Un Miró du Grand Palais appartint à Hemingway depuis 1925

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44 ans après l’avoir mis une première fois à l’honneur, le Grand Palais à Paris consacre jusqu’au 4 février 2019, une nouvelle rétrospective à Joan Miró. 150 œuvres, venues du monde entier y retracent la vie de l’artiste catalan et plongent le visiteur dans son « monde de rêve. »

Parmi les tableaux majeurs des premières années de Miró - un des artistes modernes les plus populaires- présents dans les couloirs de l’exposition du Grand Palais, se trouve La Ferme (la Masía) que Miró peint au début des années vingt et qu’Ernest Hemingway gagna un jour aux dés, à Paris, en 1925. (photo)Ce tableau représente la maison familiale du peintre à Mont-roig, près de Tarragone (Espagne).

La Ferme fut acquise par Hemingway…après moult péripéties. Suivies d’autres, à Paris, à Chicago et à La Havane. L’écrivain avait accroché le tableau sur un mur du dining room de sa Finca Vigía. Il y resta environ 20 ans, avant d’être « prêté » au Musée d’Art Moderne de New York. (mp)

Hemingway gagna aux dés en 1925 à Paris « La Ferme » de Miró

Par Michel Porcheron

Comme le rappelle Gérard de Cortanze, Robert Manning, venu voir Ernest Hemingway quand celui-ci reçoit le prix Nobel (28 octobre 1954), visite la Finca Vigía, sur les hauteurs de La Havane, avec pour guide le propriétaire des lieux. Il note l’abondance d’œuvres d’art et écrit :

« Un coup d’œil circulaire confirme que mon hôte n’a pas usurpé sa réputation de collectionneur avisé. Les murs laqués de blanc mettent en valeur des toiles peu nombreuses, mais choisies avec discernement : un Miró, deux Juan Gris, un Klee, un Braque (volé depuis), cinq André Masson ». (Atlantic Monthly)

Ce Miró en question est La Ferme (La Masía), tableau actuellement exposé au Grand Palais parmi quelque 150 autres œuvres de l’artiste catalan, à l’occasion d’une Rétrospective (jusqu’au 4 février 2019). Le tableau de Miró (1893-1983) fut acquis aux dés par Hemingway à Paris en 1925, avant de débourser…une somme en francs, une poignée de dollars. {{}}

La Ferme de Juan Miró, un don de Mary Welsh, veuve de Ernest Hemingway 1921-1922/ huile sur toile/ 123,8 x 141,3 cm/ États-Unis, Washington National Gallery of Art/ don de Mary Hemingway, 1987

Le peintre avait son atelier Rue Blomet, dans le XV arrondissement. L’échec de sa première exposition à Barcelone 1918, avait incité Miró à conquérir Paris. A partir de 1921, et jusqu’en 1926, Miró passera l’hiver à Paris et l’été à Mont-roig, chez lui en Catalogne.

Hemingway ne chercha pas à faire une bonne affaire. Il n’était pas non plus un collectionneur. Il resta toute sa vie subjugué par le tableau de Miró, ne s’en séparant que vers la fin des années 50, alors qu’il était à Cuba, après avoir décidé de le prêter pour un temps indéfini au MoMa de New York.

Voici ce qu’ont écrit sur l’acquisition de La Ferme par Hemingway quatre de ses principaux biographes, ainsi que divers auteurs, comme John Dos Passos, Valéry Hemingway, Gérard de Cortanze et Patrick Howlett-Martin.

Les récits ont bien sûr des points communs, mais chacun apporte des éléments particuliers.

CARLOS BAKER page 232 (1969)

(…) Il se trouvait là le jour où Ernest fit l’acquisition d’une grande toile aux couleurs éclatantes, intitulée La Ferme, dont l’auteur était un petit Espagnol (sic) brun du nom de Joan Miró. Evan Shipman, qui convoitait cette toile, avait persuadé Miró de la lui vendre par l’intermédiaire d’un marchand de tableaux.

En apprenant qu’Ernest voulait l’offrir à Hadley (Richardson, sa première épouse) pour son trente-quatrième anniversaire, Evan, magnanime, lui proposa de tirer au sort pour savoir qui aurait le droit de l’acheter.

Ce fut Ernest qui gagna ; mais il n’avait pas les moyens de s’offrir le tableau, qui valait 5 000 francs. Ils se précipitèrent tous pour aller emprunter de l’argent à droite et à gauche et rentrèrent triomphalement en taxi avec la toile.

Miró se rendit chez les Hemingway pour voir son œuvre accrochée au- dessus du lit, ravi qu’elle fût tombée en si bonnes mains. Ernest était au comble de la joie : Miró, dira-t-il, était le seul peintre qui eût jamais été capable d’exprimer à la fois ce qu’on ressent quand on est en Espagne et ce qu’on ressent quand on en est loin et qu’on ne peut s’y rendre.

Hormis l’acquisition du tableau, le grand événement de l’automne fut la publication de De nos jours en octobre.

