« Fidel Castro est-il Socrate ? "¿Es Castro Sócrates ?" » 

Un livre de Patrick Moulin

Partager cet article facebook linkedin email

Que peuvent bien avoir en commun le père de la philosophie et un jeune révolutionnaire du XXe siècle ? Fidel Castro est-il Socrate ? Chacun d’eux est à la fois accusé et avocat de sa propre défense. Chacun d’eux combat contre un despotisme : celui de l’ignorance ou de l’injustice. Tous deux veulent guider la jeunesse vers une vie qui vaille la peine d’être vécue. L’un s’exprime par les mots de son disciple Platon, l’autre porte la parole de son Apôtre José Martí. Socrate fait naître la philosophie occidentale, par son art d’accoucher les esprits ; Fidel Castro accomplit le rêve patriotique d’une lignée méconnue de philosophes cubains, en quête d’indépendance. Ici parle la lutte incessante des idées, pour la liberté et la dignité de la conscience humaine.

« Fidel Castro est-il Socrate ? ’¿Es Castro Sócrates ?’ » :Cuba, le pays où l’on ne peut qu’apprendre à philosopher

>

Le Tout de la pensée est-il plus que la somme des penseurs ? A ma droite, Socrate, 70 ans en ce IVe siècle avant J.-C. ; à ma gauche, Fidel Castro, 27 ans à l’automne 1953. Dans l’Apologie de Socrate, Platon relate le procès du père de la philosophie pour impiété ; l’ouvragede Jacques-François Bonaldi,L’Histoire m’acquittera(titre original en espagnol :La Historia me absolverá) retranscrit la plaidoirie de Fidel Castro lors de son procès pour insurrection contre le régime de Fulgencio Batista. Un premier point commun paraît le plusévident devant ces deux procès : chacun des accusés est son propre défenseur. Le second ne se révèle qu’à la lecture finale des deux œuvres : c’est l’Histoire qui va juger le vieil Athénien comme le jeune Cubain, et non la justice des hommes. Quel est alors le chemin le plus court pour aller - en pensée - d’Athènes à Santiago de Cuba ?

C’est avec Albert Camus que débute le voyage : “Le mouvement de révolte, à l’origine, tourne court. Il n’est qu’un témoignage sans cohérence. La révolution commence au contraire à partir de l’idée.” L’idée prend sa majuscule avec Platon, qui décrit le procès de Socrate, le révolté révolutionnaire, père de la philosophie occidentale. C’est l’accusation portée contre le plus sage d’entre tous les hommes : celui qui proclame qu’il sait qu’il ne sait pas est un corrupteur de la jeunesse et un déicide. 

A Cuba, c’est Platon sans le savoir : “Les idées ne se tuent pas” répète à ses hommes le lieutenant Sarría, alors qu’il vient de capturer Fidel Castro et ses compagnons, cachés dans une ferme. Cette arrestation a lieu quelques jours après la tentative de renversement du pouvoir en place, détenu de façon despotique par Fulgencio Batista, à la suite de son coup d’État du 10 mars 1952. L’insurrection castriste prend la forme de l’assaut de la caserne de la Moncada, le 26 juillet 1953 à Santiago de Cuba, et de la caserne de Bayamo le même jour. Cette tentative échouera et conduira à l’arrestation des compagnons de Fidel Castro, parmi lesquels soixante-dix seront ensuite torturés puis assassinés, dans un Enfer digne de Dante.

Fidel Castro, c’est le révolutionnaire révolté, fils de la philosophie cubaine. La révolution philosophique des Idées commence dans la Grèce antique ; la révolte de Santiago de Cuba en 1953 témoigne de l’idée du triomphe de la révolution cubaine en janvier 1959. Deux hommes révoltés accomplissent leur révolution : la liberté de philosopher pour l’un, la liberté d’un peuple pour l’autre. “Je me révolte donc nous sommes” : Camus clôt le voyage.

