L’art de la narration

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L’art de la narration

Publié le O6 juin 2020

Auteur : Graziella Pogolotti

Depuis des temps immémoriaux, après leur journée de labeur, les travailleurs se réunissaient pour raconter des histoires. Ainsi sont nés des contes de fées et de sorcières, transmis de génération en génération. Les classiques de mon enfance n’ont pas été écrits pour les enfants. Ils venaient de cette source populaire. Au XVIIème siècle, Charles Perrault fut l’un des participants à la polémique entre les anciens et les modernes. Les premiers, le regard tourné vers le passé, revendiquaient l’existence de modèles littéraires définitivement figés dans un lointain âge d’or. En revanche, les modernes en portant leur attention sur le présent et l’avenir, insistaient sur la nécessité d’un renouvellement permanent. L’imaginaire sauvé du passé devenait une métaphore pour l’exercice de la critique face aux problèmes de la contemporanéité. Le sympathique Chat botté représentait le triomphe de l’arrivisme. Dans une succession d’épisodes, la ruse jouait un rôle primordial dans la course au succès. Pour le dire en des termes actuels, c’était un moyen efficace de faire pression.

Nourrie par le chant, la poésie épique a développé l’art de la narration. Attribuée à Homère l’Odyssée tient beaucoup du roman. A la fin de la guerre de Troie, Ulysse entreprend son retour à Ithaque son île natale. Mais avant d’y parvenir, le héros doit vaincre les obstacles les plus divers, de la séduction des sirènes à la violence de Polyphème. A l’inverse, Don Quichotte, une fois vaincu, devra assumer sa condition terrestre d’Alonso Quijano et renoncer à celle, chimérique, de chevalier errant.

Lorsqu’Eduardo Heras León a présenté lors d’une réunion de l’Uneac son projet de fonder le centre Onelio pour l’enseignement des techniques narratives, Fidel a voulu savoir si cet apprentissage serait utile pour les journalistes. Il avait raison. Les meilleurs en matière de récits ont excellé aussi dans le Journalisme. Gabriel García Marquez a laissé des reportages mémorables. Son naufragé, tel Ulysse, connait des situations d’un extrême danger. Ses aptitudes et sa volonté de survivre, ses connaissances relatives à la capacité humaine de surmonter les obstacles le conduisent à bon port. Avec la chronique, autre genre journalistique, Carpentier a révélé la tragédie du peuple espagnol victime de la violence fasciste et l’hymne à la vie comme planche de salut, même dans les pires circonstances.

Depuis la Grèce antique, le philosophe Aristote a souligné que les histoires racontées doivent être crédibles. Imparfait par sa nature humaine, le protagoniste d’un récit fait des erreurs, hésite au moment de prendre des décisions et navigue sur une mer tumultueuse où il devra surmonter des obstacles en tout genre. La dimension héroïque de la poésie épique s’est affirmée dans la révélation des difficultés que les personnages devront dépasser. Dans l’Iliade l’omnipotence d’Agamemnon et l’arrogance d’Achille retardèrent le saut victorieux des Hellènes dans la forteresse troyenne. C’est dans ce contexte conflictuel que se construisent le reportage, la chronique ainsi que l’interview lorsqu’elle se veut authentique.

L’art du bon narrateur consiste à prendre son interlocuteur par la main, lecteur potentiel, pour traverser ensemble la forêt profonde d’une réalité d’hier et d’aujourd’hui et entreprendre l’aventure de la découverte d’un univers complexe. Les ressorts du récit servent au journalisme, à l’élaboration de scenarii cinématographiques et à l’auteur de feuilletons télévisés pour animer nos soirées à la maison. Une adaptation de son utilisation est indispensable pour l’enseignement de l’histoire, si nécessaire pour la sauvegarde de la mémoire et la construction de l’imaginaire collectif. Le grand récit qui nous accompagne ne peut se limiter à la confrontation entre les immanquablement bons et les totalement mauvais. J’avoue que les romans d’Alexandre Dumas ont éveillé mon intérêt pour la grande histoire du devenir. La chevauchée ininterrompue d’Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan a brisé l’image rigide des personnages des manuels. J’ai découvert les secrets de la manipulation du pouvoir par le Cardinal de Richelieu, les liaisons d’Anne d’Autriche et du Duque de Buckingham sur fond des traditionnelles rivalités entre la France et l’Angleterre.

En fait, l’histoire de Cuba est passionnante. La longue bataille pour construire la nation est étroitement associée aux convoitises des empires qui voulaient s’emparer d’un petit Archipel stratégiquement situé à l’entrée du Golfe du Mexique. Economie, société, politique et culture sont étroitement liés pour façonner ce que nous sommes. Bien que, souvent en désaccord, les héros ont donné leurs vies et leurs biens pour atteindre leur but. Comme l’a dit Martí à Maximo
Gomez, quelques-uns ont dû endurer l’ingratitude des hommes. La république néocoloniale ne s’est pas déroulée en silence.

Jamais résignés, nous les cubains nous avons essayé de relever la tête plus d’une fois. Nous l’avons fait avec la Révolution, mais les adversaires ne nous ont pas accordé le moindre répit. Pour compléter le panorama historique, l’art de la narration permet de sauver des biographies crédibles, genre peu développé chez nous parce qu’il exige la patience du chercheur et le talent du littéraire.

Pendant mille et une nuits, Shéhérazade a raconté des histoires au sultan. Son talent de narratrice lui a sauvé la vie. En cette période de pandémie, nous appelons à sauver l’habitude de la lecture. Pour renforcer l’accès à un plaisir enrichissant de l’existence humaine, il ne suffit pas d’insister sur son importance. Il faut en développer la pratique dès l’enfance et ouvrir des espaces de communication publics pour conquérir le plus grand nombre avec le magique « il était une fois ».

http://www.juventudrebelde.cu/opinion/2020-06-06/el-arte-de-narrar