JEFFREY MEYERS pages 170/171 (1985)

Hemingway fit probablement la connaissance du peintre catalan Joan Miró par l’intermédiaire de Gertrude Stein au début des années vingt. Miró jouait parfois le rôle de chronométreur pendant les matches de boxe de Hemingway et celui-ci lui rendit visite à Mont-roig, près de Tarragone, en 1929.

En octobre 1925, lorsque parut De nos jours, Hemingway acheta le tableau de Miró La Ferme (aujourd’hui exposé à la National Gallery de Washington), comme cadeau d’anniversaire pour Hadley Il décrit les détails de l’achat dans Cahiers d’art, en 1934 :

« [Evan] Shipman, qui trouva le marchand pour Miró, fit estimer le tableau par ce dernier et le persuada de le lui vendre. [...] Mais faire une affaire a dû le mettre mal à l’aise, car il est venu me voir le jour même et m’a dit : « Hem, c’est toi qui devrais avoir La Ferme. » [...] Alors nous avons joué aux dés [pour décider] et j’ai gagné et j’ai fait le premier versement. Nous nous sommes mis d’accord pour payer La Ferme cinq mille francs. »

Hemingway, Shipman et Dos Passos durent emprunter l’argent du dernier versement dans divers bars et restaurants, et quand ils transportèrent le tableau dans un taxi décapoté, le vent s’engouffra dans la toile de 1.25 m sur 1,40 m comme dans une voile.

( ) L’œuvre donne l’impression d’intense vitalité et, comme Mort dans l’après-midi, saisit l’essence même de l’Espagne Hemingway, qui aimait ce tableau et le conserva trente ans, déclara : « Il contient tout ce qu’on ressent sur l’Espagne quand on y est et tout ce que l’on ressent quand on en est loin et qu’on ne peut y aller. » Il porta le tableau dans le nouvel appartement de Hadley quand ils séparèrent en 1926. En 1934, il lui demanda s’il pouvait le lui emprunter pour cinq ans et ne le lui rendit jamais

(…) Quand Martha Gellhorn eut aménagée la Finca Vigía, à La Havane, Hem fut très satisfait. Il installa en bonne place ses trophées de chasse et sa collection de tableaux modernes : La Ferme de Miro, le Monument au travail de Paul Klee, le Guitariste et le Torero de Juan Gris, cinq œuvres d’André Masson et un Braque qui lui fut volé dans l’Idaho en 1961.

(…) Selon le testament, Mary Welsh refusa de rendre la Ferme à Hadley ou à Jack, son fils, qui accepta finalement de renoncer au tableau moyennant vingt mille dollars.

KENNETH S. LYNN page 318 (1987)

Malheureux en amour, heureux au jeu... Evan Shipman, un ami de Hemingway, poète à ses heures, convoitait depuis longtemps une toile de Joan Miró, La Ferme. Il avait fait promettre au marchand de tableaux chargé des œuvres du peintre de la lui garder. Mais Hemingway, rongé par la culpabilité, voulut offrir cette toile à Hadley pour son trente-quatrième anniversaire, le 9 novembre 1925.

Quand il apprit que son ami s’intéressait à ce tableau, Shipman lui proposa sportivement de jouer aux dés le droit de l’acheter. Hemingway l’emporta et, avec l’aide de Dos Passos et de quelques autres amis fortunés, il réussit à réunir les cinq mille francs. Triomphant, il le rapporta immédiatement à la maison en taxi et l’accrocha au-dessus du lit conjugal. Ils restèrent un long moment ensemble à contempler le tableau, tous deux extrêmement émus car La Ferme leur rappelait l’Espagne et les moments heureux qu’ils y avaient passés. 

JAMES R. MELLOW page 360 ( 1992)

(…) Pourtant, à l’automne 1925, le couple paraissait solide. Cet automne- là, à Paris, Hemingway avait versé les cent derniers dollars de ce qui devait être le cadeau d’anniversaire de Hadley, une toile importante de Joan Miró, La Ferme. Exemple tardif du style objectif et incisif de l’artiste, le tableau représentait une ferme espagnole à propos de laquelle, dans un élan d’amour, Hemingway déclara : « Il a en lui tout ce qu’on ressent pour l’Espagne quand on y est et tout ce qu’on ressent quand on n’y est plus et qu’on ne peut y aller. »

Il racontait à qui voulait l’entendre qu’Evan Shipman, qui avait réussi à l’acquérir pour cinq mille francs, avait fini par lui dire : « Hem, c’est toi qui dois avoir “La Ferme”. Je n’aime rien comme toi tu aimes ce tableau, tu dois l’avoir. » Shipman et lui l’avaient joué aux dés et il avait gagné. Hemingway se vantait de sa nouvelle acquisition auprès de Pound : « On en parlera sûrement à la mort du Célèbre collectionneur, a mené une vie aventureuse et a écrit à une époque plusieurs histoires brèves très prometteuses. » Il avait pensé descendre en Italie pour voir Pound, mais le dernier versement du tableau avait annulé ce projet. .