C’est à un nouveau Banquet qu’il nous est proposé d’assister. Les hôtes ont déjà été présentés : Socrate le vieil Athénien et Fidel Castro le jeune Cubain. Parmi les convives de l’Ancien monde, il y a Descartes qui n’a pas manqué de venir avec ses provisions de méthode, Montesquieu et Rousseau auréolés de leurs Lumières, Sartre se prenant pour Aristote, ou encore Foucault jouant avec le Panoptique de Bentham. Camus observe tel un astronome leurs révolutions. Hannah Arendt garde le Cerbère du totalitarisme. Après l’antique éloge platonicien de l’Éros, ce “démon” qui transmet aux dieux ce qui vient des hommes et fait connaître aux hommes ce qui vient des dieux, c’est l’éloge de la pensée qui est choisi pour thème de ce nouveau souper philosophique.

A Cuba, il est un personnage incontournable. Les Cubains le dénomment le “Héros national”, “l’Apôtre” de l’indépendance. Cet homme, c’est José Martí, né à La Havane en 1853, et mort en 1895 en combattant contre les colons espagnols, au début de la troisième et dernière guerre d’indépendance de Cuba. José Martí est à Fidel Castro ce que son “démon” est à Socrate : le révolutionnaire cubain dira de “l’Apôtre” qu’il est ’l’unique auteur intellectuel de l’assaut de la Moncada”. Le “Héros national” est tout à la fois un écrivain prolixe, un journaliste, un poète, un activiste politique “anti-esclavagiste, indépendantiste et profondément humaniste”, comme le qualifie Fidel Castro lui-même.

Le nouveau Banquet énoncé plus haut devient ici la nouvelle Cène : une Trinité où se retrouvent le “père” (Socrate, père de la philosophie occidentale), le “fils” (Fidel Castro, fils de la pensée philosophique cubaine), et l’esprit “ceint” incarné par José Martí. José Martí est un esprit “ceint”, c’est-à-dire entouré de la pensée de ses prédécesseurs et maîtres. Ce sont ses professeurs, Rafael Sixto Casado et Rafael María de Mendive, qui lui ont appris notamment la littérature poétique et politique. Ces enseignants ont été eux-mêmes formés à l’école de la philosophie cubaine. Trois grands personnages, tels les trois rois mages apportant leurs présents à l’élu, ont ainsi déposé indirectement dans l’esprit de José Martí les fondations de la tradition philosophique cubaine, faisant de lui l’héritier de cette pensée et son dépositaire, autrement dit son “Apôtre”.

Les trois pères fondateurs de la pensée philosophique cubaine sont José Agustín Caballero, Félix Varela et José de la Luz. Tous sont issus de la même institution, leSeminario de San Carlos, établissement situé à La Havane, qui a formé et accueilli comme enseignants les grands noms des intellectuels de l’île. Le père José Agustín Caballero publie en 1797 la première œuvre philosophique cubaine :Philosophie élective(Philosophia electiva). A l’époque, l’enseignement scolastique, importé des universités européennes, règne à coup de dogmatisme et de formalisme, visant l’accord entre la foi et la raison avec Aristote pour seul et unique maître de pensée. La scolastique prive de la liberté de philosopher. Face à cette pensée unique et anachronique, Caballero affirme l’importance pour le philosophe, “même chrétien”, de choisir (elegiren espagnol, qui donneelectiva, élective) parmi plusieurs doctrines et de ne retenir que ce qui semble le meilleur et le plus adapté. Cette liberté de philosopher va être développée par Félix Varela, prêtre lui aussi. Il est considéré comme celui qui a appris aux Cubains à “penser en premier”, à donner à la pensée autonome une primauté sur l’action. Anti-esclavagiste, il offre ses fondations au patriotisme cubain, qui naît officiellement dans son ouvrage,Miscelanea Filosófica, avec un chapitre spécifiquement dédié à l’amour de la “mère” patrie, dénonçant ainsi implicitement la colonisation espagnole. Enfin, José de la Luz, connu comme le “père fondateur silencieux”, va mettre en pratique la liberté de penser et changer “un peuple éduqué pour l’esclavage en un peuple de héros, de travailleurs et d’hommes libres” (citation de José Martí).

