Je voulais aller à Cuba. Depuis trop longtemps.

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Le récit de voyage d’une nouvelle adhérente de notre association. Jeune clermontoise qui vient de terminer ses études de journalisme elle nous fait part de ses impressions sur ce séjour qu’elle a trouvé particulièrement enrichissant ... Merci à elle de nous en faire profiter.

Récit de ce qui fut plus qu’un simple voyage !

Dès mon arrivée au Canada en septembre 2014 comme étudiante en journalisme, pour un an, à l’Université Laval de Québec, je savais que je voulais sortir un peu de ce système libéral étouffant qui avait pris possession même de l’éducation. Partout, je me sentais sollicitée par des rapports marchands et réduite à mon rôle de consommatrice. L’argent que je gagnais alors dans différents petits « boulots » et « piges », je le gardais pour ce voyage à Cuba, qui achèverait mon année universitaire sur le continent américain. J’étais à mille lieues d’imaginer encore que je puisse lier pratique journalistique et voyage-découverte de l’île.

J’ai essayé de me créer une bulle intérieure pour sortir un peu de ce qui me révoltait déjà en France, mais dont j’avais pris conscience sur le sol des « yankees ». J’ai lu différents ouvrages classiques (« Diarios de motocicleta » d’un certain Ernesto Rafael Guevara de la Serna, « L’histoire m’acquittera » de Fidel Castro), ou plus récents (« Guantanamo » de François Missen) et visionné quelques documentaires. Je me suis intéressée à l’Amérique latine dans sa globalité aussi, car j’ai vite compris que Cuba et la révolution cubaine ne peuvent se penser sans prendre en compte toute l’histoire du continent. Un documentaire visuel qui m’a véritablement décidé à partir, a été « Revolucionarios » publié par « Le Grand Soir » il y a peu : https://www.youtube.com/watch?v=jcaSJZGJhf0. Aussi, et surtout, il y eut le très beau documentaire « Comment Cuba survécut en 1990 sans pétrole » disponible en entier vers ce lien : https://www.youtube.com/watch?v=KEF19NV_3SE

J’ennuyais mes amis, à ne parler que de Cuba. Je ne cherchais à rencontrer que des latino-américains, pour pratiquer mon espagnol et « parler de Cuba », devenu mon plus grand passe-temps. Je lisais la presse en espagnol, et mes colocataires n’osaient plus aborder le sujet, de peur que je ne les abreuve d’informations. Un professeur, avec ironie, me dit un jour : « vous avez fait un baccalauréat (l’équivalent de la licence en Europe) cubain en fait ? »

Et puis il y eut ce fameux matin du 17 décembre 2014. Un mercredi. Je n’avais pas de cours. Le facteur sonnait à ma porte pour m’apporter un colis : un carnet de voyage, d’un illustrateur barcelonais surnommé « Lapin », qui s’était rendu à Cuba en 2013. Il m’avait dédicacé son carnet, intitulé « Cuba, au 56 de la révolution. Carnet de voyage sous embargo. », de ces mots : « Pour toi Romane, reporter aventurière. Bon voyage. Lapin. » Un cadeau de noël en avance. Au même moment donc, j’écoutais Radio France International en boucle, m’annoncer la reprise historique des relations diplomatiques entre Washington et La Havane... Le « todos somos americanos » d’Obama résonnait dans mon esprit. Quelle surprise !

Des mois plus tard, le directeur de l’AFP me dira que « tout le monde était véritablement surpris, y compris le Département d’Etat ». Je me sentais concernée, comme si on parlait de mon propre pays. Je me suis demandée comment c’était possible, alors que je n’avais encore jamais mis les pieds sur l’île. Je ne trouvais aucune réponse rationnelle. Un ami m’envoyait un message sur Twitter : « Tu es à Cuba ? », je répondais négativement. « Alors, qu’attends-tu ? » Il ne m’en fallut pas moins pour m’encourager.

C’est à ce moment précis que je décidai de prendre mon vol, pour avril 2015. Je me souviens de cette annonce sur le site de comparateurs de vols « Kayak », qui me renversa : « Une erreur inattendue est survenue lors de votre recherche, veuillez réessayer. » Je cliquais à nouveau, un autre message s’affichait alors : « En raison des restrictions de voyage imposées par les États-Unis, nous ne sommes pas en mesure d’afficher de résultats pour cette destination » Ma curiosité d’apprentie journaliste m’amena à cliquer sur le bouton « en savoir plus » et à tomber sur un « programme de sanctions sur Cuba » imposé par les Etats-Unis. Je n’en revenais pas. Il était clairement établi que le programme (l’embargo) avait pour objectif de provoquer le « renversement du gouvernement » cubain. Un document d’archive toujours en ligne expliquait, sans nul autre mot, que « le seul moyen envisageable de détourner le soutien interne est de créer la désillusion et le mécontentement fondé sur l’insatisfaction économique et les privations »(https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1958-60v06/d499, point 6).

