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère. » Et il argumentera avec des exemples saisissants : « Il y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n’ayant pour lits, n’ayant pour couvertures, j’ai presque dit pour vêtements, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du coin des bornes, espèce de fumier des villes, où des créatures humaines s’enfouissent toutes vivantes pour échapper au froid de l’hiver . » Victor Hugo ne cessera d’être le défenseur des misérables avec d’autant plus d’ardeur qu’il aura tenu à voir par lui-même, en février 1851, les caves de Lille, « ces tanières où il y a des créatures humaines . »
Fidèle à ses idéaux de justice et de liberté, poète « veilleur » au service de l’Homme, Victor Hugo aura œuvré, avant, pendant et après son exil, en faveur de grandes causes : abolition de la peine de mort et de l’esclavage, indépendance des peuples, instruction gratuite et obligatoire, refus de la misère, droits de la femme et de l’enfant, paix universelle, notamment.
Le 29 novembre 1884, ce sera sa dernière manifestation en public : il se rend rue de Chazelles, à Paris, dans les ateliers du sculpteur Bartholdi qui vient de terminer la Liberté éclairant le monde qui prendra place au printemps suivant sur un piédestal dans Liberty-Island, en face de Manhattan. Le sculpteur et les travailleurs de l’Union franco-américaine lui ont réservé une surprise : dans un écrin, un fragment de cuivre de la statue sur lequel sont gravés ces mots À l’illustre apôtre de la Paix, de la Liberté, du Progrès, Victor Hugo.
Gérard Pouchain