Quand l’ambassadeur de France à Cuba témoigne

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L’ambassadeur de France à Cuba, Jean Mendelson, en poste depuis novembre 2010 avait accordé un entretien à « L’Amateur de cigare » dans son numéro juillet/août 2012, « Spécial Cuba ». Son entretien est intitulé « Le promeneur du dimanche ». Il se trouve que nous en avons pris, hélas, connaissance avec retard, alerté par un aficionado. Nous en publions l’essentiel, après les accords nécessaires. Malgré les mois qui ont passé, cet entretien garde tout son sens et sa valeur.

La photo est de Luc Monnet.

Jean Mendelson, ambassadeur à Cuba, aime sortir de « la bulle diplomatique »

Posté par Michel Porcheron

L’Ambassadeur de France à Cuba depuis novembre 2010, Jean Mendelson « fréquente » les havanes depuis longtemps. Sa passion remonte à 1968 à l’occasion de son premier voyage à Cuba. Aujourd’hui, « je fume, quand je peux, un cigare par jour- jamais au bureau bien sûr ». Ses préférés ? « le Fundadores de Trinidad et le Churchill de Romeo y Julieta. Quand je n’ai que peu de temps, je choisis un Sport Largos de Romeo ou un Demi-Tasse d’El Rey del Mundo”.

Dans l’entretien qu’il a accordé à Camille Sifer pour « L’Amateur de cigare »dont le directeur de publication est Jean-Yves Martinez, Jean Mendelson répond bien évidemment à diverses questions sur Cuba, personnelles et professionnelles. Ce diplomate de haut rang fournit des réponses claires et directes.

L'Amateur de Cigare : Vous êtes heureux ici, Monsieur l'Ambassadeur ?

Jean Mendelson : Très ! Je l'étais déjà quand j'étais directeur des Archives aux Affaires étrangères mais, puisqu'il fallait partir, je désirais que ce soit à Cuba.

L'ADC : Ce n'est pourtant pas une ambassade stratégique.

J. M.: L'intérêt d'un poste ne se mesure pas seulement à cela. Il y a aujourd'hui cinq cents Français à Cuba, ce n'est certes pas beaucoup, mais les relations commerciales avec la France sont nombreuses. En matière de tourisme notamment : Paris est le principal hub aérien pour Cuba, le plus important en nombre d'avions. Il y a aussi un flux constant d'échanges cultu­rels entre Paris et La Havane et les réceptions à l'am­bassade se multiplient !

(…) L'ADC : Connaissiez-vous Cuba avant votre arrivée ? - J. M.: Je connais Cuba depuis 1968. J'y étais allé cette année-là pour participer à la plantation du café à Artemisa. C'était un Cuba romantique et j'avais vingt ans...

L'ADC : Un Cuba romantique ? - J. M.: Oui, c'était l'époque où, de Sartre à Vargas Llosa, tout le monde (ou presque...) s'enthousiasmait pour la révolution cubaine. Et moi aussi.

L'ADC : Et quarante-cinq ans après ?

J. M.: C'est comme quand on retrouve une fille dont on a été amoureux : ce n'est pas tout à fait la même et pas tout à fait une autre... Mais j'étais déjà retourné plusieurs fois à Cuba, en mission pour le Quai d'Orsay. La dernière fois, c'était en 1991, au tout début de la « Période spéciale ». L'Union soviétique s'effondrait et le pays était en pleine déroute économique.

L'ADC : Quels changements notez-vous aujourd'hui ? [« aujourd’hui » : l’été 2012]

J. M.: Le plus évident concerne la consommation, notablement plus facile et abondante aujourd'hui qu'alors, même si cela reste une préoccupation constante pour la population. On voit moins de tension dans les rues qu'à l'époque de la Période spéciale où les gens peinaient à se nourrir. Je trouve aussi que les Cubains parlent plus libre­ment. Ce n'était pas le cas en 91, ni en 68. Ils râlent ouvertement dans les taxis collec­tifs, dans les bus...

L'ADC : Vous nous dites que la liberté d'expression est respectée à Cuba ?

