UN JEUNE CUBAIN, MORT DANS L’APRES-MIDI, A BAYONNE

A LA HAVANE, SEULS DES CEIBAS FONT DE L’OMBRE A CARLOS AGUIRRE

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Il arrive qu’un matador meure dans l’arène, comme Manolete, Paquirri, El Yiyo ou Fandiño…Qu’un aficionado, spectateur du premier ou du dernier rang, meure dans les gradins ce n’est jamais arrivé. Sauf une fois, une seule fois, le 2 septembre 1923, aux arènes de Bayonne. La victime ne fut pas frappée d’une attaque cardiaque fatale, ce qui arrive. Mais d’un coup d’épée en pleine poitrine. Le matador Marquez avait mal piqué la nuque de son toro, qui réagit violemment. L’épée se transforma en javelot et finit dans la poitrine d’un jeune spectateur placé au siège 23, juste au-dessus du callejón. Tué net.

Il s’appelait Carlos Federico Aguirre y Sanchez, il avait 23 ans, c’était un Cubain qui passait des vacances à Saint-Sébastien. Une histoire exacte. Véridique. « La mémoire de Carlos Aguirre n’a pas quitté Bayonne où les soirs de taureaux, en septembre surtout, chacun a le sentiment obscur, un frisson passager, d’habiter la place 23 » (Francis Marmande)

Le jeune journaliste Hemingway, l’aficionado a los toros depuis 1923, le vieil écrivain de la mort ou le grand amoureux de Cuba à partir des années 30 aurait pu écrire un récit, un conte ou une nouvelle sur cette histoire. L’histoire d’un jeune Cubain qui commence brillamment à La Havane et qui se termine tragiquement le 2 septembre 1923, en France…dans une plaza de toros, celle de Bayonne, la première ville qui organisa le 21 août 1853 la première corrida formelle à l’espagnole.

Partant de Paris, où il était arrivé en décembre 1921, avec son épouse Hadley Richardson, Hemingway découvre en 1923 beaucoup plus que l’Espagne, les courses de toros (en mai-juin, à Madrid, Séville, Grenade) en compagnie de deux autres Yankees Bill Bird et Robert McAlmon, qui va être son premier éditeur. Hem lit –dévore ?- déjà la presse taurine. Il assiste ensuite aux cinq corridas de ses premières Sanfermines de Pamplona entre le 7 et le 13 juillet 1923, avant de rentrer à Paris. Le 2 septembre 1923 il est à Paris. Il a la presse taurine à sa disposition.

Don Ernesto, à la fin de sa vie, au déclin de sa vie — il allait y mettre un terme deux ans plus tard — passa une dernière tarde de l’été 1959 dans le callejón qu’il connaissait bien depuis tant d’années, de cette plaza de Bayonne. Il lui suffisait de passer la frontière, venant de Pamplona, lieu par excellence de la mythologie de l’aficionado de l’Illinois. Ce jour-là à Bayonne, au cartel, bien sûr Luis Miguel Dominguín et Antonio Ordóñez, les deux beaux frères et héros malgré eux de L’été dangereux (1960), dernier texte publié de son vivant (dans Life) de « Hem’ » ou « Papa » son surnom à Cuba.

Au palco de Bayonne ce jour de 1959 Lauren Bacall. Qui est là pour Hemingway ou pour Dominguín ?

A quelques sièges de là, dans les mêmes arènes de Lachepaillet, mais 36 ans auparavant — et situés juste au dessus de cette partie du ruedo de sable où, comme c’est très souvent le cas, le torero va mettre à mort — le jeune Carlos Federico Aguirre y Sanchez, de deux ans le cadet d’Hemingway, vient de prendre place. Nous sommes le 2 septembre 1923.

Ce jour-là, au cartel, des toros de la ganaderia Saltillo, pour trois toreros artistes, Chicuelo, Antonio Marquez et Facultades (Francisco Peralta).

La légende, mieux la chronique bayonnaise dit qu’il prit place au siège 23 de la barrera (premier rang des gradins).

Hemingway n’a jamais rien écrit sur cela, mais deux auteurs, comme Luis Sexto à Cuba et Claude Pelletier en France, ont immortalisé l’épique époque bayonnaise de la vie de Carlitos Aguirre. Francis Marmande aussi, à sa manière.