JOHN DOS PASSOS, page 221 « La Belle vie » (1968)

Il avait aussi l’œil en peinture. Peut-être Gertrude Stein, qui n’était pas manche non plus, dans ce domaine, lui avait-elle communiqué son flair. Au premier coup d’œil, il reconnaissait l’excellence du dessin et de la couleur. Les peintres de l’école de Paris employaient des trucs à vous rendre malades, mais Hem ne se laissa jamais avoir par la camelote. Que ce soit en politique, en littérature ou en peinture, il disposait d’une situation stupide par un mot de cinq lettres bien placé.

Je me rappelle très bien le jour où il acheta la Ferme de Juan Miré — je crois que ce fut le dernier tableau « objectif » peint par Miró — parce qu’il me fallut courir partout pour dégotter de l’argent liquide. Tout le monde empruntait sans cesse de l’argent à tout le monde.

Hem découvrit qu’il pouvait avoir le Miró pour deux ou trois mille francs (en dollars, au change d’alors, ça ne faisait pas lourd) et se mit dans tous ses états à l’idée que quelqu’un pourrait le lui faucher sous le nez. Il rapporta triomphalement le tableau à la scierie. C’est encore une des meilleures œuvres de Miró. Je me demande quelle en est la valeur maintenant. En général, nous étions du même avis en peinture.

VALERIE HEMINGWAY p.217 CORRER CON LOS TOROS (2005)

Nous gardions nos places d’autrefois autour de la salle à manger de la Finca Vigía. Mary (Welsh) présidait, de dos aux portes- fenêtres, et moi à sa droite. Le mur qui était derrière moi était de manière frappante nu. La Masía de Miro, y avait été accrochée pendant plusieurs années, à la vue de son propriétaire, qui s’asseyait juste en face. Par un grandissime coup du destin, le tableau était maintenant exposé au Musée d’Art moderne de New York, grâce à un prêt renouvelé. Il avait été un des objets dont Ernest était le plus orgueilleux, un souvenir de ses premiers et romantiques temps à Paris, quand il était pauvre et écrivait bien. Un jour il se rendit à l’atelier du peintre et choisit La Ferme dont le prix dépassait de beaucoup ses possibilités. Il le paya petit à petit, à crédit. Le tableau était maintenant considéré comme une des meilleures œuvres de Miro.

GERARD DE CORTANZE page 144 LE ROMAN DE HEMINGWAY (2011)

L’intérêt de Hemingway pour la chose picturale est évident ; qui veut comprendre sa littérature ne peut soustraire de cette dernière cet élément fondamental.

Hemingway achète des toiles qu’il choisit scrupuleusement. En octobre 1925, utilisant une partie de l’argent donné par son éditeur lors de la publication de De nos jours il achète la Ferme de Joan Miró. Les conditions de la vente ne peuvent être que rocambolesques : Evan Shipman, qui souhaite aussi l’acheter, s’arrête avec le marchand sur une somme de cinq mille francs, puis décide de confier aux dés le soin de désigner à qui doit revenir la toile. Hemingway sort vainqueur de la confrontation, effectue le premier versement et offre la Ferme comme cadeau d’anniversaire à Hadley.

PATRICK HOWLETT-MARTIN (La maison d´ Ernest Hemingway à Cuba : Finca Vigía.)

(Après la mort de Hemingway) Les tableaux les plus prestigieux ont été sollicités par sa dernière épouse, Mary Welsh, auprès de Fidel Castro, qui l’a autorisée à les prendre avec des papiers de l’écrivain, notamment ses notes et des manuscrits non-publiés(…) Ces toiles ont été dispersées dans les collections aux Etats-Unis, dont des tableaux de Joan Miró, Juan Gris, André Masson, Paul Klee. Le tableau de Juan Gris « Le Torero » (1913) avait été utilisé sur la couverture de l’ouvrage « Mort dans l’Après-Midi ». Comme l’œuvre de Miró « La Masía » (1921-1922), celle de Juan Gris « Le Guitariste » et celles de André Masson, elles avaient été acquises à Paris pendant un séjour de l’écrivain par les bons soins de Gertrude Stein(…)

L’œuvre « La Masía », achetée directement auprès de l’artiste, était la préférée de Hemingway et se trouvait dans la salle à manger de Finca Vigía, face à la place où il avait l’habitude de s’asseoir. Se trouve, aujourd’hui, une reproduction du tableau (nb), l’original ayant été donné en 1986 par Mary Welsh à la National Art Gallery (Washington).

Nb- Pour la petite histoire, c’est l’acteur et admirateur de Hemingway David Soul (“Hutch” de Starsky et Hutch) qui se proposa de fournir personnellement à la Finca Vigía une reproduction de La Ferme de Joan Miro, pour être placée au même endroit de la salle à manger, où trônait autrefois l’original.

Davis Soul, devenu citoyen britannique, se rendit pour la première fois à Cuba en 2008 et établit des relations régulières avec la direction de La Finca Vigía.

Lire en espagnol : http://www.radiorebelde.cu/noticia/hemingway-heroe-literario-david-soul-audio-video-20180618/

(mp)