Nouvelles de Cuba - Automne 2013 (2)

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Je viens de découvrir l’activité « professionnelle » du jeune époux d’une non moins jeune amie dont j’imaginais qu’il travaillait dans le secteur de la construction qui avait constitué son parcours de formation. Je le voyais partir chaque matin, certes plutôt bien fringué, quoique sans excès, et m’imaginais qu’il emmenait avec lui une tenue de travail promise à la poussière de ciment, aux tâches d’enduit ou à quelques malencontreux accrocs. Ses chaussures ressemblaient comme deux paires de chaussures de sécurité à des chaussures de sécurité et tout semblait concorder. En fait, il gagne - chichement - sa vie comme démarcheur pour un réseau clandestin de parieurs mené par un super parrain depuis la Floride et manifestement très développé ici… la lotería o boletería cubana (voir ci-dessous). Cette pratique et les risques - réels ou fantasmés - qui l’accompagnent m’ont rappelé d’autres rencontres et d’autres histoires qui feront la trame du message de ce jour (depuis Trinidad).

Constat : Je connais assez peu de gens qui ont fait de la taule en France ou dont des proches ont séjourné en milieu carcéral. J’en connais beaucoup plus à Cuba !

Que les amateurs de schémas simplistes ne se réjouissent pas trop vite, il ne s’agit nullement de prisonniers d’opinion et il n’y a là aucun os à gratter pour étayer la thèse pré-élaborée de la dictature, viscéralement libertophage, ou de l’état-policier.

Au passage, et pour faire bonne mesure, je dois avouer également que je connais infiniment plus de caméras de vidéosurveillance en France qu’à Cuba et que j’y croise régulièrement des trios de terminators lourdement armés que je n’ai jamais rencontrés dans la Grande Île !

Tentatives d’explication : Le recours à la peine de prison est très certainement beaucoup plus fréquent et banal ici que dans notre pays ; la société cubaine est sans aucun doute très nettement moins cloisonnée que la nôtre en fonction des groupes socioculturels ; on parle beaucoup plus ouvertement de ce sujet à Cuba qu’en France où il reste, dans certains milieux tout au moins, un tabou que l’on n’aborde pas facilement…

J’ignore totalement si ce pays souffre de surpopulation carcérale, un phénomène très déterminant dans la recherche de solutions alternatives dans l’Hexagone… Je connais - faut-il le rappeler ? - davantage de gens des milieux les plus défavorisés ici que là-bas (pour faciliter le repérage spatial : texte écrit à Cuba !), même si j’en connais là-bas beaucoup plus que la plupart des gens de ma « couche sociale » !

Le papa de Dayana, petite sirène du Malecon dont j’ignore ce qu’elle est devenue (mangée ? mangeuse ?) purgeait plusieurs années de prison pour meurtre lors d’une rixe qui avait « mal tourné »…

José, le petit cordonnier à domicile des hauteurs de Trinidad, portait, tatoué sur son bras gauche, au milieu d’autres déclarations d’amour éternel, un numéro de matricule qu’il avait choisi de se faire graver pour inscrire dans sa chair et dans son image les années de prison que lui avait values une sombre histoire d’arnaque sur fond de rivalité conjugale et d’alcoolisation avancée…

Arancha, petite maman à la dérive d’un gamin de deux ans, espérait avec angoisse des nouvelles de la libération - en principe imminente - de son père, auteur de « coups et blessures à l’arme blanche » n’ayant finalement pas entrainé la mort de l’autre…

Rectification : Cuba est et reste un pays exceptionnellement sur et tranquille mais il est bien évident que l’équation : milieux de mois très difficiles + promiscuité extrême dans certains quartiers ou groupes d’appartements + moments d’oisiveté fortement alcoolisée crée le terrain le plus favorable à la rixe.

On dit ici - et ce ne sont pas des inventions - que plusieurs personnes (apparemment beaucoup) ont été condamnées à des peines d’emprisonnement pour avoir clandestinement abattu du bétail dont elles revendaient ensuite la viande au marché noir.

Le père du petit mari de la belle Damary, a été choppé par la police pour avoir relayé, à sa - modeste - échelle, un réseau clandestin de parieurs - sorte de loterie organisée depuis Miami par quelques têtes stratégiques de la diaspora cubaine. Cela lui a valu un emprisonnement de 6 mois fermes. Le fiston a repris l’affaire - très petit bras - sous la direction d’un parrain (le jeune homme dit « el banco » ou « el banquero », la banque ou la banquier, lorsqu’il parle du boss !) et passe ses journées, pour quelques centaines de pesos cubains à la fin du mois - à aller collecter les mises et à distribuer les gains au porte à porte. L’activité est parfaitement illégale et passible de prison mais connue de tous, et bien sûr aussi des policiers dont on dit que certains sont des joueurs acharnés… Il y a peut être, sans doute, des policiers complices ou, pour le moins bienveillants, mais on aura du mal, au vu de cette situation, à développer l’idée d’une permanente surveillance-fliquage de chacun par chacun.

