La Havane a 500 ans et des lieux que personne n’a vus

Miguel Barnet-26 avril 2019 -À Eusebio Leal

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Une ode à La Havane, où il est né en 1940, que l’écrivain et ethnologue Miguel Barnet dédie à l’Historien de la capitale.

C’est dans une mer, vieille comme toutes les mers, accoudée à la côte d’une île entourée d’eau de toutes parts, comme l’a décrite Virgilio Piñera, qu’est née La Havane il y a 500 ans.
Les navigateurs l’ont rêvée, les commerçants se la sont toujours disputée, parce qu’elle est depuis sa naissance clé d’un golfe, étoile de l’’occident et phare du nouveau monde.
La Havane n’est pas Cuba mais elle lui ressemble.

Dans un miroir de vif-argent , tout le monde a rêvé d’elle depuis qu’elle était devenue l’axe du commerce transatlantique. Elle a été amérindienne, espagnole, anglaise pendant 11 mois et nord-américaine à partir de 1898, quand le drapeau du Nord fut hissé dans son giron.

La Havane a résisté aux assauts de l’intervention yankee et elle a servi de cour de récréation à la Maison Blanche. C’est en son sein même qu’a pris corps la sujétion la plus draconienne aux intérêts de Washington. Elle a été témoin, comme toute l’île, de la désillusion des idéaux de José Martí et d’Antonio Maceo.

L’ennui l’a asphyxiée et ce fut le règne de la démagogie et d’un colonialisme qui, jusqu’en 1959, s’est efforcé de dénaturer ses rêves d’indépendance les plus purs. Avec ses casinos et ses cours communes où prospérait la misère comme la magie noire, elle a résisté sans faiblir dans ses désirs et son autodétermination.

Les contrastes s’accentuent entre les grattes-ciels et les luxueuses demeures d’une bourgeoisie dépendante et les quartiers pauvres dont le seul bouclier était en retour la résistance culturelle. Sauf exceptions, la république néocoloniale a vu comment la démagogie des politiciens de service aspirait à la transformer en Las Vegas des Antilles. Elle a résisté de toutes ses forces et, sans bruit, s’est préparée en coulisses à recevoir Fidel Castro au milieu d’une foule qui l’acclamait le 8 janvier 1959.

La Révolution Cubaine a rendu au peuple son sens de la collectivité, sa dignité. Et le flambeau des mambis et des patriciens honnêtes s’est remis à briller dans ses rues et ses parcs, et le malecon a mis ses habits de gala avec l’arrivée des paysans portant, dans leurs fourreaux, les machettes d’Antonio Maceo et de Maximo Gómez, depuis la brousse rédemptrice.

La dignité de la pauvreté s’installe avec le vert olive et la ville de la Giraldilla se dresse avec superbe et trace sa route vers les quatre points cardinaux. La Havane respire à fond, elle sait qu’elle ne sera plus cette ville où grouillent les gangsters et les tueurs à gages. Son destin prend un nouveau cours et une ville différente surgit d’un coup de dé. Certains perdent la partie mais la majorité gagne sur un pari qui a coûté du sang et de grands, d’immenses sacrifices.

Qu’est-ce que La Havane ? Une ville mystérieuse qui refuse de disparaître, avec un couchant aux teintes violettes et un soleil qui brûle et la rend plus forte. Alejo Carpentier l’a appelée la ville des colonnes.

Des colonnes qui protègent d’un soleil brûlant et de pluies torrentielles, des colonnes qui ressemblent à celles, galiciennes, de Saint-Jacques-de-Compostelle, plus petites et plus épaisses, mais qui protègent aussi du crachin et de la grêle qu’ont fuis tant d’émigrants qui ensuite étreignaient la chaleur des tropiques.
Des colonnes derrière lesquelles les orishas africains lançaient des clins d’oeil aux passants.
Des colonnes doriques, ioniques, corinthiennes, ou de simples et lisses colonnes éclectiques, uniques dans les Antilles. Et elles apparaissent derrière comme si elles incitaient à l’obscénité et au sexe.

À La Havane, rien n’est caché, tout s’expose sans gêne à la vue des tous comme dans une station balnéaire ou une boucherie.Il y a pourtant bien des choses cachées, bien des choses qui sont sous terre et dans les coins et que personne ou presque ne voit. Car La Havane est profonde et ses rues s’enfoncent dans la terre. Elle est gaie, frivole et dramatique, avec ses boléros ardents et sa rumba qu’on joue sur des caisses.

Comme La Havane est loin des quatre saisons !/ Quel retable bigarré, quel éclaboussement de mer/ et comme elle est seule quand le soleil se couche sur le malecon !/ Le ralenti n’existe pas à La Havane/ et la vitre à travers laquelle elle apparaît (...) La Havane est un paon qui ouvre son rideau multicolore et dont on ne regarde pas les pieds.

