Le monde a affronté cette pandémie dans le désordre et sans solidarité

par Ignacio Ramonet

Partager cet article facebook linkedin email

Le journaliste et essayiste franco-espagnol Ignacio Ramonet, qui s’est consacré ces derniers mois à analyser les transformations économiques, sociales et technologiques provoquées par la pandémie, soutient que le débat crucial dans les sociétés contemporaines d’aujourd’hui porte sur la vérité, qu’il a perdu du poids face à la valeur des croyances, ce qui rend le journalisme « plus nécessaire que jamais car c’est lui qui vient mettre un peu de rationalité et de lumière sur ce qui se passe ».

interwiew réalisée par
BERNARDA LLORENTE. Journaliste, scénariste, productrice et politologue argentine. Présidente de Télam. (Tiré du cerf blessé)

Ignacio Ramonet hiérarchise le métier de journaliste avec les mêmes doses de qualité et d’irrévérence, sans jamais sortir d’un sens critique profond. Le thème de son travail tourne autour de l’influence des médias dans la société et de la pression idéologique exercée par les nouvelles technologies, le tout vu de sa position critique contre le néolibéralisme. Lucide et passionné, lors d’un entretien avec la présidente de Télam, Bernarda Llorente, il a présenté une approche du monde post-pandémique et le rôle du journalisme dans ce nouveau scénario.

Ignacio Ramonet

L’écrivain et sociologue est également une voix autorisée pour réfléchir sur l’avenir des médias post-Covid. Directeur du Monde Diplomatique pendant près de deux décennies et promoteur du Forum social mondial de Porto Allegre, il a été également co-fondateur de l’organisation non gouvernementale Media Watch Global, un observatoire international des médias, et est l’auteur ou co-auteur d’une vingtaine d’ouvrages dont "Un monde à la dérive" (1997), "La tyrannie de la communication" (1998), "La friandise visuelle" (2000), "Marcos, la dignité rebelle" (2001), "Les guerres du XXIe siècle" (2002), « Fidel Castro : biographie à deux voix » (2006) et « La catastrophe parfaite : crise du siècle et refondation du futur » (2010).

Grand connaisseur de la politique latino-américaine, il réside aujourd’hui en France.
Il est docteur en sémiologie et histoire de la culture à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris et professeur de théorie de la communication à l’Université Denis-Diderot. Il a été critique cinématographique et a écrit sur le cinéma dans différents magazines.

Télam : « Comprendre et déchiffrer le monde » est la devise du monde Diplomatique, une publication prestigieuse que vous dirigez depuis de nombreuses années. Dans des moments de réflexion essentielle, comment expliquez-vous le moment que nous vivons et comment imaginer le monde post-pandémique ?

Ignacio Ramonet : Premièrement, il nous arrive indéniablement quelque chose qui ne s’est jamais produit : la brutalité de la pandémie, sa nouveauté aussi.
Aucune génération humaine aujourd’hui n’a eu une telle expérience. Dans un essai intitulé "La pandémie et le système mondial", j’avais défini cette pandémie comme un fait social total, car seule la guerre violente, ouverte et frontale ressemble à ce que nous vivons. C’est un type de guerre en ce sens qu’elle perturbe l’ensemble des paramètres de la société, qu’ils soient collectifs, individuels, économiques, sociaux et culturels. Le monde entier est bouleversé par la pandémie, nous avons une expérience de près d’un an. La Chine a annoncé l’existence d’un nouveau virus en décembre de l’année dernière, et maintenant on se rend compte que toutes les sociétés de la planète, tous les États ont été confrontés à cette situation, certains plus, d’autres moins. Nous avons vu qu’il n’y a aucun gouvernement, aucune autorité prêts pour faire face à cette pandémie. Certains gouvernements ont fait mieux, d’autres ont fait très mal, en particulier le gouvernement de la première puissance mondiale, les États-Unis, et évidemment tout cela nous a conduit à réfléchir sur la fragilité de notre monde.

https://www.youtube.com/watch?v=GrLxD01XEUw&feature=emb_logo

Nous étions à une époque où il y avait une sorte de fierté démesurée quant à la capacité des êtres humains à disposer de technologies de pointe. En particulier les communications, mais aussi au sens économique, financier. Par exemple, proposer la conquête de Mars. Et soudain un petit virus, presque invisible, est venu nous montrer que nous dépendons donc de la nature. D’un autre côté, il ne fait aucun doute que la pandémie a changé le monde et nous devons penser vers quel monde nous allons. Là aussi nous devons être prudents, c’est une question à laquelle il est très difficile de répondre, on ne peut faire que quelques paris ; il ne fait aucun doute que ce que le monde attend actuellement, c’est de sortir de la pandémie.