A l’époque, je n’avais jamais entendu parler des agressions américaines dirigées sur Cuba. Pas une seule fois, dans les différents médias (toujours occidentaux) que j’utilisais. En revanche, bien entendu, j’avais entendu parler de milliers de journalistes enfermés dans des prisons, d’homosexuels stigmatisés... Sans savoir qu’il s’agissait, souvent (je ne dis pas toujours), d’agents de la CIA prétendus journalistes, et qu’aujourd’hui Mariela Castro, fille de Raùl Castro, est une grande militante pour les droits des homosexuels, directrice du Centre national d’éducation sexuelle de Cuba. Elle a notamment permis aux Cubains de changer de sexe gratuitement, comme tout autre frais médical à Cuba. C’est une évolution énorme, quand on sait que les homosexuels ont longtemps été considérés comme « anti-révolutionnaires » par le parti au pouvoir.

Et je trouvais génial qu’Obama s’ouvre enfin à Cuba, sans exiger de changement dans l’idée même de démocratie envisagée par Raùl Castro.

Je voulais aller à Cuba. Je ne me suis pas contentée d’y « aller ». J’y ai habité.
Ce premier heurt surmonté, je finis par réserver un billet en passant par un autre comparateur de prix. Il est facile d’imaginer que je n’allais pas à Cuba pour me prélasser sur une plage de Varadero... Trop souvent ancrée dans l’imaginaire des Canadiens : « Tu vas à Cuba ? J’y suis allée 5 ou 6 fois, en hiver. C’est à 3 heures de Montréal alors... Mon frère y était la semaine dernière, en « tout inclus » (plage privée, hôtel de luxe, rhum à volonté, cours de danse, où parfois certains viennent chercher une autre chaleur que celle du soleil...) Tu vas bronzer ! Ah on parle espagnol à Cuba ? Ah bon. »

J’avais une idée en tête : vivre comme les Cubains. Donc avec eux. Mais n’ayant aucun contact Cubain, rien n’est moins difficile. La façon dont les choses se sont modelées et agencées a été d’un naturel surprenant. Aujourd’hui, je ne vois pas comment les choses auraient pu être différentes. Et comment mon voyage aurait pu tout simplement « être » sans cette succession de rencontres. Je décidai de faire part de mon projet de « découverte du territoire cubain » à un professeur de ma Faculté, François Demers, dont j’avais deviné un fort attachement avec l’île. Après un monologue où j’essayais de « prouver » mes connaissances sur Cuba, il m’arrêta : « allons boire un thé ». Nous sommes descendus à la cafétéria du bâtiment Information-Communication où, ce soir de janvier glacial québécois, il m’a parlé de Cuba comme d’un trésor oublié, dont il faut prendre soin. La nuit tombait à 16 heures et les étudiants s’enfuyaient à leurs occupations hivernales. Nous sommes restés près de trois heures. Je buvais ses paroles, notais les références.

Le lendemain, je recevais un courriel avec, en copie, l’adresse de quelqu’un que je ne connaissais pas : « Jean-Guy, Romane arrive à Cuba le 26 avril. Elle aura sans doute besoin de conseils sur place. Je lui ai dit que peut-être... Elle me paraît très curieuse ! Elle prendra contact avec toi directement. » Et c’est ainsi que, bientôt, je me trouvais liée d’amitié virtuelle avec un journaliste francophone, Jean-Guy Allard, accrédité pour « Granma Internacional » (« Le Monde » de Cuba) depuis 2000, co-auteur de « Pourquoi RSF s’acharne sur Cuba » (2004). Je lui demandais si je pouvais dormir chez lui à mon arrivée. Il me dit « C’est ok, tu viens chez moi à ton arrivée. Voici le loyer : une boîte de conserve de couscous, un fromage français et tous les films historiques intéressants que tu peux trouver, pour mon fils. Je rembourse en café. »

J’ai réussi à trouver du « saint-nectaire » au Canada. Je venais avec un recueil de poèmes de Victor Hugo et un autre de José Marti. Ce séjour chez lui, qui ne devait durer qu’une nuit ou deux, se prolongera jusqu’à la fin de mon voyage, en juin. La façon dont j’ai été accueilli, avec sa femme cubaine Tamara, comme si j’étais un membre à part entière de la famille, m’a bien vite fait comprendre ce qu’était ce fameux « sens de la famille » si important dans l’imaginaire cubain.