Elle, avec ses façades décharnées et sa légèreté qui la protège et l’anoblit, meurt chaque jour pour renaître retranchée dans une histoire qui lui sert de canne, avec son fromager millénaire, son Templete et le grand mur de son front de mer.

Ce mur où s’est assise Edith Piaf avec le trophée d’un adolescent olivâtre et où Max Frisch a découvert la profondeur de son peuple et la magie d’une ville qui s’ouvrait devant ses yeux tel un fruit mûr et dangereux.

La Havane n’est pas concentrée sur sa partie coloniale, la plus belle du continent, car elle possède aussi toute une cohorte de quartiers extraordinaires, périphériques et uniques, comme le Vedado et sa vie culturelle, le vieux Cerro des migrations au centre, au sud et au nord de la ville ; Regla, la Guanabacoa de Lecuona, Rita et Bola de Nieve ; Marianao, baptisé de nouveaux noms aborigènes, et La Havane Centre qu’a chanté Fina García Marruz et dont le vent a emporté les noms historiques tels que San Leopoldo, Pueblo Nuevo ou les lieux, rues et parcs inspirés des idées de Jean-Jacques Rousseau et de la Révolution Française comme le Parc de la Fraternité ou les rues de la Concorde, de la Loyauté ou de la Persévérance, pour n’en citer que quelques uns.

Beaucoup d’autres quartiers comme La Vibora, quartier cultivé, qui abrite de beaux parcs ombragés et mythologiques, ou Luyano avec ses façades Art déco, le quartier des dockers, des artisans, des maçons et des boulangers.

À La Havane se recoupent les vies de nombreux cubains qui n’y sont pas nés mais qui l’aiment et la câlinent, comme disaient les mexicains, les nouveaux habitants qui la ressentent aussi comme leur, même s’ils ne renient pas leurs pays d’origine. Quel creuset de vies que ma ville où je passe des nuits blanches comme dans une musique dont le pays n’est pas seulement le mien mais celui de beaucoup d’autres !

Elle n’est déjà plus moi mais nous, un nous inclusif, pluriel et généreux. S’il est un endroit au monde où systole et diastole du coeur palpitent avec force, c’est bien La Havane, car elle est présidée par les croisées de chemins.

Si je me perds, qu’on me cherche à Cuba ou à Grenade, écrivit Lorca dans une lettre à sa mère. Et, c’est vrai, La Havane est Cuba parce qu’en elle se concentrent toutes les races, toutes les couleurs et tous ses habitants. Ancienne et moderne, fille de Dieu et du Diable, rien n’a pu en venir à bout, ni les blocus du Nord, ni le laisser-aller, ni l’abandon.

Elle se dresse telle un palmier royal face à tous les vents d’ouragan, aux tornades inattendues et à l’oubli de certains qui n’est surmonté que par l’amour du grand nombre, parce que tout ce qu’il engendre est neuf et multiple. Gare à la Havane qui sait se protéger du mal. Les lions emblématiques de son Prado rugissent face à la banalité et à la dérision.

C’est à leurs côtés que José Lezama Lima a tracé l’arc-en-ciel de ses traités havanais. La Havane est farouche, elle vit dans les rues, elle évite les trottoirs ; ses habitants vivent de quelque chose qui ne se produit jamais, mais tant pis. Ils vivent. Vivre à La Havane, c’est jouir de ce qui est insaisissable, de ce qui est interdit, la parcourir à l’envers avec l’historien de la ville ou sans lui, aussi bien de jour que de nuit, se saisir de ce qui est interdit ; avec quelle douceur ses rues s’enfoncent dans le sol pour nous soulager de l’ennui quotidien et nous plonger dans le Nirvana !

Il y a aussi des gens qui travaillent dur. Et des enfants avec leurs foulards autour du cou. Des gens qui n’ont d’occupations ni petites ni grandes, qui font d’interminables queues pour ceci ou cela. De sa plus haute colline, on aperçoit le Christ de la baie, celui qu’a sculpté Gilma Madera de ses belles mains épaisses, ce n’est pas celui de Río de Janeiro, mais c’est le nôtre et il est resté là, intact, avec ses offrandes de fruits et ses rubans colorés.

C’est le Christ d’un peuple en Révolution. Un Christ qui a vu tout le long du Malecon un mur poreux hérissé de pièces d’artillerie de campagne et d’armes anti-aériennes tandis que se profilaient à l’horizon, à la vue de tous, les navires de la flotte nord-américaine. Un Christ qui n’a pas tremblé face à la crise d’octobre.

Néanmoins, nulle part on ne respire un air aussi pur. Quel est donc ce mystère de la légèreté !/ Chaussé de souliers géants/ sur les grosses pierres du chemin/ je parcours la ville sans me laisser gagner par la fatigue./ La Havane a des lieux que personne n’a vus.
Granma 

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