Télam : continuons avec la devise du monde diplomatique, avec quels outils le monde actuel est-il déchiffré ? Pensez-vous que les médias peuvent continuer en gérant les pouvoirs et les peuples ?

Ignacio Ramonet : Je crois qu’à chaque époque, la technologie de la communication a déterminé l’organisation de la société. Finalement, l’être humain est un être grégaire, qui vit en société, qui vit en groupe et par conséquent, à travers l’histoire, chaque fois que le groupe dominant a eu une manière différente de communiquer, le groupe a changé. Nous pourrions dire que, d’un point de vue anthropologique, lorsque le groupe de grands singes que nous étions a trouvé un moyen de communiquer par la parole, eh bien, là, la frontière entre l’animal et l’humain était posée. L’humanisation s’est faite avec le mot ou, du moins, a accéléré ce processus. Lorsque les êtres humains commencent à communiquer, à transmettre et à accumuler de l’expérience, ils se distinguent des autres.

Lorsque l’écriture a été inventée, (c’est la deuxième grande révolution de la communication), elle était à un seul endroit, pas à deux ou trois, puis elle s’est répandue. C’était une révolution très importante qui a donné naissance à l’Etat, à la religion de manière hiérarchisée, à des organisations de nature politique et sociale très différentes. Lorsque l’imprimerie a été inventée en 1440, le livre et sa diffusion massive ont changé l’histoire de l’humanité, l’histoire politique. Et peut-être que maintenant, avec Internet, sommes nous dans la quatrième révolution qui a un effet anthropologique. Quand Internet est apparu, nous pensions tous ( en tant que spécialistes de la communication ) qu’Internet nous permettait de nous libérer de la domination des grands médias. Au moment de son apparition, à la fin des années 80, la télévision prédominait sur le reste des médias : la presse écrite, la radio, le cinéma, la photographie, pendant que les groupes multimédias commençaient à fusionner pour tenter de dominer.

Télam : Internet apparaissait-il à cette époque comme la réponse démocratisante à un processus de concentration médiatique et à la nécessité de diversifier les voix et d’élargir les représentations citoyennes ?

Ignacio Ramonet : Quand Internet est apparu, nous pensions qu’étant donné la possibilité de circuler d’un point de vue planétaire, il n’y aurait plus de distances communicationnelles : quelqu’un en Europe pourrait lire un journal mexicain, quelqu’un au Mexique pourrait lire un journal indien. Ce type de mondialisation de la communication nous fit penser que nous pouvions nous affranchir des groupes médiatiques dominants dans chacun de nos pays. Et de fait c’est ce qui s’est passé, il y a eu une démocratisation de la communication. C’est ce que nous faisons maintenant : cela ne nous coûte rien, c’est gratuit. C’est la démocratisation de la communication. Or, cela a-t-il résolu le problème de notre autonomie intellectuelle, de notre autonomie culturelle, de l’éventuelle manipulation de la communication ? Non, évidemment non.