Mes premiers jours ont été déstabilisants, incroyablement différents de tout ce que j’avais vu auparavant. Même si Jean-Guy Allard a passé la majeure partie de sa vie au Québec, aujourd’hui, on le confondrait avec un Cubain. Il a renversé ma vision de Cuba, et du monde en général. Qu’aurait été mon séjour à Cuba sans ses éclaircissements historiques, son approche anti-impérialiste, son esprit révolutionnaire ? Mais aussi son recul nécessaire, sa constante contextualisation, sur ce que j’ai pu observer et naïvement juger.

La société cubaine n’a rien de figée, contrairement à l’idée que s’en font beaucoup de nous, occidentaux. Les débats existent, dans Granma, Juventud Rebelde, dans les Universités, la rue et les guaguas (bus cubains). Dans l’art aussi, à la FAC (fabrica de arte cubano)... Et comme les cubains sont cultivés ! Quelle joie, en lisant la presse cubaine chaque matin, que de voir une toute autre ouverture sur le monde. Des informations sur la Russie que nous n’aurons jamais en France, tant la confiance n’est plus entre ces deux Etats. Quelle libération, de n’avoir aucune publicité pour des entreprises multinationales, dans les médias, les lieux publics ou les brochures universitaires. Evidemment, aucun Mac Donald’s, aucun Quick, aucun Starbucks, presque aucune marque en fait. Est-il nécessaire de le préciser ? Les Cubains sont très imprégnés de « culture » américaine de par leur lien fort avec Miami, deuxième plus grande ville peuplée de Cubains après La Havane. En fait, ils sont américains, nord-américains. Il n’est pas rare du tout de voir un drapeau des Etats-Unis, sur un vêtement ou à la fenêtre d’une maison. Et malgré tout ce qu’a engendré « el bloqueo », les jeunes aiment vraiment l’idée de l’Amérique.

Jean-Guy, que je surnomme « yayo », m’a présenté Mabel Vidal, un peu plus âgée que moi. Sa mère était la directrice de la section en français de Radio-Havane. Elle est franco-cubaine, née à Cuba. Elle a essayé de vivre en France, mais « elle n’a pas réussi ». Aujourd’hui diplômée de philosophie à l’Université de La Havane, elle vit avec son mari et son bébé. Elle me dit un jour : « Quand tu vis dans un pays développé, tu n’as pas besoin de te poser de questions. Tu te laisses porter par le système. Tu restes léger, tu te préoccupes de savoir si tu vas t’acheter un iPhone ou un Samsung. Cuba, agite les pensées. » Mabel me prête son vélo pour circuler en toute liberté dans les rues encombrées havanaises.

Le jour des travailleurs, le 1er mai, je retrouvais des journalistes de Radio-Havane non loin de la Place de la Révolution, à 4 heures et demi du matin. Nous nous sommes perdus. Je n’avais jamais vu un bain de foule aussi uni. Je m’agitais, prenais des vidéos, des photos, j’interrogeais toutes les personnes que je rencontrais, jusqu’à la fin de la marche à 9 heures du matin. J’ai fait une pige en direct pour France Info, ce jour là. Elle est disponible ici : https://soundcloud.com/rom-fra/le-1er-mai-a-cuba
Quelques jours plus tard, le 11 mai, j’obtenais une accréditation pour la visite de François Hollande à La Havane. J’étais épuisée, mais tellement heureuse. Pour reprendre l’expression de Mabel, je n’ai jamais « ingurgité » tant de choses en si peu de temps.

J’ai rencontré des agriculteurs urbains, en périphérie de La Havane. J’ai pu observé leur idée géniale d’agro-écologie et de développement de jardins urbains. Au début par nécessité face au blocus et à l’effondrement du partenaire soviétique, et finalement, par logique. Un modèle durable face à la crise des énergies primaires, dont on ne devrait pas tarder à s’inspirer. Je n’ai pas résisté à l’envie de visiter les champs de tabac de Viñales. Un paysage grandiose, qui mérite vraiment le détour.

J’ai rencontré ce paysan, qui venait de faire naître un bébé cochon. J’en suis encore émue. J’ai eu la chance de faire de l’escalade et des ballades à vélo, avec des amis Argentins, rencontrés en faisant du stop-camion. J’ai pu constater quotidiennement que Cuba est extrêmement sécuritaire, même pour une jeune fille de 22 ans. Son taux de criminalité est équivalent à celui d’analphabétisme : proche de zéro.

