L’énigme de « La Coubre »

Fidel Castro, détective

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par Hernando Calvo Ospina
Reprise de l’article publié par Le Monde Diplomatique - Novembre 2020

Pour les personnes intéressées par l’histoire de cet évènement, on pourra également se reporter à 1 autre articles (en espagnol) paru dans CUBA EN RESUMEN, Corresponsalía en Cuba de Resumen Latinoamericano le 4 mars 2021 en suivant le lien https://www.cubaenresumen.org/2021/03/la-coubre-una-de-las-primeras-acciones-de-terrorismo-contra-cuba/.

Mars 1960. Une double explosion dans le port de la capitale cubaine entraîne la mort de soixante-dix personnes. Accident, sabotage ou attentat ? Les révolutionnaires cubains qui ont renversé la dictature de Fulgencio Batista un an plus tôt mènent l’enquête. Des documents récemment déclassifiés jettent une lumière nouvelle sur cette affaire.

Alberto Korda. — « Guerrillero Heroico » (Guérillero héroïque), 15 mars 1960.
Photo d’Ernesto « Che » Guevara le jour des funérailles des victimes de l’explosion de « La Coubre ».

Ce vendredi 4 mars 1960 vers 9 h 30, le cargo français La Coubre accoste le quai de La Havane. À son bord, des marchandises chargées dans les ports de Hambourg, d’Anvers et du Havre à destination des États-Unis, du Mexique et d’Haïti.

Jean Le Fèvre est second capitaine. Il témoigne : une fois le personnel extérieur au navire autorisé à monter à bord, une vingtaine de soldats en armes pénètrent immédiatement sur le navire (1). Puis c’est au tour des dockers, dûment identifiés. À 11 heures débute le déchargement des marchandises situées à l’avant. Au même moment, un membre d’équipage ouvre les cadenas qui ferment exceptionnellement la cale VI, tout à l’arrière. Neuf-cent-soixante-sept caisses en bois contenant 1,5 million de munitions sont placées dans des filets et débarquées sur le quai à l’aide des grues du bateau. Cette opération dure jusqu’à 14 h 45.

Le Fèvre ordonne ensuite l’ouverture d’un autre compartiment de cette cale et l’on procède au transbordement de 525 caisses renfermant 25 000 grenades. Cet armement a été vendu par la Fabrique nationale d’armes de guerre de Belgique et chargé vingt jours plus tôt à Anvers.

Un peu avant 15 heures, le chef-mécanicien Marcel Guérin rejoint sa cabine pour écrire à sa femme : « J’avais à peine écrit “Chérie” que retentit une explosion indéfinissable.Le bateau partit en avant comme une fusée, se souvient-il. J’ai pensé que l’huile ou la vapeur avaient explosé en salle des machines. La cloison de ma chambre s’est effondrée, et le lavabo s’est écrasé sur mon oreiller. » Guérin se rend aussitôt à la salle des machines, gagnée par les flammes et la fumée. Aidé de ses assistants il coupe l’électricité, mais ne parvient pas à arrêter le moteur ni à fermer la porte étanche. L’eau commence à s’engouffrer. Ils quittent les lieux.

Quand survient l’explosion, Le Fèvre pense qu’elle a eu lieu sur le quai. Mais lorsqu’il parvient sur le pont, tout n’est que confusion et cris. Le navire s’incline d’une quinzaine de degrés vers la droite et s’est éloigné d’environ quatre mètres du quai ; l’arrière est en ruines. Avec le gigantesque champignon de fumée sont projetés des morceaux de métal, de bois et des fragments de projectiles qui retombent dans un rayon de cinq cents mètres. « Ce fut une explosion si énorme que j’ai cru que les États-Unis avaient commencé à nous envahir, raconte, à La Havane, l’historienne Adelaida Béquer. Je n’oublierai jamais cet énorme nuage de fumée, et l’obscurité. »

Outre les 36 membres d’équipage, deux passagers voyagent alors à bord de La Coubre : un prêtre français et Donald Lee Chapman, un journaliste américain. Chapman vient à peine de s’installer au soleil, sur le pont parmi les marchandises. « Je me souviens qu’on ne pouvait pas passer derrière. Il n’y avait pas longtemps que j’étais là, quand tout a commencé à exploser. »

Le Fèvre, informé par Guérin, ordonne d’abandonner le bateau. Connaissant les quantités de carburant et d’explosif présentes à bord, il craint une deuxième explosion plus violente. Certains sautent à l’eau. D’autres descendent grâce à un filet lancé par des marins et des Cubains. Le capitaine, percuté par une porte qui lui a brisé les os d’une jambe, doit être transporté. Quant au prêtre, il s’enfuit, le pied à peine à terre. Il se présentera quelques heures plus tard à un poste de police.