Dans un article que j’ai récemment publié, je dis que l’histoire humaine se résume à un mythe grec, le mythe de Sisyphe. Sisyphe était un demi-dieu puni par les dieux à devoir soulever une pierre, la rouler jusqu’au sommet de la montagne, mais quand il l’atteignait, la pierre roulait vers le bas et Sisyphe devait la soulever à nouveau, et ainsi de suite jusqu’à la fin de l’éternité. Eh bien, lorsque les êtres humains trouvent la solution à un problème, cette solution est un autre problème. Alors il y en aura toujours. La difficulté consiste à identifier le problème et voir maintenant quelle est la solution à ce nouveau problème. Nous, nous aspirions à la démocratisation de la communication pour ne pas dépendre de tel ou tel média. En ce sens, vous et moi parlons maintenant, nous ne passons par aucune chaîne de télévision, ni une radio dominante, ni un journal. Nous le faisons de manière autonome. Mais pour ce faire, il faut passer par Zoom, et Zoom par exemple n’existait pas avant la pandémie.
L’un des effets de la pandémie est l’expansion brutale du marché boursier de Zoom, qui est devenue une société millionnaire et aujourd’hui s’est substituée à Skype
par exemple, ou à d’autres outils qui permettaient ce type de chose avec des protocoles plus technologiques.

On peut évidemment dire aujourd’hui que Google, Amazon, Facebook, Apple (dit GAFA) dominent le monde de la communication. Nous sommes sortis de la domination de certains groupes pour être aux mains d’autres groupes, moins nombreux et mondiaux. De plus, ils ont toutes les informations sur nous. Par conséquent, aujourd’hui le monde d’Orwell de 1984 est possible.

Télam : Et, paradoxalement, nous semblons nous soumettre volontairement à ce contrôle ou du moins nous le naturalisons.

I.R. : C’est la manipulation généralisée, l’empire de la surveillance.
Pendant la pandémie où nous étions tous confinés, il y a eu une crise de production et une crise de consommation. Les usines ne produisaient pas et les citoyens ne consommaient pas. Mais ce qui a été fait, plus qu’avant, a été de se consacrer aux écrans, de consommer des écrans. Soit en vous abonnant à Netflix, soit en découvrant TikTok, en communiquant via Zoom et tous les réseaux existants.
Par conséquent, alors que les géants de l’aéronautique ou de l’hôtellerie et ceux de l’automobile ont chuté en bourse, ont augmenté les actions des entreprises que les gens enfermés chez eux utilisaient. Nous devons faire face à cette situation et réfléchir à la manière de résister à la domination de ces quatre énormes géants. C’est la tâche d’aujourd’hui. Ils en savent plus sur nous que les États. Orwell en 1984 dénonçait le régime stalinien, un régime politico-étatique, mais aujourd’hui celui qui veille sur nous, c’est Google, bien plus que l’Etat.

Religion, démocratie et vérités alternatives

Télam : Dans ce contexte, comment imaginez-vous l’avenir des médias et le rôle du journalisme ?

I.R. : Le monde dans lequel nous sommes est un monde qui a plus que jamais besoin de journalisme. Aujourd’hui, le débat central sur l’information porte sur la vérité, c’est la question de la vérité, même si elle a toujours été une question centrale dans la courte histoire du journalisme, puisqu’il s’agit d’une pratique récente. Pour faire du journalisme, il faut un minimum de liberté, et la liberté est une idée nouvelle, de la fin du XVIIIe siècle, lorsque certains journaux sont apparus et que la presse de masse s’est répandue dans des pays qui ont un minimum de conditions. Si les gens ne savent pas lire, par exemple, il n’y a pas de journalisme. Il n’y a pas non plus de journalisme de masse si la presse n’est pas bon marché, il faut donc vendre de nombreux journaux par jour pour qu’avec le volume, le prix diminue. Et il doit y avoir aussi la liberté, la possibilité d’échanger des journaux pour des personnes de tendances différentes. Parce que les opinions sont libres, c’est la liberté. Mais la chose fondamentale c’est toujours la vérité.

Telam : La valeur de la vérité a semblé perdre du poids par rapport à la valeur des croyances…

