Quand Napoléon facilitait les retrouvailles franco-cubaines

Partager cet article facebook linkedin email

Nous inaugurons aujourd’hui une nouvelle chronique : Grands Témoins
CCF a choisi de donner la parole, sous forme de tribune libre, à celles et ceux qui peuvent témoigner, par un récit, une analyse, une opinion, un temps fort qu’ils ont vécu dans leur relation d’amitié et de coopération avec Cuba et son peuple. La règle est simple : l’auteur, sélectionné et qui a donné son accord, choisit son thème et son traitement, que ce soit à travers l’histoire ou l’actualité la plus récente.
Personnalités ou simples citoyens nous leur souhaitons la bienvenue.
CCF

Jean Mendelson
Ambassadeur de France à Cuba de 2010 à 2015.

En cette année du bicentenaire de la mort de Napoléon, je me plais à rappeler un épisode certes modeste, mais qui marqua néanmoins une étape dans le rapprochement entre la France et Cuba.

Lors de sa première visite en France, en mars 1995, Fidel Castro s’était rendu sur la tombe de Napoléon aux Invalides. Celui qui était alors ambassadeur de Cuba en France, Raúl Roa Koury, sachant l’intérêt de son président pour la période révolutionnaire et impériale française, avait organisé cette visite. Celle-ci n’étonna pas les multiples parlementaires français qui, les années précédentes, avaient fait le voyage de La Havane : Fidel Castro les avait surpris, au cours des rencontres nocturnes avec les visiteurs à la Résidence de France, en montrant sa connaissance et sa passion pour la Révolution française et sa période napoléonienne.

Nommé ambassadeur de France à Cuba en 2010 avec comme première instruction de relancer la coopération franco-cubaine, je signai quelques semaines après mon arrivée un accord formalisant cette reprise : depuis 1996, l’Union européenne avait adopté, à l’initiative du président conservateur du gouvernement espagnol, José María Aznar, une « position commune » qui conditionnait la coopération avec Cuba à des transformations politiques dans ce pays. Cette « position commune », visant presque uniquement Cuba, avait été aggravée en 2003 après la lourde condamnation d’opposants par la justice cubaine, et elle avait paralysé la plupart des échanges non commerciaux entre Cuba et les États membres de l’Union européenne (seule exception : la Belgique, où les lois fédérales laissent, en matière de coopération, la liberté d’initiative aux régions).

Envoyé en mission exploratoire par le président Sarkozy, l’ancien ministre socialiste Jack Lang avait préconisé de renouer les liens culturels, scientifiques et techniques avec Cuba. Cette suggestion avait été reprise par le gouvernement français ; c’est donc muni d’instructions précises que je signai un accord bilatéral permettant la relance des échanges franco-cubains en la matière. Mais il fallait donner un contenu visible à cette relance, sans pour autant que cette réorientation de la politique française prenne une forme susceptible de provoquer des polémiques, que ce soit avec d’autres États-membres de l’UE ou en France même. Les échanges culturels ou sportifs offrent souvent des possibilités que les diplomates savent utiliser (qu’on se souvienne de la « diplomatie du ping-pong » en 1971 entre les États-Unis et la Chine). La visite de Fidel Castro aux Invalides me revint alors en mémoire, et c’est donc Napoléon qui servit à la relance d’une coopération de qualité entre la France et Cuba. Ce sujet historique ne risquait guère de susciter de réaction hostile, sinon dans des franges limitées de l’opinion, mais il pouvait être médiatiquement visible, et ainsi démontrer que la signature de l’accord n’était pas pour la France un geste de simple affichage, sans traduction ni retombée réelles.

Un homme a alors joué un rôle de premier plan dans ce rapprochement : Eusebio Leal, Historiador de La Habana (une fonction dont l’équivalent n’existe pas en France : comme si les charges de directeur des affaires culturelles de la Ville de Paris, de directeur du patrimoine, d’architecte des Bâtiments de France et de conseiller historique du gouvernement étaient confiées à une même et unique personne). J’avais fait la connaissance d’Eusebio Leal vingt-et-un ans plus tôt, quand il avait été invité à Paris par la Mission du Bicentenaire de la Révolution française pour assister à la commémoration de notre Révolution ; je n’avais pas oublié ce personnage passionné, à la culture impressionnante, mais j’avais néanmoins été surpris quand il avait demandé à me rencontrer, contre les règles en vigueur, avant même que j’aie présenté mes lettres de créances. Il voulait me parler de son projet de rénovation – alors en voie d’achèvement – du Museo Napoleónico de La Havane, dont je ne connaissais que l’existence. Avec l’appui indispensable de Fidel Castro, Leal avait sauvegardé l’exceptionnelle collection constituée par un passionné de Napoléon, Julio Lobo, richissime industriel cubano-vénézuélien qui, après avoir soutenu la révolution dans un premier temps, avait préféré quitter le pays et y avait laissé sa collection. Pour la rendre accessible au public, Leal avait eu l’idée de profiter de la nationalisation d’un autre bien tout aussi exceptionnel, le palais abandonné par un homme politique du régime renversé, Orestes Ferrara - un Italien qui avait milité pour l’indépendance de Cuba, puis joué un rôle important dans la politique et la diplomatie de Cuba avant de quitter le pays peu après la victoire de la rébellion, en 1959, pour revenir mourir dans son pays natal.