J. M.: Ce n'est pas précisément ce que je dis : je parle plus exactement de la liberté de rouspéter sans crainte. À Cuba, cette question est principalement celle de l'expression collective : le système du parti unique fait que toute manifestation collective est organisée, contrôlée. Mais pourquoi faudrait-il s'in­terdire de constater que le pays a connu une évolution considérable par rapport aux périodes que je viens d'évoquer, par exemple dans les domaines de la liberté de conscience, de la religion ou de la création culturelle ou artistique ? Nombre de créateurs ne ménagent pas leurs critiques envers le régime et ils ne sont pas empêchés de travailler. L'art cubain d'aujourd'hui n'a plus grand-chose à voir avec l'art militant de jadis.

L'ADC : Comment percevez-vous ces changements ?

J. M.: C'est une discipline quotidienne d'ouvrir grands ses yeux et ses oreilles, d'essayer de ne pas se laisser abuser par ce qu'on voit et ce qu'on entend dans la bulle diplomatique.

Par exemple, le dimanche, j'assiste souvent à une messe, en changeant de paroisse, car c'est une occasion de parler à d'autres Cubains que ceux que je fréquente à l'ambassade, à des gens qui ne sont ni des officiels ni des membres du parti. Puis je saute dans un bus un peu au hasard, parfois jusqu'au terminus, et je rentre à pied — il m'arrive de marcher pendant plusieurs heures. Je m'arrête dans un café, je regarde les enfants jouer, j'écoute et je regarde ce qui m'entoure. Cela ne me garantit pas évidemment contre le risque d'une erreur d'analyse, mais j'espère que cela diminue un peu ce risque.

L'ADC: Quel est votre plan d'action en tant qu'ambassadeur ?

J. M.: J'ai été chargé, dès mon arrivée, de reprendre la coopération entre la France et Cuba, suspendue depuis 2003, et mon premier acte a été la signature d'un accord en ce sens. À partir de là, il faut faire vivre les échanges franco-cubains dans tous les domaines : politiques, économiques, culturels, et surtout humains. C'est ainsi qu'a été formalisée, voici quelques semaines, l'existence de l'Alliance française, qui subsistait sans avoir de statut officiel. On raconte une anecdote à ce sujet, sans doute embellie mais pas invraisemblable...

C'était en 1959, lors de la première séance de recibo diplomático du gouvernement révolutionnaire. Le gouvernement et les diplo­mates étrangers sont réunis dans la salle du protocole.

« Où est l'ambassadeur de France ? demande en français un des nouveaux dirigeants en uniforme. Savez-vous combien votre langue m'a manqué, et combien Baudelaire m'a aidé à tenir pendant ces trois ans de guérilla ? Je me présente, comandante Guevara. »

Mon prédécesseur lui aurait alors appris que l'Alliance française venait d'être fermée. « Quelle bêtise ! Manana se abre [Demain elle ouvre] », aurait répondu le Che. Et, en effet, l'ordre fut exécuté le lendemain. Aujourd'hui, plus de cinquante ans plus tard, l'exis­tence de l'Alliance française est donc enfin formalisée ! C'est d'ail­leurs la seule institution de cette nature qui existe à Cuba.

(…) L'ADC: Un souvenir lié à un cigare pour conclure ? - J. M.: En 1983, pour fêter le centenaire de l'Alliance française, Fidel Castro avait fait fabriquer des Cohiba Lanceros spéciaux. J'accompagnais un ministre à cette occasion et j'ai eu droit à une belle boîte. Les cigares étaient fameux, je les ai tous fumés, sauf un que j'ai emporté au Chili où j'étais premier secrétaire. Le pays était alors sous la dictature de Pinochet qui imposait encore, parfois, un couvre-feu. Si nous invitions des amis à dîner, la fête durait nécessairement toute la nuit. Un soir, un de nos invités en manque de cigarettes a fumé cet ultime cigare. Quand je m'en suis rendu compte, j'étais furieux. Le coupable était un médecin chilien qui, quelques années plus tard, à l'occasion d'un congrès médical à Cuba, a été reçu par Fidel Castro. Il lui a raconté cette histoire. Et, peu après, j'ai reçu une deuxième boîte de Lanceros...

L'ADC : Vous les avez fumés ?- J. M.: Je les ai fumés sans remords, car le charme était rompu : il n'y avait plus la bague faisant mention de l'anniversaire de l'Alliance française... (mp)