Le vieil homme et la mer

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« Il était une fois un vieil homme, tout seul dans son bateau qui pêchait au milieu du Gulf Stream. En quatre-vingt-quatre jours, il n’avait pas pris un poisson. »
Publié sur le site CUBARTE en juillet 2019.

A lire (ou relire) également les excellents articles de Michel Porcheron publiés les 20 et 27 mars 2017 sur notre site.

Un homme, ça peut être détruit, mais pas vaincu.

[...] Dans l’obscurité le vieux devinait l’aube. Il entendait en ramant les vibrations des poissons volants qui jaillissaient de l’eau, le sifflement de leurs ailes raides quand ils s’élançaient dans la nuit. Il aimait beaucoup les poissons volants ; c’était, pour ainsi dire, ses seuls amis sur l’océan. Les oiseaux lui faisaient pitié, les hirondelles de mer surtout, si délicates dans leur sombre plumage, qui volent et guettent sans trêve, et presque toujours en vain. Les oiseaux, ils ont la vie plus dure que nous autres, pensait-il, à part les pies voleuses et les gros rapaces. En voilà une idée de faire des petites bêtes mignonnes, fragiles, comme des hirondelles de mer, quand l’océan c’est tellement brutal ? C’est beau l’océan, c’est gentil, mais cela peut devenir brutal, bougrement brutal en un clin d’œil. Ces petits oiseaux- là qui, volent, qui plongent, qui chassent avec leurs petites voix tristes, c’est trop délicat pour l’océan.

Il appelait l’océan la mar *,qui est le nom que les gens lui donnent en espagnol quand ils l’aiment. On le couvre aussi d’injures parfois, mais cela est toujours mis au féminin, comme s’il s’agissait d’une femme. Quelques pêcheurs, parmi les plus jeunes, ceux qui emploient des bouées en guise de flotteurs pour leurs lignes et qui ont des bateaux à moteurs, achetés à l’époque où les foies de requins se vendaient très cher, parlent de l’océan en disant el mar, qui est masculin. Ils en font un adversaire, un lieu, même un ennemi. Mais pour le vieux, l’océan c’était toujours la mar, quelque chose qui dispense ou refuse de grandes faveurs ; et si la mar se conduit comme une folle, ou comme une mégère, c’est parce qu’elle ne peut pas faire autrement : la lune la tourneboule comme une femme. […]

[...] Un ouragan, cela se flaire de loin. Si l’on est en mer, on peut observer les signes dans le ciel plusieurs jours à l’avance. « Les gens de la terre ne comprennent rien au ciel, pensait le vieux ; ils le regardent pas comme il faut. Sans compter que les nuages ça n’a pas la même forme vus de la terre ferme. En tout cas, y a pas d’ouragan en route pour le quart d’heure. […]

’Tu veux ma mort, poisson, pensa le vieux. C’est ton droit. Camarade, je n’ai jamais rien vu de plus grand, ni de plus noble, ni de plus calme, ni de plus beau que toi. Allez, vas-y, tue-moi. Ça m’est égal lequel de nous deux qui tue l’autre. Qu’est-ce que je raconte ? pensa-t-il. Voilà que je déraille. Faut garder la tête froide. Garde la tête froide et endure ton mal comme un homme. Ou comme un poisson.’

[...] Il eut beau pomper tant et plus, rien ne se produisit. Le poisson s’éloigna lentement et le vieux ne put le hisser d’un centimètre. Sa ligne était solide et faite pour les grosses prises. Cependant, elle était si tendue contre son épaule que des gouttelettes en jaillissaient. Le filin émettait dans l’eau une espèce de sifflement sourd ; le vieux halait toujours, s’arc-boutant contre le banc et se penchant en arrière pour mieux résister. Le bateau commença à se déplacer doucement vers le nord-ouest.

Le poisson tirait sans trêve ; on voyageait lentement sur l’eau calme. Les autres appas étaient toujours au bout de leurs lignes ; il n’y avait qu’à les laisser. Je voudrais bien que le gosse soit là, dit le vieux tout haut. Me voilà remorqué par un poisson à présent et c’est moi la bitte d’amarrage ! Si j’amarre la ligne trop près, il est foutu de la faire péter. Ce qu’il faut, c’est se cramponner rant que ça peut et donner du fil tant qu’il en demande. Dieu merci, il va droit devant lui, il ne descend pas.

’Qu’est-ce que je fais si il se met dans la tête de descendre ? Je me le demande. Qu’est-ce que je fais s’il coule et s’il crève ? Je ferai quelque chose. Y a plein de chose que je pourrai faire.’

Il maintenait la ligne contre son dis et guettait l’inclinaison qu’elle gardait dans l’eau ; pendant ce temps-là, le bateau voguait à bonne allure vers le nord-ouest.

’Ça, ça sera sa perte, pensa le vieux. Il peut pas mener ce train-là à perpète.’

Quatre heures plus tard, le poisson nageait toujours, en plein vers le large, remorquant la barque, et le vieux s’arc-boutait toujours de toutes ses forces, la ligne en travers du dos. [...]

Ernest Hemingway, Extrait de : « Le vieil homme et la mer. »

Le vieil homme et la mer

[The Old Man and the Sea]

Première parution en 1952

Jean Dutourd (Traduction)

Éditeur : Gallimard

Nouvelle traduction Trad. de l’anglais (États-Unis) et préfacé par Philippe Jaworski

Collection Du monde entier, Gallimard