Les pompiers, le personnel médical, la police, les militaires et plusieurs civils arrivent en un temps record pour apporter leur aide, sans tenir compte des cris des Français qui leur demandent de s’éloigner du navire. Parmi eux, Ernesto Guevara, médecin, commence à soigner les blessés à proximité du quai — la célèbre photographie du « Che » signée Alberto Korda qui orne tee-shirts et mugs du monde entier aurait été prise le lendemain, lors des funérailles des victimes. Fidel Castro, alors premier ministre, et son frère Raúl arrivent également sur les lieux. Le groupe est à quelque 300 mètres lorsque se produit la seconde explosion. Il est environ 15 h 40.

Cette deuxième explosion fut la plus meurtrière en raison du nombre de secouristes présents. « Un Cubain, avec les deux jambes arrachées, demande de l’aide et exprime sa souffrance, décrit un marin. C’est horrible. L’homme mutilé tente vainement de se relever en s’aidant de ses coudes et de ses mains, mais retombe sans cesse (2). »

Les estimations font état d’environ 70 morts, plus d’une centaine de blessés, et 27 disparus. Six membres d’équipage périssent. D’eux d’entre eux sont retrouvés déchiquetés dans les eaux de la baie. La mort des quatre autres est constatée grâce à des morceaux de vêtements. Tous supervisaient le déchargement des armes.

Des grenades lâchées d’un avion
L’enquête débute le jour même. Fidel Castro s’implique. Avec Guevara, il rend visite à Chapman. « Castro ne m’a accusé de rien. Il m’a demandé si je croyais que c’était un sabotage, mais moi je ne savais rien, se souvient le journaliste. C’est seulement en arrivant à Cuba que le capitaine m’a informé qu’il y avait des explosifs à bord, mais pas en telle quantité ». Trois jours plus tard, il sera autorisé à décoller vers Miami.

À 10 heures, le soir des évènements, Castro convoque le conseil des ministres, qui décide, entre autres, d’allouer 1 million de dollars aux familles des estropiés et des morts, y compris à celles des six marins. Trois semaines plus tard, une délégation de la Centrale des travailleurs de Cuba (CTC) remet, à Paris, 10 000 dollars à chaque famille.

Samedi 5 mars. Le lendemain de la double explosion du cargo, au petit matin, Fidel Castro et d’autres dirigeants révolutionnaires analysent les informations collectées. Il s’agit de préparer le discours du premier ministre lors des premiers enterrements prévus l’après-midi. De passage à Cuba, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre entendent l’allocution prononcée sur une estrade improvisée près du cimetière Colón, devant des centaines de milliers de personnes. « J’assistai au compte rendu minutieux et précis d’une investigation policière », écrira Sartre (3). Castro les invite à le rejoindre. La veille, les deux intellectuels français ont rendu visite aux marins blessés.

Une même version des faits se fait jour dans ce discours de Fidel Castro comme dans les rapports officiels qui paraissent plus tard. D’abord, le fait que la première explosion a bien eu lieu à bord. Sur les 1 492 caisses, celles contenant des projectiles avaient été déchargées. Mais seule une vingtaine de caisses de grenades, sur plus de cinq cents, étaient déjà sur le quai. Les marins assurent qu’aucune n’a chuté accidentellement. Louis J. Audigou, représentant du secrétaire général de la marine marchande française, conclut dans son rapport qu’« un accident involontaire au cours du déchargement est peu probable ».

Mais Castro veut s’en assurer. Il demande que plusieurs de ces caisses de grenades soient lâchées d’un avion. Aucune n’explose. Elles « étaient destinées à être lancées avec un fusil, nous explique Alberto León Lima, le chauffeur de Castro à l’époque, mais il fallait auparavant leur retirer deux sécurités, sinon elles ne pouvaient exploser, même en percutant un char de guerre ! »

Lors de la première explosion, cependant, plusieurs de ces grenades se seraient échappées de leur caisse. John R. Wheeldon, l’agent de la Lloyd de Londres, la principale compagnie d’assurance, explique dans son rapport que ce sont elles qui, tombées au fond du navire et exposées au feu, explosent quarante minutes après la première déflagration. La seconde explosion est donc bien intervenue sur La Coubre et non dans le hangar sur le quai, comme le soutiennent alors plusieurs membres d’équipage.

