OU VA CUBA ?

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Article de Pedro Miguel, éditorialiste du quotidien mexicain La Jornada.
Traduit par Pascale HEBERT

La transformation dans laquelle s’est engagée Cuba avance par sa propre dynamique.

Après le début de la normalisation des relations entre les Etats-Unis et Cuba, beaucoup de gens s’imaginent que l’avenir immédiat de l’Ile est une privatisation massive d’usines, de services, d’écoles et d’hôpitaux et des paysages urbains truffés de Mac Donald, de maffieux, de panonceaux lumineux, de véhicules de luxe et de mendiants.

Ils pensent que la réouverture de l’ambassade nord-américaine à La Havane est le prélude à l’instauration d’une tyrannie du marché et que l’Ile s’apprête à reproduire de qui s’est passé en Russie, en Chine, au Vietnam ou en Pologne : la reddition -cette fois-ci honorable- dans le but bâtir une économie et des institutions au service de la société et non du capital.

Cette perspective est basée sur un raisonnement faux : que l’accord pour le dégel entre les deux pays comprend le retour sans plus de formalités de Cuba à l’économie régie par le marché, à la démocratie représentative à l’occidentale et à une obéissance aux formules néolibérales de ce qu’il est convenu d’appeler le Consensus de Washington.

Mais non : la Maison Blanche n’a pas pu imposer de telles conditions pour le rétablissement des relations et le gouvernement cubain n’a pas prétendu exiger qu’en échange de la réouverture des ambassades l’administration Obama exproprie la banque privée. Le processus de normalisation est ce qu’il est : une négociation compliquée et baroque pour surmonter une animadversion de plus de 5 décennies entre les deux pays.

Bien entendu, l’hostilité historique des Etats-Unis envers Cuba et ses manifestations concrètes (depuis les tentatives d’invasion et les attentats terroristes soutenus par Washington jusqu’à l’inflexible embargo économique) ont, dans une large mesure, façonné la vie intérieure de l’Ile et toute variation significative de la politique anti-cubaine des instances du pouvoir nord-américain se verra sûrement reflétée dans cette dernière. Mais la transformation dans laquelle s’est engagée cette nation des Caraïbes vient de bien avant qu’Obama ne décide de marquer un virage dans l’attitude de la Maison Blanche envers Cuba et elle avance par sa propre dynamique.

Le point principal de cette transition c’est que l’économie planifiée s’est révélée, du moins dans les circonstances actuelles du monde, insoutenable.

L’idée de supprimer le marché par décret et que l’Etat serait capable d’assumer par lui-même la production et la distribution des marchandises et d’établir des schémas pour leur consommation s’est avérée être une chimère désastreuse depuis 25 ans, avec l’effondrement du bloc de l’Est. Cuba s’est retrouvée non seulement sans alliés politiques et stratégiques et sans ses plus importants partenaires industriels et commerciaux mais aussi sans modèle économique pour soutenir son projet politique et social.

Depuis lors, La Havane s’est engagée avec obstination dans la recherche d’une reformulation qui permette de préserver les acquis les plus importants hérités de la Révolution qui sont la souveraineté, les conquêtes sociales et la consolidation dans la population d’une éthique collective qui est toujours là et qui est beaucoup plus solide que les processus de lumpenisation hérités de la Période Spéciale, que la corruption dans certains cercles de l’administration publique et que le développement de l’individualisme dans certains secteurs qui se consacrent aux affaires d’aubaine. Le produit de plus de 6 décennies d’éducation socialiste ne va pas s’effondrer parce qu’un drapeau nord-américain aura été hissé sur un immeuble de La Havane.

Un contre-exemple de la durabilité d’un tel héritage est la profonde dégradation morale provoquée au Mexique par les gouvernements néolibéraux (de Salinas à Peña Nieto), qui, à force de prôner et de pratiquer pendant 30 ans le pragmatisme extrême, l’égoïsme et le mépris pour le bien-être collectif, ont obtenu comme résultat l’encanaillement de beaucoup d’instances sociales qui sont, au point où nous en sommes, une espèce de base sociale pour la persistance de la corruption et le pillage systématique des biens de la nation.

Les difficultés pour effacer cette empreinte -malgré les incommensurables dommages causés à la société par l’exercice des gouvernements qui s’en sont inspirés- donnent une idée du problème que représenterait, à Cuba, la destruction des valeurs collectives et solidaires qui constituent le rempart infranchissable pour toute tentative d’implantation d’un néolibéralisme sauvage et même de restauration du capitalisme tout court.

La normalisation des liens bilatéraux est en marche et elle a encore devant elle une très longue distance à parcourir. Il est raisonnable de supposer qu’elle apportera un soulagement progressif aux pénuries dont souffre l’Ile depuis toujours à cause du blocus nord-américain, mais il ‘y a pas de raison de supposer qu’elle engendrera de brusques changements intérieurs. La direction et le rythme de l’évolution institutionnelle et économique du pays sont entre les mains des cubains et ça, même John Kerry en personne le reconnaît.