La pensée philosophique et politique cubaine se construit ainsi grâce à ces pères fondateurs, pour s’incarner dans celui qui va devenir leur héritier et leur porte-parole : José Martí, le “Héros national”, “l’Apôtre” qui va prêcher cette pensée désormais libérée. Cuba acquiert son indépendance en 1902, mais l’histoire va faire connaître de multiples rebondissements à la jeune République. Le 10 mars 1952, Fulgencio Batista prend le pouvoir après un coup d’État et instaure un régime despotique à son seul bénéfice. Le temps est venu pour Fidel Castro d’accomplir les promesses énoncées par José Martí, l’héritier de la pensée libérée, pour à son tour délivrer le peuple cubain. Avant le triomphe de la Révolution en 1959, c’est lors du centenaire de la naissance de José Martí que Fidel Castro va partir à l’assaut de la caserne de la Moncada, le 26 juillet 1953. La révolte tournera court, mais fondera l’idée de la révolution.

Lors de son procès, Socrate fait tout pour obtenir sa condamnation à mort, car elle seule démontre la puissance de la liberté de philosopher, supérieure au jugement temporel des hommes. A l’issue d’une plaidoirie de deux heures, Fidel Castro exige également sa condamnation, suivant ainsi la “logique” d’une République où le président est un despote, un voleur, et l’assassin de jeunes Cubains morts pour la liberté du peuple en cette année du centenaire de “l’Apôtre” José Martí. Sa plaidoirie contient l’exposé des lois révolutionnaires qu’il mettra en œuvre une fois arrivé au pouvoir. Il présente également un argumentaire dense sur le droit des peuples à l’insurrection. Il y convoque les piliers des Lumières que sont Montesquieu et Rousseau ainsi que de multiples références depuis l’Antiquité jusqu’à l’indépendance des États-Unis et la Révolution française, en passant par les Constitutions de Cuba.

Les procès de Socrate et de Fidel Castro présentent de multiples points d’intersection et de résonance : par les valeurs défendues, par les accusations proférées et leurs défenses parfois paradoxales, enfin par leur volonté inébranlable et commune de liberté et de dignité de la conscience humaine. Le régime castriste est souvent perçu (et montré) comme un totalitarisme, notamment par la parenté historique avec le communisme soviétique. L’analyse des deux procès est axée sur la transmission des idées plus que sur les aspects politiques. Ici, c’est la pensée “totalisante” qui est étudiée et non une pensée ’totalitariste” : Socrate est en puissance la philosophie occidentale qui s’accomplira en acte ; Fidel Castro est à la fois le peuple cubain en acte, comme l’affirme Sartre, et la pensée philosophique cubaine réalisée, après que les “pères fondateurs” et “l’Apôtre” l’aient peu à peu fait évoluer successivement en puissance puis en acte. “C’est l’homme qui engendre l’homme”, écrit Émile Bréhier.

C’est par les tirades finales de chacun des procès qu’est venue la question : ’Fidel Castro est-il Socrate ?’ Socrate quitte ses juges en indiquant que l’heure est venue pour tous de s’en aller, lui vers la mort et eux vers la vie, sans savoir qui aura le meilleur destin. Fidel Castro exhorte ses juges : “Condamnez-moi, peu importe, l’Histoire m’acquittera.” C’est réellement l’Histoire,et non les hommes,qui va juger ces deux personnages. Les accusés temporels en terminent, c’est la postérité intemporelle qui s’installe à leurs places : “Quand un homme en a fini, c’est alors qu’il commence” (Siracide18.7).

Patrick Moulin,22 janvier2021.