I.R. : Aujourd’hui, il me semble que la question de la vérité est devenue fondamentale, c’est une question centrale, et le journalisme sait qu’il doit y faire face. Trump, étant président des États-Unis, un pays qui était autrefois défini comme une grande démocratie, est le premier président à prononcer de manière éhontée de grands mensonges. Et ce, avec une sorte d’indifférence à ce que vous pourriez penser. Il a inventé ce concept sur lequel il faut réfléchir : « la vérité alternative », l’idée que chacun a sa vérité. L’un des principes d’une démocratie est d’admettre que chacun peut avoir sa vérité. Sur le principe, je ne pense pas qu’il y ait de difficulté, après tout dans les sociétés libres, il y a beaucoup de religions. Et qu’est-ce qu’une religion ? C’est une opinion sur la création, sur ce qu’il y a après la mort, sur la façon de préparer la mort. Ce sont des opinions. En fait, les religions affirment des choses qui dépendent anthropologiquement de ce que nous appelons la pensée magique. Mais dans un monde rationnel de progrès, qui tente d’être serein face aux passions humaines, puisque depuis deux siècles et demi on travaille sur le principe de rationalité, pour qu’il y ait une vérité la plus objective possible, avec des données, avec des éléments qui la confortent. Mais non, Trump est revenu à la pensée magique. Tous les chiffres et les sondages indiquent qu’il a perdu les élections, mais il dit qu’il les a gagnées et qu’il y a fraude bien que cela n’ait pas été prouvé. Maintenant c’est avec les élections, mais il l’a toujours fait avec d’autres questions.

Télam : Dans le passé, la désinformation était comprise comme le manque d’information ou la difficulté d’accès. Aujourd’hui, elle semble plus liée à l’intoxication due à de mauvaises informations ou directement à de fausses nouvelles.

Ignacio Ramonet : L’idée que tout le monde peut fabriquer la vérité est ce que nous appelons les fausses nouvelles. Une vérité est fabriquée, et comme maintenant chacun de nous a potentiellement la force que jusqu’à il y a quelques années seuls les médias grand public avaient, cela nous donne la capacité d’inventer des mensonges, des manipulations, des intoxications que je peux diffuser à travers les réseaux, qui sont le media dominant d’aujourd’hui.

Par conséquent dans les réseaux on peut développer un discours totalement inventé, avec des tests supposés, avec des démonstrations apparentes, etc. C’est ce monde dans lequel nous vivons. Dans ce monde où le journalisme est plus que jamais nécessaire, car c’est lui qui vient mettre un peu de rationalité, un peu de lumière, un peu de clarté sur ce qui se passe. En fait, il existe aujourd’hui de plus en plus de sites sur le Web visant à élucider les mensonges. Autrement dit, il existe un désir journalistique de faire ce qu’on appelle la vérification des faits.

Le journalisme ne peut plus se faire comme avant, il est désormais essentiellement numérique, le journalisme graphique est en passe de disparaître. Car technologiquement le support papier disparaît : il est de plus en plus cher, il s’en produit beaucoup moins, les rotatives ne sont plus fabriquées. Cela se fait maintenant très facilement sur le Web. Alors aujourd’hui, le journalisme est plus que jamais nécessaire, c’est ce que l’on dirait à un jeune qui veut entrer dans une école de journalisme.
De plus, les jeunes n’ont plus à attendre d’être pris dans les grands médias. Ils s’associent et sortent un média, avec très peu de ressources et avec crédibilité. Et la crédibilité reste le paramètre fondamental pour les journalistes.

Aujourd’hui, vous pouvez créer un média à condition de travailler dur, de vérifier beaucoup et de revenir aux fondements du journalisme. Revenir aux sources, voir la crédibilité de ces sources, comment elles sont vérifiées, comment les informations sont recoupées. Ce sont les principes de base enseignés dans les écoles de journalisme ; et comme aujourd’hui nous sommes tous journalistes, parce que tout le monde utilise Facebook, envoie des informations, chacun doit se discipliner, même les principes de base du journalisme devraient être enseignés dans les écoles, comme matière fondamentale pour l’utilisation des réseaux sociaux.

Information émotionnelle et insécurité informationnelle

Télam : La possibilité de devenir émetteurs et récepteurs d’informations et d’opinions ne nous a pas rendus plus rationnels ou tolérants. Le discours de haine est répandu dans les réseaux et les sociétés semblent de plus en plus polarisées.

I.R : Ces thèmes nous obligent aujourd’hui à réfléchir. Tout d’abord sur la question de l’information émotionnelle, cette question est très importante.
En effet, aujourd’hui, une tendance à réagir aux informations de manière émotionnelle et sentimentale se développe à travers les réseaux, et à cause des réseaux. Et cela, bien sûr, les manipulateurs ne l’ignorent pas .