Les recherches des autres envoyés à La Havane accréditent cette thèse. Une semaine ne s’est pas encore écoulée que les télex annoncent qu’il sera compliqué d’obtenir la vérité. Le 10 mars, cinq jours après les faits, la direction de la compagnie maritime donne cette consigne : « Actuellement, nous n’avons pas l’intention de rechercher la cause de l’accident, ce qui importe est de savoir si “La Coubre” doit être considéré comme perdu ou si, au contraire, il est possible de le renflouer. » Curieusement, les compagnies d’assurance acceptent. Audigou affirme qu’il « est impossible en l’absence de preuves formelles de conclure définitivement sur la (ou les) causes de la première explosion ».

Reste une seule possibilité, difficile à reconnaître en raison de tout ce qu’elle induit : l’attentat. « Le déplacement d’une des caisses, affirme Fidel Castro le 5 mars, a provoqué le fonctionnement d’un détonateur qui a déclenché l’explosion. » Quelques mois plus tard, le 14 juin, un rapport restreint du ministère belge des affaires étrangères établit qu’il « n’est pas impossible qu’il existe des mécanismes d’horlogerie susceptibles de se déclencher après un délai de plus de quatorze jours et que, d’autre part, il puisse exister des engins sans mécanisme explosant lors de l’enlèvement d’une charge sur laquelle ils reposent »...

La thèse de l’acte terroriste se renforce. Mais qui a pu installer le piège mortel ? Fidel Castro assure qu’aucun des travailleurs cubains ne savait qu’il allait décharger ce navire, puisqu’ils étaient tirés au sort. Après avoir exclu la responsabilité d’un membre de l’équipage ou des voyageurs, il affirme sans ambiguïté : « Et parmi ceux qui ne voulaient pas que nous recevions ces armes, il y avait les fonctionnaires du gouvernement américain. »

Pressions de Washington
« Les premières mesures contre Cuba ont été d’empêcher qu’on lui vende des armes, explique le chercheur cubain Tomas Diez Acosta. Et la révolution devait s’armer pour faire face aux différentes agressions dont elle faisait l’objet. » Le président américain de l’époque, Dwight D. Eisenhower, détaille dans ses Mémoires les mesures prises par son administration pour empêcher la révolution cubaine. Parmi elles, l’embargo sur les armes. « Après l’entrée de Castro à La Havane, nous, au gouvernement, avons commencé à examiner les mesures qui pourraient être efficaces pour le réprimer (4). »

L’année 1959 n’est pas encore terminée que la Central Intelligence Agency (CIA) organise et arme des groupes à l’intérieur, tandis que de petits avions venus de Floride bombardent des villages, des industries et des champs. Washington refuse même de vendre à Cuba des pièces de rechange pour les armes déjà existantes. Et exerce des pressions sur les gouvernements européens afin que ceux-ci ne livrent pas l’armement commandé par la dictature avant son renversement, bien qu’il soit déjà payé !

Pour s’équiper, « Cuba se tourne alors vers les pays européens plutôt que vers l’Union soviétique, et la Belgique fait un pas en avant », rappelle l’historien René González Barrios à La Havane. En octobre 1959, Bruxelles envoie à Cuba un premier lot d’armes, transporté lui aussi par La Coubre. « L’ambassade des États-Unis, par l’intermédiaire d’un consul (membre de la CIA ?) et de son attaché militaire, tentera, en vain, de faire pression sur le ministère belge des affaires étrangères, pour que celui-ci n’honore pas son contrat (5) », précise encore l’ancien officier de la marine française Joseph Le Gall.

Quand, où et surtout par qui la bombe qui a fait exploser en mars 1960 cette deuxième cargaison d’armes belges a-t-elle été installée, si, comme Castro l’affirme dans son discours, cela n’a pas pu se produire sur le sol cubain ?

