Un dîner à La Havane : Michel Rocard rencontre Fidel Castro

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CCF a choisi de donner la parole, sous forme de tribune libre, à celles et ceux qui peuvent témoigner, par un récit, une analyse, une opinion, un temps fort qu’ils ont vécu dans leur relation d’amitié et de coopération avec Cuba et son peuple.
La règle est simple : l’auteur, sélectionné et qui a donné son accord, choisit son thème et son traitement, que ce soit à travers l’histoire ou l’actualité la plus récente.
Personnalités ou simples citoyens, nous leur souhaitons la bienvenue.

Qui est Michel Dubois ?

Michel Dubois fonde dans les années 50 un bureau d’études reconnu, entre autres, pour ses réalisations dans l’industrialisation et le stockage des produits agricoles, au point que l’URSS fait appel à lui pour améliorer son réseau de silos spécialisés.
Par la suite, il intervient au Laos, au Brésil, au Liban et dans de nombreux pays d’Afrique. Ceci l’amène à connaître et à conseiller des Chefs d’État et des ministres des pays en voie de développement.

Dès 1974, son action professionnelle se conjugue avec son action politique. Il devient en 1988 Conseiller pour le Tiers Monde et le Développement du Premier Ministre Michel Rocard. Il est envoyé par ce dernier et F. Mitterrand au Chili en appui au PS chilien, et en Chine dès le lendemain de Tien An Men. Il participe aux délégations du Président, du Premier Ministre, du Président de l’UE. Chirac, lui-même, lui demande d’obtenir la libération de 5 mercenaires français détenus en Angola et au Congo, qu’il ramène en France.
Ph M

Au début de la « période spéciale », Michel Dubois rencontre pour la première fois Fidel Castro qui l’interroge sur l’expérience et les méthodes vietnamiennes pour assurer l’autosuffisance alimentaire du pays.

La chaleur et l’humidité étreignent brutalement les poumons sur le haut de la passerelle de descente de l’avion qui vient d’atterrir à La Havane. Pourtant c’est l’hiver ce 20 Décembre 1997 et la différence avec Paris et l’air conditionné est brutale.

Nous descendons à pas mesurés dans la nuit vers les voitures qui stationnent en attente et nous mènent au pavillon d’honneur de l’aéroport « José Martí » où nous attendent, dans le salon, Madame et Monsieur Alarcón, Président de l’Assemblée Nationale, ainsi que Madame et Monsieur Roe d’Albert, Ambassadeur de France. Rencontre et présentation sans protocole, presque amicalement avec Michel Rocard, sa compagne, Mme Ilana Schimmel, ma femme et moi-même.

Malgré cette simplicité apparente, l’organisation d’une telle visite est préparée depuis plusieurs mois. D’abord verbalement avec l’Ambassadeur de Cuba à Paris, Mr Roa Khouri (d’origine libanaise ou turco pour les Cubains) au cours de plusieurs dîners chez moi. Puis, semi officiellement dès le début 1997 et enfin par une invitation formelle d’Alarcón en juillet 1997 qui a permis mon invitation à participer au Congrès du PS à Brest et ainsi connaître et déjeuner avec Michel Rocard. Dès lors, le Ministère des Affaires Etrangères français et le Cabinet du Président du Parlement Européen ont fourni les dossiers d’information habituels sur Cuba.

En effet, Michel Rocard venait à La Havane au titre de Président de la Commission du Développement et de la Coopération. En l’attente des bagages, l’arrêt au salon d’honneur permit de préciser le programme du séjour avant le départ pour la Maison du Protocole, dans un parc, non loin du Palais des Congrès.

Ce programme prévoyait la rencontre avec une dizaine de ministres et responsables politiques mais il n’y figurait pas de rencontre avec Fidel Castro.

Ainsi commença la « cavalcade », dès le lendemain matin dès 7 h, des visites officielles minutées. Beaucoup d’écoute, d’explications, de projections sur l’avenir de la coopération avec l’Europe et la possibilité d’adhésion au plan PAC (Pacifique, Asie, Caraïbe) pouvant offrir à Cuba une allocation annuelle, sans condition, de 20 Milliards de Francs.
Michel Rocard avait œuvré et obtenu l’accord des autres pays bénéficiaires de ce fonds PAC en faveur de Cuba. L’incompréhension et la méfiance de principe avaient obligé Michel Rocard à demander au Président du Guyana de venir l’expliquer à Fidel Castro qui envoya alors à Bruxelles sa Secrétaire d’État, Isabelle Allende, accompagnée par Michel Dubois.

Il nous reçoit à l’entrée de la Présidence en présence d’Alarcón. Michel Rocard donne un exemplaire de ses derniers livres et moi-même des fromages de chèvre et des bouteilles de Chablis comme nous en avions convenu, par téléphone, avec le Directeur du Cabinet, M. Roque, futur Ministre des Affaires Etrangères.

Michel Dubois offre du Chablis et du fromage de chèvre, suivant la propre demande de Fidel Castro, en présence du président de l’Assemblée nationale, M.Ricardo Alarcón.

Bien que la tradition des dîners officiels implique seulement des propos aimables et insignifiants, l’ambiance était suffisamment libre et détendue pour échapper à cette coutume protocolaire en abordant immédiatement des sujets plus sociaux.

À partir du fond : M. Roe d’Albert, ambassadeur de France, Fidel Castro, Ilana Schimmel, Felipe Pérez Roque directeur de Cabinet de Fidel Castro (futur ministre des Affaires étrangères), Yvette Dubois, Ricardo Alarcón, Michel Rocard, Carlos Lage, Mme Roe d’Albert, Michel Dubois.