Il faut être prudent. Dans les réseaux, avec la vitesse, c’est difficile de l’être.
D’autre part, les réseaux ont ceci que la tendance de tout utilisateur n’est pas seulement de consommer des informations mais de les partager, c’est pourquoi c’est un réseau, c’est un réseau et une chaîne. La question est donc la suivante, on s’aperçoit que les informations que nous partageons le plus sont celles que nous partageons le plus émotionnellement. Et s’il y a quelque chose qui va dans le sens de ce que je crois intimement, alors c’est quelque chose que je vais croire plus vite que si c’est quelque chose qui va à l’encontre de mes convictions, et c’est ce qui est utilisé. Alors aujourd’hui c’est presque une science, c’est la vérité émotive, la vérité émotionnelle.

Telam : Dans de nombreux cas les médias traditionnels n’échappent pas à cette logique. Soit à cause de la pression et de la rapidité sur les premiers scoops que les réseaux publient, y compris en raison de leurs propres intérêts ou convictions.

I.R : Les grands médias ne peuvent pas se priver de prendre en compte la vitesse. De nombreux médias prétendent être les premiers à annoncer la nouvelle et ils ne perdent pas des heures ou des jours à vérifier les informations. Ils préfèrent la donner, puis la démentir. Dans les écoles de journalisme, on enseigne qu’il vaut mieux donner une nouvelle, avec le risque qu’elle soit fausse mais la donner d’abord, car en fait ce sont deux histoires qui sont données : celle qui est fausse et le démenti qui est la vraie. Et le démenti donne de la crédibilité, parce que le lecteur va dire …
regardez, ils avaient tort mais ils l’admettent, ils sont honnêtes, ils sont bons. Mais la conséquence, c’est que le lecteur vit dans un état que je définis comme une insécurité informationnelle ; nous vivons en permanence dans une insécurité informationnelle. Parce que lorsque nous voyons une nouvelle, aussi forte soit-elle, nous ne sommes n’est pas sûrs qu’ils ne la démentiront pas dans une heure, deux heures ou demain.
La question est de savoir comment faire un journalisme qui échappe à ces paramètres.

Télam : Il y a des questions sur les médias et des réactions apparaissent. Trump a été coupé en direct par la télévision américaine ou Twitter, après avoir été son outil de communication fondamental, il met en garde contre la véracité de ses affirmations. Est-ce un mea culpa médiatique ou une forme de censure ?

I.R : Lorsque Trump lui-même est censuré par certaines chaînes de télévision, ou lorsque Twitter censure le président, il y a deux réactions : d’une part, les amis de Trump disent que c’est la preuve de la dictature des médias. Mais de l’autre côté, nous devons dire en bons citoyens, enfin les médias exercent leur fonction, et ils devraient toujours le faire. Quand ils disent des choses scandaleuses à propos du Venezuela, ou à propos d’un président progressiste d’Amérique latine, Maduro par exemple, eh bien, pourquoi ne corrigent-ils pas ? Pourquoi ne disent-ils pas que ce n’est pas prouvé, qu’il n’y a pas de faits ? Ici, même la Fox, qui était le canal d’expression naturelle de Trump, l’a censuré. C’est nouveau, et vous avez raison de le souligner, c’est nouveau, c’est la première fois que cela arrive dans l’histoire médiatique des États-Unis, que lorsque le président s’exprime, la chaîne décide de lui couper la parole et un commentateur explique pourquoi ils l’ont coupée.
Ils pourraient dire que c’était par manque d’intérêt du public, ou quelque chose de commercial, mais maintenant ils l’expliquent. Nous lui avons coupé la parole parce qu’il ne dit pas la vérité. Il s’agit d’un progrès à condition que cela s’applique à d’autres choses également, et ne soit pas une démonstration de ce que Trump a dénoncé. De nombreux spécialistes des médias ont dénoncé le pouvoir des médias sur la société, n’est-ce pas ?