Un an avant sa mort, Eusebio Leal (à gauche) avait, lors de son dernier voyage à Paris, demandé à Jean Mendelson (à droite) de lui organiser une visite du château de Malmaison, où Napoléon avait passé ses ultimes moments (du 25 au 29 juin1815) avant d’entreprendre son voyage qui devait s’achever à Sainte-Hélène. Photo : DRJM

Dans ce palais de style florentin situé à proximité de l’Université de La Havane, Leal avait adjoint à la collection Lobo divers objets liés à la Révolution française et à Napoléon, apportés ou fabriqués par les nombreux militaires français qui, après Waterloo, avaient trouvé un refuge en Amérique, et souvent à Cuba, en fuyant la Terreur blanche qui s’abattait sur les républicains et les officiers de Napoléon ; s’y ajoutaient divers objets apportés de Sainte-Hélène par François Antommarchi, le médecin français de Napoléon dans son lieu de détention, qui était venu s’installer à Santiago et y était mort en 1838 en combattant l’épidémie de fièvre jaune qui ravageait alors cette ville ; sa sépulture, dont la pierre tombale porte une inscription en français, est visible à quelques mètres du mausolée de José Martí, « apôtre » de l’Indépendance de Cuba, dans le cimetière de Santa Ifigenia à Santiago. Que ceux qui ont la possibilité de se rendre à La Havane ne manquent pas de visiter ce beau musée, aussi intéressant qu’original, qui est probablement le plus riche d’Amérique latine (peut-être même d’Amérique) en objets et souvenirs de la Révolution et de l’Empire.

Un diplomate doit s’efforcer de ne pas perdre de vue l’essentiel de sa mission : représenter son pays, en défendre les intérêts de tous ordres et, s’il est à l’étranger, contribuer à la qualité des relations entre son pays et celui où il est affecté. L’idée d’utiliser dans ce but la présence à La Havane de cet important patrimoine culturel d’origine française, désormais appartenant à Cuba, m’est d’autant plus facilement venue à l’esprit que, dans mes fonctions antérieures, j’avais souvent constaté l’influence que les grands anniversaires historiques, ou les questions liées aux patrimoines culturels, pouvaient avoir dans les relations internationales d’une nation à l’histoire aussi longue et riche que la France. Dès qu’Eusebio Leal me parla d’une cérémonie d’inauguration de ce Museo Napoleónico – il s’agissait en réalité d’inaugurer une restauration -, je compris que la partie cubaine voulait utiliser cet événement à des fins politico-diplomatiques, ce qui, de son point de vue, était bien normal ; n’étais-je pas moi-même à la recherche d’un événement qui puisse rendre visible l’accord de reprise de la coopération avec Cuba ? La « position commune » avait, en effet, gelé les visites ministérielles, et Leal pensait que ce musée pouvait être une bonne occasion pour qu’un membre du gouvernement français vienne à Cuba. Cette perspective ne m’enthousiasma pas : il est vrai que le ministre de la Culture d’alors, Frédéric Mitterrand, n’était probablement pas le mieux désigné pour reprendre le fil des visites ministérielles françaises à Cuba.

Spontanément, je répondis à Leal que je craignais que ce fût un peu tôt pour une visite ministérielle, et j’ajoutai sans trop y réfléchir : « En revanche, que diriez-vous de la venue de la Princesse Napoléon ? ». D’abord surpris, Leal se rallia avec enthousiasme à cette idée, en me demandant ce qui me faisait croire que cette proposition imprévue avait une chance de prendre corps. Il se trouvait que, une quinzaine d’années auparavant, j’avais rencontré l’épouse du prince Napoléon (arrière-petit-fils de Jérôme Bonaparte, le frère cadet de l’empereur) venue aux États-Unis pour inaugurer une spectaculaire exposition sur Napoléon à Memphis, dans le Tennessee ; à son passage à Washington, elle avait été invitée par l’ambassadeur de France, Jacques Andréani, qui décida de se rendre à Memphis en me demandant de l’accompagner (je dirigeais alors le service de presse et de communication de l’ambassade). J’avais donc fait la connaissance d’une personne qui m’était apparue élégante, bienveillante et ouverte d’esprit. La princesse me reçut à Paris peu après ces échanges avec Eusebio Leal, lors de mon premier retour en France, et accepta aussitôt de se rendre en mars 2011 à Cuba, pour une mission qui, dans l’ambiance politique du moment, n’allait pourtant pas de soi. Je profitai de ce déplacement pour inviter à Cuba le directeur et la bibliothécaire de la Fondation Napoléon, Thierry Lentz et Chantal Prévot, afin de répondre à une demande d’expertise des archives napoléoniennes détenues par la Bibliothèque nationale José Martí de La Havane, et tous deux participèrent également à l’inauguration du Museo Napoleonico.

