La chaleur, que même l’air de la route ne parvient pas à apaiser, collée à la peau, j’ai traversé des lieux d’une beauté inouïe dans la région sauvage de l’est du pays. C’est alors qu’à un tournant imprévu a surgi cette masse gigantesque dont le sommet disparaissait dans la brume. Vingt-deux kilomètres nous séparaient de Santiago et, devant moi, ... la Gran Piedra (la Grande Pierre).
Quelques minutes plus tard, je gravissais en haletant les 400 marches de cet incroyable éperon rocheux. A 1125 mètres d’altitude, le froid mordant et un vent fort m’ont obligée à m’agripper instinctivement aux rambardes de protection. Par instants, les nuages nous laissaient entrevoir un paysage impressionnant, abruptement coupé par la mer.
Je me suis alors rappelée que les habitants affirment qu’au cours des nuits claires, on peut apercevoir de cet endroit les lumières des îles de Saint-Domingue et de la Jamaïque. Et, à cet instant, je n’en ai plus douté.
Alors que j’étais plongée dans mes pensées, le tintement lointain d’une cloche a attiré mon attention... quand j’ai entamé la descente, j’ai voulu savoir si mon imagination ne m’avait pas joué un mauvais tour. J’appris alors qu’à environ deux kilomètres à l’est, au milieu de la forêt profonde, il existait encore, intact, un bâtiment colonial centenaire. Et on me dit aussi que, d’après la tradition, si quelqu’un entend le son de cette cloche, il ne peut faire autrement que de s’y rendre.
LA ISABELICA*
Un sentier raviné par le temps m’a menée à travers d’abruptes plantations de caféiers en fleur. Calebassiers, cèdres, acajous, gommiers rouges aux troncs dorés... une prodigieuse végétation où nichent des perruches bavardes, où un tocororo** vous surprend, où un zunzun*** vous émerveille. Splendide nature cubaine de cette région indomptée où la forêt, dans sa bonté, n’accepte pas de pièges.
Mais, plus loin, dans une clairière, on apercevait l’ancien séchoir à grains. Une énorme roue en bois dur et des restes du dépulpeur gisaient dans la poussière. Il n’y avait plus trace du baraquement où les esclaves payaient de leur sang leur soif de liberté. Mais il y avait encore, rouillés et oubliés, les fers, les menottes et même le trou creusé dans la terre pour mettre à plat ventre l’esclave enceinte. Un passé honteux qu’a libéré la rébellion.
En montant sur la colline, on est accompagné par le parfum des caféiers jusqu’à la grande bâtisse transformée en Musée qui suscite la curiosité des visiteurs. Les avant-toits couverts de tuiles donnent de l’ombre aux grandes portes. La cloche de bronze, bien en valeur, préside à l’entrée et, à l’intérieur, des parquets cirés font résonner les pas.
Des meubles de style français, mélange d’apparat et de simplicité, donnent à cette demeure un air aristocratique. Un piano trône dans le grand salon. Impossible d’imaginer comment il a été monté, uniquement grâce à l’entêtement mis par les mulets à le transporter par des laies de montagne jusqu’ici, comme un trophée dédié à l’art et à l’effort.
Dans un angle sont exposées les armes de l’ancien propriétaire et par une porte indiscrètement ouverte, on entre dans une chambre seigneuriale. Le lit à baldaquin, dont la tête est en en fer forgé, paraît être en dentelle.
Des miroirs ovales, des lampes en bronze et en cristal qui éclairaient autrefois avec de l’huile. Tout laisse deviner qu’une femme a embelli par sa présence cet espace perdu dans la montagne. Et c’est d’elle que nous allons parler.
Víctor Constantin. C’est ainsi que s’appelait le propriétaire de cette plantation de café du XIXè siècle, représentant du style de vie des français qui avaient abandonné Haïti après la révolution des esclaves. Un monsieur riche qui avait apporté avec lui, en plus de sa culture, ses habitudes et ses esclaves. Mais de plus, son trésor était constitué d’une part spéciale : Isabel Maria, ou la Isabelica, comme on la nommait. Une esclave, à la peau magnifiquement noire, devenue la madame de la propriété et respectée en tant que telle.
Il se promenait avec elle à travers les jardins et les champs de café pour revenir, à la fraîche, se reposer dans les fauteuils à bascule. C’est dans cet environnement bucolique des montagnes orientales que le français a vécu son histoire d’amour et rempli ses coffres d’argent. Mais personne n’a pu dire si l’esclave-maîtresse lui rendait cet amour.
C’est ainsi que sont restés, pour l’histoire, la demeure, la cloche de bronze que quelqu’un fait sonner à l’heure accoutumée, les cultures de caféiers datant de plus d’un siècle et le souvenir d’une belle femme, que même l’amour n’a pas empêchée de mourir esclave.
La Isabelica a donné son nom à la plantation et a embrasé l’imagination paysanne car beaucoup la voient, dans l’obscurité de la nuit, marcher parmi les caféiers et se balancer lentement dans les fauteuils grinçants de sa demeure.
*Ruines de plantations de café françaises, au sud de la province, et déclarée Patrimoine de l’Humanité par l’ UNESCO.
**Appelé aussi Trogon de Cuba (Priotelus temnurus) . Endémique à Cuba, il y a été déclaré oiseau national : ses couleurs rappellent celles du drapeau cubain, et il ne peut survivre en captivité. Son nom vient de son chant.(NDT)
*** Il s’agit du colibri de Cuba ou oiseau-abeille. C’est le plus petit oiseau du monde : il mesure environ 6 cm et ne pèse pas plus de 2 grammes.(NDT)
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