Le Cubain Carlos Federico Aguirre y Sanchez, 23 ans, est un jeune homme prometteur, un brillant étudiant, un bon fils de bonne famille de La Havane. Le 6 juillet 1923, il est Docteur en droit civil. Pour le récompenser ses parents l’envoient passer des vacances au pays des ancêtres basques Aguirre. Carlos, qui n’a pas à lésiner descend dans un palace de Saint Sébastien. Avec des amis, il loue une voiture et à fond la caisse, ils roulent vers Bayonne.

Claude Pelletier (1) a écrit : « Le malheureux Carlos Federico Aguirre y Sanchez n’aurait jamais dû s’installer à cette maudite barrera. Il avait fallu un caprice d’enfant gâté, un entêtement et un concours de circonstances assez invraisemblables.

Pourquoi a-t-il fallu qu’il se mette en tête de voir la corrida de Bayonne ce dimanche de septembre ? Ses copains qui sont de tièdes aficionados ont essayé de l’en dissuader : les toros aujourd’hui ? Quelle barbe ! Mais Carlos n’a pas voulu en démordre. Des Saltillo, « Chicuelo » qui est dans une grande saison, Antonio Marquez qui vient de déboucher et qui promet beaucoup, sans oublier « Facultades », grand espoir également avant que la maladie ne le détruise. Trois artistes et des Saltillo : il n’est pas question de manquer cela »

Devant les guichets, Carlos a une déception. Il n’y a plus que des gradins hauts et des loges. Ses amis s’en accommodent, mais, toujours selon le récit de Claude Pelletier, le créole ne peut se résigner à voir une telle course d’aussi haut. Il enrage et casse les pieds des préposés qui finissent par lui donner un tuyau pour s’en débarrasser :

— Essayez au guichet spécial des réservations. Il y a parfois des gens qui se désistent au dernier moment.

Carlos bondit. On imagine l’impatience des copains :

— Allons, Carlos, fais pas l’idiot, viens avec nous.


— Allez -vous faire pendre à vos perchoirs ! Moi, j’attends.


Les copains ont dû hausser les épaules et l’abandonner : « Il est fou ce Carlos avec ses toros ! ».


Il a fini par l’avoir sa barrera ! Au dernier moment, et on ne sait comment, mais il l’eue ».

Mais ce n’est pas tout, sa voisine assise près de lui, lui demande de changer de place. Car elle est gênée par le soleil. Carlos Aguirre, gentleman, se lève bien volontiers et s’assoit donc à la place de l’Américaine Mademoiselle Strauss. De la place 22, il passe donc au siège 23.

Dans le redondel, Antonio Marquez termine son tercio de muleta, après une nouvelle série de passes et cherche à placer le toro, le cinquième de l’après-midi, avant l’estocade. A l’estoc, ce n’est pas son jour. Il a perdu l’oreille du second toro du cartel et peine devant le cinquième Saltillo.

Claude Pelletier : « Mais cela valait la peine de l’arracher cette magnifique barrera n° 23, car Chicuelo en grande forme a été admirable, coupant deux oreilles et ravissant les connaisseurs par un capeo de soie et de nacre. Il y eut un quite par véroniques en tablier, reculant doucement, cape palpitante en manière d’éventail, qui a donné le grand frisson. Quel artiste ! Quelle merveille de torero !

« Facultades », à la dérive, récolte deux avis et Antonio Marquez n’est pas mal sans atteindre les sommets approchés par son chef de file »

Carlos Aguirre est, à moins de 20 ans – il est né en 1901- l’auteur d’un livre, certes un livre de jeunesse, qu’il écrit au retour d’un voyage en Italie, France et Angleterre. Après Sensaciones de Viaje, ouvrage que l’on peut consulter à la Bibliothèque Nationale « José Martí » de La Havane, serait-il devenu un écrivain reconnu ? Certains critiques virent en lui un jeune écrivain influencé par Oscar Wilde ou parmi les auteurs cubains, Julian del Casal.

Son livre révèle un Carlos Aguirre mélancolique, désenchanté peut être. En septembre 1920, alors qu’il venait de descendre du petit avion de cinq passagers, qui l’avait mené d’Angleterre aux côtes françaises, il écrit qu’à aucun moment il n’a eu peur, car, dit-il, il sait, fataliste, que sa mort est déjà écrite. Ca sera telle année, tel jour, telle heure. Peut-être bientôt.