Mais il y aussi d’autres sanctions, de nature socio-professionnelle, dont l’application peut paraître stricte et parfois très dure, et de nouvelles infractions liées à « l’actualisation du modèle économique cubain » (comprendre : les nouvelles mesures prises en application des orientations du dernier congrès du PCC qui, pour une part importante mais non exclusive d’entre elles, portent sur les activités commerciales privées).

A Lisy, vendeuse dans un supermarché populaire du Centre de La Havane, qui s’était prise de bec avant de se crêper le chignon (petit instant de délectation linguistique, même approximative) avec une cliente probablement teigneuse, on a retiré purement et simplement son emploi. Elle cherche (dit-elle) un autre job avec une énergie que je qualifierais de « modeste » mais je ne suis pas Cubain et me garderai bien de porter un vrai jugement « moral ».

Pour Toni, travailleur exemplaire et engagé dans la vie citoyenne, syndicale et politique de la pâtisserie industrielle qui l’emploie, coupable d’avoir causé - par la faute d’un arrêt de l’approvisionnement en combustible des fourneaux de cuisson - la perte de quelques centaines de tartes et de gâteaux, la sanction aurait du être la radiation définitive… La mesure a été allégée - en raison de son passé irréprochable - et transformée en un « simple » déclassement qui ramène le chef d’équipe qu’il était jusqu’alors au rang d’ouvrier de production.

Même si elle est bien loin d’avoir atteint ses objectifs, la volonté - simple et ferme - de responsabiliser la population semble en action. La prison en est l’une des composantes, à partir de la majorité atteinte des 16 ans. Conduite dangereuse, comportements anti-sociaux, prostitution, trafics de drogues et d’armes sont des secteurs fortement contrôlés, comme le sont également ou vont l’être très prochainement diverses activités commerciales de « Cuentapropistas » dont l’explosion exponentielle était manifestement problématique (rappel : mes messages des voyages précédents !)

Les trois filles que j’ai ramenées en stop aujourd’hui jusqu’à Trinidad ont fait les frais de cette - sans doute très nécessaire mais facilement exploitable et impopulaire - mesure de contrôle. Les policiers qui les ont contrôlées dans les rues de Cienfuegos, ont détruit devant elles la provision de glaces qu’elles espéraient bien vendre - encore solides ou déjà liquides ? - en toute illégalité dans les rues de la ville : 60 pesos d’amende ! Inutile de vous dire que l’ambiance à bord tait plutôt morose malgré les très fluos, éblouissantes et accrocheuses tenues de la meneuse du trio.

Les dispositions nouvelles réduisent considérablement l’ouverture des premiers temps. Elles encadrent un phénomène qui avait déclenché une éclosion massive de commerces, trafics, bidouilles en tous genres dont la règle d’or était de réaliser le plus vite possible le profit maximum (cela vous rappelle quelque chose ?), même si les situations d’approvisionnement et les bénéfices réalisés présentaient, d’un cas à l’autre, de copieuses différences. Aujourd’hui, l’achat pour la revente à son compte est fortement contrôlé, voire interdit dans certains domaines (nourriture, vêtements…) et seule est autorisée la vente privée de produits élaborés sur place par le vendeur. Ca ne suffira sans doute pas pour calibrer le phénoménal commerce de fringues qui s’était développé de façon sauvage, mais cela obligera le vendeur à pratiquer une activité de transformation, toujours possible sur des tissus acheté à d’autres vendeurs. De même, les marchands à compte privé de produits alimentaires devront se limiter à leur production ou à des aliments transformés par leurs soins.

J’ignore si mes passagères d’avant-hier avaient eu connaissance de ces dispositions nouvelles. Je pense que c’était le cas car l’information, véhiculée par la presse écrite, la télévision et les réunions de quartiers ou d’entreprises, circule globalement, bien. Elles semblaient toutefois bien décidées à ne plus revenir à Cienfuegos mais tout aussi certaines de retenter le coup à Santa Clara !

Si l’activité commerciale et les rentrées d’impôt qu’elle entraine peuvent apporter une petite contribution au développement de l’économie cubaine, je m’interroge toujours et plus encore aujourd’hui que lors de mes précédents séjours, sur la viabilité (jouabilité ?) d’une économie dans laquelle la production - tant industrielle qu’agricole - occupe une part aussi réduite… Mais le phénomène est loin d’être l’apanage exclusif de la Grande Île, si je ne me trompe.

Trinidad, 26.11.2013

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