Je voulais aller à Cuba. Je n’en suis pas revenue.

Ensuite, j’ai voyagé en train jusqu’à Santiago de Cuba. Seize heures de route depuis

La Havane, avec un trou dans le plafond du wagon... Le train s’arrête pour laisser passer un « guajiro » et son troupeau de bœufs. J’ai passé deux jours à visiter la belle ville de Santiago, en dormant en « casas particulares ». Puis je suis allée directement à Guantanamo ciudad, où je suis restée chez un documentariste Cubain, Pedro Gutierrez (https://es.wikipedia.org/wiki/Pedro_Guti%C3%A9rrez), contacté sur Internet. Il a réalisé plusieurs films sur la baie de Guantanamo, occupée par les Etats-Unis depuis 1903. Pedro est devenu mon meilleur ami cubain. Il vit avec sa douce femme Yanela, journaliste, sa mère et sa fille. Avec son ami Raudel, ils créent une société de production audiovisuelle qui s’appelle « Charabia Production » (http://www.charabiaproduction.com/), à Guantanamo, pour « remettre en lumière la ville de Guantanamo, avant la base militaire et la tragique prison ». J’ai obtenu un laisser-passer de quelques heures pour me rendre à Caimanera, la dernière petite ville avant la frontière militaire américaine. Mon appareil photos m’a été confisqué. J’ai fait la rencontre de gens incroyables, et tellement humains. J’ai gardé mon micro, heureusement. J’en garde le souvenir de cette musique omniprésente, de ce jazz afro-cubain. Mais ceci, c’est encore une autre histoire.
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Je suis revenue en prenant le temps, empruntant tout type de transport : camion, train, autobus, bus réservés aux touristes avec climatisation (de loin l’expérience la moins mémorable), voitures partagées... M’arrêtant chaque jour dans une ville différente : Camagüey, Trinidad, Cienfuegos, Santa Clara. Et La Havane.

En prévention de questions qui me sont régulièrement posées : non, je n’ai jamais été arrêtée par des policiers parce que j’étais journaliste. Non, ma liberté d’expression n’a jamais été bafouée. Non, tout le monde ne veut pas « partir de Cuba pour les Etats-Unis ». Oui, j’ai vu beaucoup d’homosexuels et de travestis heureux à La Havane. Oui, le système de santé cubain fonctionne : il se place parmi les meilleurs au monde, qualifié de « modèle » par l’ONU en 2014. Oui, la vie est difficile à Cuba, en permanence. Les ressources sont très limitées. C’est le prix qu’ils ont choisi de payer pour leur indépendance. Non, il n’y a pas vraiment de pluralisme de la presse. Oui, lire le slogan « Patria o Muerte » dans la rue m’a choqué. Parler de libertés individuelles serait de l’ordre de la spéculation. Je n’ai pas vécu assez longtemps avec les Cubains pour en parler. Mais il est exact de souligner qu’au nom de la « lutte contre le terrorisme », on se permet beaucoup de choses. Le CDR (comité de défense de la révolution, le système de surveillance cubain) est très présent, très actif. J’ai fait l’expérience du « fichage » au moment de changer mon visa à l’Immigration. Un dossier complet sur moi indiquait où j’avais logé, chaque lieu que j’avais visité où l’on m’avait demandé mes papiers d’identité, quels étaient les modes de transports que j’avais empruntés... jusqu’à mon « attitude vestimentaire ». J’ai appris que tout citoyen pouvait contribuer à apporter des renseignements sur une personne au comité. Je ne savais pas si je devais être impressionnée ou bouleversée. On en est là aujourd’hui, avec la loi sur la surveillance, et c’est regrettable...

Je terminerais sur une citation très courte de Che Guevara -car toutes les bonnes idées sont quand même parties de lui- qui me semble importante, à la fois pour Cuba qui se renouvelle aujourd’hui, et pour nous, jeunes occidentaux en recherche d’un système plus juste : « Une révolution qui ne s’approfondit pas constamment est une révolution qui régresse. »

Cette lourdeur jamais ressentie dans ce vol de retour vers le Nord. Ce silence des rues disciplinées. Cette incompréhension face aux décisions de mon propre continent. Le Che a écrit « ya no soy yo » en revenant du Pérou, à 20 ans. Cuba a renversé ma vision du monde, et je l’en remercie. Une chose est sûre : je reviendrai à Cuba. Seguro et volveré.

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