Carlitos n’avait-il pas achevé son livre avec une phrase qui évoque «  ... l’imperturbable sérénité des choses ». Ailleurs, il a écrit : “ Bien que j’aie peu vécu, je suis lassé de beaucoup de choses, comme dit le poète”.

Au moment de la mise à mort du 5 e toro, dans les gradins, le callejón, le silence règne. C’est la règle. Le torero Marquez fixe son adversaire qui s’est immobilisé, la muleta dans sa main gauche, tendue en avant vers le sol, pour que le toro baisse la tête, son épée est presque à l’horizontale de son bras droit. Carlitos Aguirre est dans les gradins à quelques mètres de là, au-dessus du callejón, et comme tout le public, il vit intensément ce moment d’attente de la mort annoncée du “bicho”.

Les arènes de Bayonne, le 2 septembre 1923.

La barrera 23 se trouve en bas des gradins entre le 4e et le 5e poteau en partant de la gauche

Antonio Marquez n’est vraiment pas dans un bon jour. Il n’a pas le poignet ferme.

Claude Pelletier : « Un, deux, trois, quatre, cinq piqûres... Quelle guigne ! Le toro est maintenant réfugié aux planches. Marquez tente le descabello. A l’époque, les toreros utilisaient une épée ordinaire, sans la petite garde actuelle, près de la pointe, et qu’on appelle la cruceta ».

Dans quelques secondes le toro doit s’effondrer. Doit, devrait. Le matador pique une nouvelle fois, l’arme du descabello, l’épée du descabello, atteint la nuque du toro mais ne s’enfonce pas vraiment. Encore raté.

A plusieurs reprises, la bête agite sa tête violemment dans tous les sens, comme pour tenter de se libérer de cet engin. Et l’épée s’envole. Comme un projectile. Un javelot, un harpon qui aurait perdu sa trajectoire. Mais qui allait bien finir par tomber quelque part.

« Le fil d’argent se détend et bondit dans les gradins.. . » (Claude Pelletier) .

Carlos Aguirre « s’effondre sans un cri, le cœur traversé par l’épée, tué net ! Une malchance affreuse, une possibilité sur un million ! »

Pourquoi la poitrine de Carlitos Aguirre ? Pourquoi lui ?

Dans la foule, selon Claude Pelletier, vingt personnes à peine se sont rendu compte de l’accident.

Une minute plus tard, le corps sans vie du jeune Cubain est emporté vers la plus proche sortie. Les gens croient à un simple malaise. Quelques-uns seulement remarquent la sinistre boutonnière rose sur le veston gris, à la hauteur des côtes. La grande majorité du public sortira de Lachepaillet en ignorant qu’un homme a trouvé la mort sur les gradins.

Connaîtra-t-on un jour le nom –car il a un nom comme tous les toros qui sortent du toril- de ce toro de Saltillo qui « tua » le jeune Aguirre ? Il suffirait de chercher.

La corrida ne fut pas arrêtée pour autant. Il restait à Facultades à affronter son second toro, le dernier de la tarde.

Dans les entrailles de l’arène, un médecin ne pouvait que constater la mort sur le coup du jeune Carlos Aguirre.

Le 4 octobre 1923, le corps embaumé du jeune homme prometteur fut descendu, à son arrivée à La Havane, du bateau Espagne.

A La Havane, au centre de la capitale, près de l’Université, un petit parc porte son nom, ainsi qu’une toute petite rue (Carlitos Aguirre).

« Un parc relativement peu connu mais avec un nom encore moins connu », a eu l’occasion d’écrire le journaliste cubain Luis Sexto (photo) dans le quotidien Juventud Rebelde, qui a eu accès aux archives de l’Université et grâce à qui l’origine du nom de ce parc est connue à Cuba. (2)

En bonne place, entouré d’arbres séculaires gigantesques, des « ceibas », une imposante statue de bronze vieilli, de plusieurs mètres de haut, représente Aguirre debout, vêtu d’un élégant costume. Son père (2), Charles Aguirre y Santuiste, ancien colonel de l’Armée de Libération, ancien capitaine du port de La Havane, un homme qui a les moyens, avait demandé à un sculpteur italien, Nicolini d’immortaliser son fils tempranamente arrancado de la vida”. (prématurément arraché à la vie)

Au pied de la statue – le piédestal est lui aussi imposant- on peut encore distinguer, à peine lisible, quelques mots choisis par le père pour rendre alors hommage à la mémoire du fils. Le temps n’a rien effacé. Le passant peut encore lire que la mort de Carlos Aguirre fut “ …una inconcebible tragedia... ». Aucune mention de Bayonne.