Deux hypothèses : au Havre ou à Anvers. Dans le port français, la cale VI, qui était réfrigérée, n’a été ouverte que par le second capitaine pour permettre d’y stocker des fromages destinés à Haïti, auprès d’autres qu’on avait embarqués à Hambourg. Cette piste écartée, reste Anvers. Les projectiles y sont chargés le 15 février, sur un quai de la ville. Le lendemain, La Coubre navigue jusqu’à un embarcadère au milieu de l’Escaut, où se trouvent déjà les grenades. Après leur chargement, le capitaine et la personne responsable du transfert signent le « reçu à bord » au délégué de la compagnie maritime à Anvers. Lequel contient ces quelques mots manuscrits :

« Quelques caisses décerclées - Caisse n° 696 - Une planche déclouée (et reclouée). »

La cargaison reste là trois nuits et trois jours, sous la garde de deux douaniers seulement, qui, curieusement, tombent malades et demandent, le jour même, à se faire remplacer. Aucun document ne fait cependant état de doutes sur l’état de ces caisses. L’installation de la bombe nécessitait « la collaboration des services de renseignement de France et de Belgique, témoigne l’ancien chef du contre-espionnage cubain Fabian Escalante Font. Lesquels peuvent, par exemple, avoir facilité la tâche des assassins. »

Pour la France, Cuba est un lieu sans importance, du moins jusqu’à ce que les révolutionnaires prennent le pouvoir et reconnaissent le Front de libération national (FLN) algérien. Courant 1959, les services de sécurité français commencent à travailler en étroite collaboration avec Washington, au point que l’ambassade de France devient un centre d’opérations de la CIA.

Au sein du ministère de l’intérieur français existe à l’époque une cellule clandestine chargée de réaliser des attentats contre les partisans de l’indépendance de l’Algérie : le Service VII, plus connu sous le nom de « Main rouge ». Sa tâche principale est d’empêcher la fourniture d’armes au FLN. C’est ainsi que des trafiquants d’armes sont assassinés, cinq navires coulés et onze autres mis hors service, sabotés pour la plupart d’entre eux à... Anvers (6).

La Main rouge a-t-elle collaboré avec la CIA pour placer la bombe parmi les grenades transportées par La Coubre ? « Pourquoi pas ? Mais il semble qu’on ne connaîtra pas la vérité. La seule certitude que j’aie, c’est qu’on a fait exploser le bateau », assure Maxime Ivol, l’opérateur radio de La Coubre. L’État français ne montre alors aucun intérêt à enquêter sur le dynamitage du navire, et ne fait aucune déclaration.

Près de dix ans après les faits, un document de la French Lines, qui traite du « règlement amiable » auquel les propriétaires du bateau et les assureurs sont parvenus, indique en janvier 1969 : « Nos assureurs-corps soutenaient être en face d’un événement découlant d’un risque de guerre civile ou de terrorisme envers lequel le navire n’était pas garanti. Certes, ils n´en apportaient pas la preuve irréfutable, mais nous ne pouvions pas non plus les démentir. »

« Pendant un certain temps, j’ai supposé que les explosions étaient des accidents. Au fil des ans, en apprenant ce que la CIA avait fait contre Castro et Cuba, j’en suis arrivé à penser que c’était mon gouvernement, par l’intermédiaire de la CIA, se remémore Chapman, aujourd’hui retraité. En vertu de la loi d’accès à l’information, j’ai demandé que l’on me remette une copie des documents qu’ils avaient sur l’explosion, et ils m’ont été refusés. » Soixante-dix ans après la double-explosion de La Havane, l’énigme de La Coubre reste entière.

(1) Certaines des informations présentées ici proviennent des archives de la Compagnie générale transatlantique, conservées au sein de la French Lines & Compagnies, qui archive le patrimoine historique de la marine marchande française, au Havre, en France. La plupart d’entre elles ont été interdites au public jusqu’en 2010. L’auteur a été le premier à avoir accès à tous les documents.

(2) « L’explosion du La Coubre. Témoignage d’un rescapé », Le Marin, Rennes, 20 juillet 1990.

(3) « Ouragan sur le sucre », France-Soir, Paris, 15 juillet 1960.

(4) Dwight D. Eisenhower, Batailles pour la paix, 1959/1961, Éditions de Trévise, Paris, 1968.

(5) Joseph Le Gall, « L’énigme de La Coubre. Cuba : explosion en eaux troubles », Marine et Océans, Paris, avril-mai 2007.

(6) Ministère des relations extérieures de Belgique (MAE), direction des affaires politiques (DGAP), mission de liaison avec l’Algérie (MLA), Dossier n° 1990/AMT, Bruxelles.

Hernando Calvo Ospina

Journaliste. Auteur de Sur un air de Cuba, Le Temps des cerises, Pantin, 2005, de Rhum Bacardi. CIA, Cuba et mondialisation, EPO, Bruxelles, 2000, et de Colombie. Derrière le rideau de fumée. Histoire du terrorisme d’Etat, Le Temps des cerises, Pantin, 2008.