Fidel Castro, assisté d’une interprète dont la fluidité de transmission, près de la joue et l’oreille de Fidel, pouvait faire croire que c’est lui qui parlait, a abordé la crise monétaire secouant les pays d’Asie insistant sur le danger pour l’économie mondiale de la masse de capitaux spéculatifs et mobiles et Michel Rocard opérant une distinction entre les différents pays d’Asie. L’un et l’autre sont d’accord sur le risque de déflation et de récession, et pour Michel Rocard sur la nécessité d’une véritable discipline mondiale et d’une direction politique pour remettre de l’ordre dans le système monétaire dans lequel Cuba ne pouvait rester isolé. Fidel Castro a montré la lourde responsabilité des USA depuis l’abandon de « l’étalon or » et leur privilège de financer leur déficit. Rocard souligne l’importance de la création en 1998 de l’Euro et l’alternative offerte par cette nouvelle monnaie. Là encore, dit-il, Cuba pourrait en tirer des bénéfices.

Pendant l’interruption de cet échange, plus précis que je l’exprime ici, où les présents (Carlos Lage Premier Ministre, Alarcón, Roe d’Albert) n’ont pas dit un mot, Felipe Pérez Roque prenant des notes, tous étaient fascinés par la culture, la connaissance des sujets par Fidel et Rocard, souvent complices, au moins dans leurs analyses.

Pendant la courte pose clôturant cet échange économique et que l’interprète et Roque s’empressaient de manger, Ilana Schimell a cherché à convaincre Fidel de ses origines galiciennes et autant juives en réalité, sous l’hilarité et la bonne humeur générale. Passé le hors-d’œuvre, l’état du socialisme mondial et l’effondrement de l’Union Soviétique ont été abordés. Michel Rocard a plaidé pour une lucidité sur les contraintes objectives de l’économie mondiale et une concertation solidaire afin de lutter contre les excès du capitalisme, sans nier le marché, mais en souhaitant créer avec la volonté et les moyens de ce combat dans lesquels Cuba ne pouvait rester en dehors. Fidel a fait part des ses réticences car, pour lui, « le marxisme n’a pas dit son dernier mot ».

Rocard a alors raconté son dîner en tête à tête avec Gorbatchev en1989, où celui-ci disait s’être laissé prendre de vitesse, avec des conséquences dramatiques dues à l’accélération de l’Histoire. Alors ? Quel modèle ? Fidel a écarté le modèle chinois mais trouvé le modèle vietnamien plus probable.

Michel Dubois a pu évoquer son expérience laotienne et vietnamienne dont il avait conseillé les gouvernements entre 1975 et 1988 et plus récemment de 1991 à 1995. Rocard relata son premier voyage à Cuba en 1962 où il s’était déjà inquiété des décisions prises pour l’agriculture et les grandes unités de production sans possibilité d’évaluation. Fidel, très attentif, justifie ce choix par la nécessité de maintenir la filière sucrière.

Dans ce climat confiant, Michel Rocard a fait part de son appréciation sur la diplomatie cubaine trop portée sur les comportements américains. Il pensait que Cuba pouvait sortir de son insularité car beaucoup de pays aspiraient à aider Cuba à sortir de cet isolement. Fidel a repris l’argumentation officielle de la proximité avec la Floride, de l’impérialisme et des agences fédérales des USA, du torpillage du Mercosur, de l’impuissance de Clinton, etc...

L’attente du dessert donna lieu à des échanges personnels dans le mutisme total des Cubains. Puis Rocard a appelé Fidel à se saisir de l’opportunité de la visite du Pape, difficile, car il avait ouvert la voie à l’effondrement des régimes communistes. Ici, Michel Rocard a pu avancer ce pourquoi il était aussi venu à Cuba, à savoir que les pays ACP souhaitaient définir les relations préférentielles avec l’UE pour les 10 ans à venir et que Cuba pourrait saisir cette chance d’intégrer les fonds, dits Lomé V.

En réponse Fidel s’est dit serein pour la visite pontificale : « Cuba n’est pas la Pologne, n’ayant ni exécuté, ni torturé les religieux qui pourtant étaient liés au colonisateur. Il a rappelé, comme toujours, ses études chez « les Bons Pères » et être conquis par l’œcuménisme de Vatican II. De ce fait, il n’avait pas d’appréhension de la visite pontificale et avait tenu tête aux critiques de certains militants. Quant à l’adhésion de Cuba à « Lomé V », il n’avait rien contre mais manifestait une grande ignorance et repoussait l’idée après la visite du Pape, sa préoccupation du moment.

Le temps s’écoulait, les convives se levèrent et se retrouvèrent dans l’entrée du Palais Présidentiel où après moult « abrazo » pour les hommes et embrassades pour les dames, tous furent soumis à la photo officielle sur le perron.

Départ après le diner, de gauche à droite : Michel Dubois, Mme Roe d’Albert, son mari M.Roe d’Albert, ambassadeur, Mme Dubois, Fidel Castro, Ilana Schimmel, Michel Rocard.

Toutefois le dîner eut des prolongements dès le 24 Décembre 1997. À 16 h, nous nous retrouvions, Rocard et moi, dans le bureau de Carlos Lage, pour une heure d’entretien sur des questions économiques et l’évolution du Vietnam vers l’économie de marché. Puis, sur un appel téléphonique, nous fûmes projetés rapidement à travers des couloirs dans le bureau de Fidel Castro qui soumit Rocard à un jeu de questions-réponses d’ordre religieux, théologique et historique, liées à la visite du Pape prévue pour les jours suivants. Cette réunion impromptue nous a fait penser à la préparation des grands débats télévisés d’avant campagne électorale mais aussi constater la formidable culture et connaissance des problèmes du monde de Fidel Castro.

Photos Michel Dubois