Peut être le passant havanais sera-t-il déçu. D’abord, il se rend compte que cet Aguirre n’a rien à voir avec ces 25 étudiants assassinés là par les sbires armés de Machado ou de Batista, dans les années 30 et 40. Très discrètement située dans l’ombre géante de la statue, une petite plaque rend hommage à la mémoire de ces étudiants. La légende révolutionnaire n’occulte pas celle de Carlitos. Ainsi, seuls les ceibas font de l’ombre à Carlos Aguirre ! Mais le passant ne saura toujours rien non plus sur le pourquoi de cet amour paternel infini et de cette statue quasiment pharaonique.

Il devra encore se contenter de savoir qu’un jour eut lieu dans la vie du jeune Aguirre une « inconcebible tragedia »… « alors qu’il était un exemple pour la jeunesse, et quand un esprit vif et une fort détermination étaient les présages d’une indescriptible grandeur ». Il faut être nonagénaire, comme cette diplômée de l’Université pour affirmer : “ C’est un parc maudit”.

 

Luis Sexto signale que l’historien de la Ville de La Havane Emilio Roig de Leuchsenring, dans son livre sur la ville de La Havane, omet de mentionner l’existence de ce parc que, tous les jours pourtant, les étudiants longent ou fréquentent. Car personne à Cuba, avant Luis Sexto, n’avait mis au jour (et à jour) l’histoire de Carlitos, Bayonnais hélas d’un (seul) jour.

Pourquoi ne ferait-on pas figurer une quelconque plaque bayonnaise tout près de la statue ?

Hemingway qui, jeune journaliste, avait écrit ses premiers papiers dès 1916, à Kansas City — il avait 17 ans – connut le succès dix ans plus tard avec son premier grand livre, qui avait la corrida pour décor, « Le Soleil se lève aussi » (The Sun Also Rises, 1926).

Comment ne pas associer le jeune étudiant havanais Carlos Aguirre, aficionado d’un jour et le grand écrivain Hemingway, aficionado de toujours, qui allait devenir tellement havanais ? On aura toujours le regret que le second n’ait pas eu vent, un jour, par hasard, de la mort — peu importe qu’elle ait été si peu glorieuse — du premier.

« Mort dans l’après-midi », autre chef d’œuvre de 1932 (en français en 1938) de l’Américain, strictement consacré à la tauromachie, n’aurait rien gagné à faire, ici ou là, la plus infime allusion à la mort dans l’après midi par hasard de Carlos Aguirre, un Cubain. Mais quel beau geste de gentleman aurait-on gardé en mémoire !

Pour le coup, ses amis havanais du célèbre bar El Floridita, ceux du quartier San Francisco de Paula, où de sa maison « La Vigia » est aujourd’hui un musée très soigneusement entretenu, ou ceux du petit port de Cojimar (Le Vieil Homme et le Mer) auraient dressé depuis longtemps une statue à la mémoire de Carlitos ! Imaginez quel degré aurait atteint de nos jours la Hemingwaymania à Cuba ! Et à Bayonne !

BONUS -

(1)- Claude Pelletier (1940- 1994), professeur de français en lycée technique, journaliste, érudit, auteur de plusieurs ouvrages de tauromachie.

Les citations de Claude Pelletier sont extraites de « Bayonne, Sept siècles de premières » publié en 1993 (33 x 24,5, 232 pages, presque autant de photos NB) à l’occasion du centenaire des arènes de Bayonne.

La préface est de Francis Marmande, alors professeur à l’Université Denis-Diderot Paris 7. Ancien élève du Lycée de Bayonne, de Normale Sud de Saint-Cloud, Francis Marmande est écrivain, critique de jazz et …chroniqueur taurin.

https://www.franceculture.fr/personne-francis-marmande.html

(2) de Luis Sexto en espagnol :

http://www.cubahora.cu/blogs/la-palma-de-la-mano/quien-te-puso-ahi-de-pie-carlos-aguirre

(mp)