Telam : Vous avez beaucoup écrit sur les médias et la démocratie.
Dans la mesure où les grands conglomérats médiatiques estompaient leur rôle de « contrôle » en fonction de leur importance et de la défense de leurs propres intérêts, est-il possible qu’ils reprennent leur rôle essentiel de pilier des démocraties ?

I.R . : Je pense qu’aujourd’hui nous avons la possibilité technique, les outils, les intelligences pour faire du bon journalisme. Or, un bon journalisme ne signifie pas un journalisme de masse, un journalisme dominant, un journalisme qui s’impose à la société et opère selon les intérêts de l’entreprise qui sponsorise ce journalisme. Faire du bon journalisme aujourd’hui est encore une voie ascétique, évidemment, mais je crois que dans notre société si saturée d’informations, si convaincue que la manipulation est partout, le journalisme rationnel, ce journalisme austère qui veut dénoncer la manipulation et exprimer la vérité le plus objectivement possible, un journalisme engagé, incontestablement, est très possible, absolument possible. Il existe en effet, dans de nombreux endroits, un bon journalisme. Parfois, cela n’a pas non plus d’importance du point de vue quantitatif, car la majorité des gens aujourd’hui ne s’informent pas même à l’aide d’un organe de presse. La plupart des habitants des pays développés découvrent ou s’informent de ce qui se passe grâce aux réseaux. Bien que parfois ils donnent des informations déformées. C’est une réalité, la presse est un combat, la vérité est une bataille. Ce n’est pas un combat qui disparaîtra. Les conditions peuvent changer, nous l’avons déjà dit, la bataille d’aujourd’hui n’est pas la bataille des années 80 ou 90, alors que les réseaux n’existaient pratiquement pas. Aujourd’hui, la bataille est autre.

Lutter pour la vérité a été un défi depuis le début des démocraties, à partir du 18e siècle. Par conséquent, aujourd’hui, ce qu’il faut comprendre, c’est l’écosystème informatique actuel, ce qu’il est et quelles possibilités de survie nous avons dans cet écosystème, dans lequel ont effectivement émergé de nouveaux monstres, des fausses nouvelles, des vérités alternatives, des intoxications. Le fait que des dirigeants importants assument la déclaration de mensonges éhontés, jusqu’à présent, n’était pas une chose à laquelle nous étions habitués. Tous ces nouveaux monstres qui peuplent l’écosystème de la communication, qui viennent d’arriver, doivent rencontrer les champions de la vérité que sont et continuent d’être les journalistes.

Télam : Revenons au début de l’interview, comment imaginez-vous un monde post-pandémique ? Plus solidaire, immunisé par des vaccins et mieux préparé à ce qui va arriver ?

I.R. : Je le souhaite, ce serait une grande avancée. Le monde a affronté cette pandémie dans le désordre, sans s’organiser et sans solidarité, il y a eu très peu de pays qui en ont aidé d’autres. L’Union européenne, qui est une union politique autant qu’économique et commerciale, a combattu la pandémie avec qui elle le pouvait, les gouvernements prenant des mesures, fermant les frontières, se disputant pour avoir des masques quand il n’y en avait pas.

La première puissance au monde, les États-Unis, n’a aidé personne, elle a brillé par son absence, elle n’a envoyé ni médicaments ni masques à aucun de ses alliés. Alors que par exemple un petit pays comme Cuba, sous embargo, injustement sanctionné, a envoyé des brigades médicales dans des dizaines de pays pour aider, en montrant quelque chose, une dimension dont le monde a manqué : la solidarité. Il est vrai que les Chinois ont également envoyé des masques, des gants, du gel hydroalcoolique, que les Russes en ont également envoyés, mais peu de pays en ont aidé d’autres en Amérique latine, il n’y a pas eu de solidarité continentale où existent de nombreuses organisations d’intégration régionale. Par ailleurs, même pour les vaccins il n’y a pas de solidarité.
Pour le moment, il n’est pas garanti que le vaccin sera gratuit pour toute l’humanité, dans certains pays, il a été annoncé qu’il le serait mais dans d’autres non, par conséquent là aussi nous avons vu que l’humanité n’est pas prête à affronter un danger, une catastrophe, un défi collectif.