Contrairement à la quasi-totalité des Cubains (et aussi, d’ailleurs, des Français), Leal savait qui était la Princesse Napoléon, et il connaissait même l’action remarquable de son époux dans la résistance antinazie. D’ailleurs, me dit-il en souriant, le rapprochement de ces deux mots, « princesse » et « Napoléon », suffirait pour assurer de la visibilité à l’inauguration du musée. La princesse, de son côté, m’avait dit dès son arrivée une phrase restée dans ma mémoire : « À mon âge, je n’ai plus guère que deux ambitions : maintenir la tradition de la famille impériale, et servir mon pays comme je le peux ». Elle conquit ses interlocuteurs cubains par ses propos sans flagornerie ni faux-pas, et accepta de bonne grâce les obligations et contraintes de cette visite. Elle fit cadeau à Cuba, à cette occasion, d’un service de porcelaine offert par Napoléon à son frère Jérôme pour son mariage, en 1807 : on peut voir ce service exposé aujourd’hui au deuxième étage du musée.

Lors de la réception offerte en son honneur à la Résidence de France, je fus surpris de l’acceptation immédiate de l’invitation par tous les officiels cubains que j’avais conviés à cette occasion, et que je n’avais pas encore rencontrés depuis quatre mois que j’étais à Cuba. Eusebio Leal n’était pas le seul membre du comité central du parti communiste de Cuba présent à cette réception, et le ministère des Relations extérieures n’était pas le seul ministère cubain à y être représenté, à haut niveau. C’est ce jour-là, à cette occasion, que je pus établir une relation qui se révélera plus tard amicale sur le plan personnel, et précieuse sur le plan professionnel, avec le cardinal Jaime Ortega, archevêque de La Havane et proche du futur pape François. À la cérémonie d’inauguration du musée, devant le corps diplomatique presque au complet, en présence du contre-amiral Raffaelli, commandant supérieur des forces armées françaises aux Antilles, et des marins français de la frégate Ventôse alors en escale officielle à La Havane, de nombreuses autorités cubaines étaient venues admirer un patrimoine encore largement inconnu ; outre Mgr Ortega, je me souviens notamment de la présence du vice-président José Ramón Fernández, qui coupa avec la princesse le ruban d’inauguration (le général Fernández avait commandé les troupes cubaines qui mirent les assaillants en déroute lors du débarquement de la baie des Cochons, en 1961), et du ministre de l’Enseignement supérieur, Miguel Díaz-Canel.

Sans Leal et sa passion pour « el Emperador », et sans la venue de la princesse, jamais je n’aurais rencontré un aussi grand nombre de figures influentes de la société et de la culture cubaines, ainsi que de personnalités de poids dans le gouvernement auprès duquel j’étais accrédité ; le tout, dans une ambiance aussi peu conflictuelle que possible, ce qui me permit d’établir des relations personnelles qui se révélèrent utiles par la suite. Quand je le fis remarquer à la princesse, quelques années plus tard, celle-ci me répondit : « En somme, près de deux cents ans après sa mort, Napoléon aura encore été utile à son pays et à sa diplomatie ». Elle avait raison.

Cette visite montra de façon aussi claire que possible aux autorités cubaines que la France refuserait désormais d’être parmi ceux qui considéraient que Cuba était, en quelque sorte, pestiférée ; les désaccords et même les tensions pouvaient naturellement perdurer, mais sans que Cuba subisse de la part de la France ce traitement particulier imposé par la « position commune » et qui n’avait guère d’équivalent ailleurs dans le monde. On constata peu après que les autres États-membres de l’Union européenne, puis l’UE elle-même, empruntèrent à leur tour la voie de la relance des relations de coopération dans laquelle la France avait été une des premières à s’engager. La reprise des échanges normaux, qu’illustrait l’inauguration du Museo Napoleónico, permit un réchauffement des relations qui se révélera utile tant à la France qu’à Cuba, deux des pays qui pèsent le plus dans l’arc des Antilles : ainsi, après la princesse Napoléon en mars 2011, vinrent à Cuba non seulement divers membres des gouvernements Fillon, Ayrault et Valls, mais aussi un ancien Premier ministre prestigieux, envoyé spécial du ministre des Affaires étrangères (Michel Rocard) en 2012, suivi en 2013 par le président du Sénat (Jean-Pierre Bel), en 2014 par le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius (aucun titulaire du Quai d’Orsay n’avait fait ce déplacement depuis Claude Cheysson en 1983) et finalement en 2015 par le président de la République, François Hollande, qui effectua alors la première visite à Cuba d’un chef d’État français en fonction, et la première visite officielle bilatérale d’un chef d’État d’Europe occidentale.